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L’enfermement à vie de la femme adultère ou l’incohérence exégétique ; S4.V15-17

S’il est un verset que l’inconscient collectif a effacé des tablettes, c’est le v15 de la sourate 4 nommée les Femmes/an–nisâ’. Au titre, l’on serait en droit d’attendre que cette sourate soit en l’honneur des femmes ou, tout du moins, qu’elle apporte des révélations qui leur soient favorables, les protègent de leur condition d’opprimées. Toute âme éprise d’équité et de justice ne peut donc qu’espérer de la part de son Seigneur une intervention contre le patriarcat, la misogynie et le sexisme dont les femmes sont les victimes réduites au silence. De fait, cette sourate traite pour partie de nombreuses situations d’iniquité visant les femmes de l’Arabie du VIIe siècle et propose donc des voies d’amélioration en fonction de ce contexte particulier. Pour autant, la spécificité de ces interventions dépasse nécessairement ce cadre historique puisque, d’une part, le Coran a vocation universelle et que, d’autre part, les injustices faites aux femmes traversent les temps.[1] Cependant, il n’en est pas moins évident que l’Exégèse, droit exercé par les mâles sur le texte coranique, une androxégèse, s’est systématiquement appliquée à atténuer les effets et les conséquences des réformes coraniques en faveur des femmes. Ainsi, les versets que nous allons étudier sont, parmi tant d’autres, le parfait exemple de cette guerre des genres menée sur le terrain coranique au nom de l’Islam, une bataille d’autant plus facile à gagner que les femmes en ont toujours été exclues. Le combat des femmes contre la domination masculine est toujours à mener, mais nous allons constater que le Coran a toujours été leur allié, quand bien même sont-ce les hommes qui parlent encore à sa place.

 

• Que dit l’Islam

Nous l’avons dit, si ces versets n’appartiennent plus vraiment à la mémoire collective, le texte pour autant demeure et sa signification islamique est sans ambiguïté. En voici la version proposée par la traduction standard, fidèle comme à l’accoutumée à une exégèse standard : « Celles de vos femmes qui forniquent, faites témoigner à leur encontre quatre d’entre vous. S’ils témoignent, alors confinez ces femmes dans vos maisons jusqu’à ce que la mort les rappelle ou qu’Allah décrète un autre ordre à leur égard. [15] Les deux d’entre vous qui l’ont commise [la fornication], sévissez contre eux. S’ils se repentent ensuite et se réforment, alors laissez-les en paix. Allah demeure Accueillant au repentir et Miséricordieux. [16] Allah accueille seulement le repentir de ceux qui font le mal par ignorance et qui aussitôt se repentent. Voilà ceux de qui Allah accueille le repentir. Et Allah est Omniscient et Sage. [17] »

Pour l’Islam, le v15 a donc promulgué l’enferment à vie de la fornicatrice, c.-à-d. selon les exégètes la femme adultère : « celles de vos femmes qui forniquent […] confinez ces femmes dans vos maisons jusqu’à ce que la mort les rappelle ». Cependant, ces mêmes interprètes ont décrété unilatéralement que ces versets avaient été abrogés par S24.S2, verset qui condamnait les adultères à cent coups de fouet, nous verrons cela plus avant.

1- Ceci étant, l’Exégèse toujours en quête de versets légiférant, c.-à-d. censés représenter la supposée Loi divine ou Charia,[2] a pesé sur le texte afin que le v15 exprime une condamnation de la fornication, acte que de plus l’Exégèse assimile indûment, mais pas sans raisons, à l’adultère. C’est ainsi qu’elle a rendu ici le terme fâḥisha par fornication et par extension adultère bien qu’explicitement en S24.V2 ce soit le terme coranique zinâ qui est employé pour qualifier l’adultère. Il y a là une première incohérence suscitée par l’Exégèse au détriment de la rigueur lexicale du Coran. En effet, lorsque celui-ci traite d’adultère, il recourt incontestablement au verbe zanâ/commettre l’adultère, S25.V68 et S60.V12, aux termes zaniy/homme adultère et zaniya/femme adultère, S24.V2-3, et, à une reprise, au substantif az–zinâ/l’adultère, S17.V32. Logiquement donc, puisqu’en arabe la fornication se dit sifâh, quand le Coran qualifie les fornicateurs et les fornicatrices il utilise les pluriels musâfiḥîn et musâfiḥât, S4.V24-25 et S5.V5, et ce, en ces uniques occurrences. Rappelons que par fornication l’on entend une relation sexuelle entre deux personnes non mariées alors que l’adultère désigne une relation sexuelle entre deux personnes dont une ou les deux sont mariées.[3] Toujours selon la rigueur lexicale coranique, lorsque le Coran fait allusion à des mauvais comportements de manière générale, il a recours au terme moins spécifique de fâḥisha que le français turpitude, atrocité, infamie, turpitude, immoralité, restitue correctement. Ce n’est donc que la volonté du Droit musulman à étendre le sens du terme zinâ à toutes formes de relations sexuelles hors mariage qui a amené à superposer les notions d’adultère et de fornication. Cette emprise exégétique sur le lexique se retrouve dans les dictionnaires de l’arabe classique qui à leur tour reproduisent cette confusion de sens, sur l’analyse et la critique de ce phénomène voir : Les réentrées lexicales et L’Analyse lexicale.

2- Quoi qu’il en soit, en suivant donc sa propre logique, l’Exégèse s’est alors mise en contradiction puisque selon elle le Coran condamne les fornicatrices à la flagellation et non l’enfermement à vie. Autrement dit : « confinez ces femmes dans vos maisons jusqu’à ce que la mort les rappelle » versus « la fornicatrice et le fornicateur, fouettez-les chacun de cent coups de fouet », S24.V2. De plus, ce ne serait en notre v15 que la sanction des femmes fornicatrices et adultères : « celles de vos femmes qui forniquent », sans que le cas de l’homme adultère ne soit envisagé de manière symétrique puisqu’il serait dit à son sujet : « Les deux d’entre vous qui l’ont commise [la fornication], sévissez contre eux. S’ils se repentent ensuite et se réforment, alors laissez-les en paix ». L’on ne sait guère ce que signifie « sévissez contre eux », mais le flou ainsi créé est de toute manière en conformité avec la culture ambiante sexiste qui a tendance à mépriser la fornicatrice et à la condamner alors que le fornicateur ne serait que l’expression de la virilité, voire une victime de la tentatrice. Pour autant, contradiction supplémentaire, l’Exégèse reconnaît qu’en S24.V2 le châtiment des uns et des unes était identique même si nous rappellerons que cette interprétation est à son tour erronée, car S24.V2 n’édicte en réalité aucune sanction concernant l’adultère et que la fornication n’y est pas abordée.[4]

3- Faisant fi de ces contradictions emmêlées, interdépendantes, une majorité d’exégètes a opacifié ce rideau de fumée exégétique au bénéfice des vrais mâles en imaginant qu’au v16 par « les deux d’entre vous » il fallait entendre deux homosexuels. Avantage premier, cette lecture du v16 implique que toute forme de punition du fornicateur ou de l’homme commettant l’adultère disparaît, mais ceci est à nouveau en contradiction avec S24.V2 tel que l’Exégèse l’interprète. Avantage second, cette hypothèse permettait à nos juristes d’inscrire “dans le Texte” par le segment « sévissez contre eux » un châtiment corporel contre les homosexuels, sévices par ailleurs absents du Coran.[5] Cette punition coranique ainsi mise en scène est malgré tout très vague, ce qui a permis à nos censeurs auto-proclamés de prescrire selon leurs propres opinions et tendances des peines telles que l’humiliation publique, l’administration de gifles à l’aide des babouches du coupable, la mise à mort des homosexuels en les précipitant du haut d’une tour ou d’une falaise, etc.

4- Afin que leur logique soit sauve et que soient levées les contradictions que leurs interprétations avaient suscitées, les exégètes ont donc été dans l’obligation de décréter que les vs15-16 étaient abrogés par S24.V2. Nous avons là l’illustration des raisons internes ayant amené l’Exégèse à concevoir le principe de l’abrogation : résoudre par cette ruse exégétique les conflits et les contradictions internes que les surinterprétations de tel ou tel verset ont entraînés. De même, l’on peut présentement mesurer l’arbitraire présidant à la détermination du verset abrogeant/nâsikh et du verset abrogé/mansûkh. En effet, il n’existe aucune preuve de l’antériorité des vs15-16 par rapport à S24-V2 et l’on pourrait très bien supposer l’abrogation inverse. Pour être exact, nos abrogateurs ont cru bon de justifier leur décision par le segment « ou qu’Allah décrète un autre ordre/sabîl à leur égard », v15. D’une part, le terme sabîl n’a jamais signifié « ordre » et, d’autre part, nous aurions là l’image d’un Dieu législateur qui hésiterait quant à ses décisions et se réserverait la possibilité de changer d’avis ! De plus, si ce segment était un marqueur d’une abrogation à venir, alors cette abrogation ne concernerait stricto sensu que le v15 et de ce fait le Coran maintiendrait malgré tout par la persistance du v16 une opposition avec S24-V2, ce verset prescrivant selon l’Exégèse elle-même une égalité de peine entre fornicateurs et fornicatrices alors que le v16 absout le fornicateur dès lors qu’il se repent… l’abrogation ici décrétée impose donc une autre incohérence. En somme, l’abrogation est un principe dont l’arbitraire d’application n’a d’égal que son aspect théologiquement inconcevable. Voir notre critique fondamentale en : l’Abrogation selon le Coran et l’Islam.

5- Autre problème de cohérence, comment comprendre qu’il serait dit des femmes adultères qu’il faille les maintenir « dans vos maisons jusqu’à ce que la mort les rappelle », c.-à-d. au domicile du mari, car l’Exégèse conçoit que par « vos maisons » il s’agit de la demeure des maris trompés puisque, de principe et dans les faits selon leur mentalité, la femme, s’il elle est propriété n’est en rien propriétaire. L’on imagine sans peine que cette sanction aurait pour conséquence que le mari trompé et la femme infidèle devraient rester à vie sous le même toit ! Qui serait ainsi le plus châtié, la femme adultère ou son mari ! Par ailleurs, si en « celles de vos femmes qui forniquent » le terme ḥisha signifiait réellement « fornication », une autre incohérence surgirait, car où laisser lesdites femmes puisque la fornication est un acte commis par une personne non mariée !

6- Autre incohérence, si ces versets prévoyaient une peine pour les coupables de fornication ou d’adultère, quelle logique y aurait-il à instituer une sanction tout en postulant que « Allah accueille seulement le repentir de ceux qui font le mal par ignorance et qui aussitôt se repentent », v17, ce verset par le collectif pluriel « ceux/al–ladhîna » envisageant qui plus est tant les fornicatrices que les fornicateurs. L’on comprend aisément qu’en ces conditions tous ces pécheurs se repentiraient afin d’échapper au châtiment ! Il n’y aurait donc aucune cohérence à promulguer une loi tout en proposant une échappatoire la rendant de facto caduque ! Notons que pour contourner l’imbroglio que l’Exégèse a ainsi produit, la traduction standard ajoute au texte coranique un « ensuite » censé faire comprendre que le repentir ne vaudrait qu’après l’exécution de la peine : « s’ils se repentent ensuite et se réforment, alors laissez-les en paix », v16, mais rien textuellement et sémantiquement ne justifie cet ajout.

7- Enfin, l’Exégèse n’a pu exploiter ces versets à sa guise que du fait qu’elle ne tient pas compte du contexte d’insertion des versets, mais traite quasiment chacun d’eux en tant qu’unité indépendante, des péricopes. Ainsi, c’est au détriment de la cohérence coranique que l’Exégèse a pu envisager qu’en un chapitre consacré à l’héritage à quotes-parts/al–warth débutant au v11 et se terminant visiblement au v19 puissent y être prétendument insérés des versets relatifs au traitement de la fornication, vs15-17. Nous l’avons maintes fois signalé,[6] cet aspect décousu ou effet catalogue que l’on prête au Coran n’est que le résultat d’interprétations totalement hors contexte produites par l’Exégèse classique. Le cas de ces versets illustre parfaitement la nature réelle de ce phénomène que l’on ne doit pas imputer au Coran, mais à l’Exégèse. De même, cette pratique exégétique mise en place dès l’origine, car elle permet de mieux détourner le sens d’un verset, a généré le paradigme herméneutique de lecture selon lequel nous comprenons le Coran et à cause duquel nous percevons de plus le Coran comme un texte sans composition aucune, ce qui a pour conséquence de majorer la difficulté de compréhension. Or, l’ensemble de nos analyses littérales montre au contraire que les versets ne font sens qu’en fonction de leur contexte d’insertion et que le texte coranique répond à une composition rationnellement organisée, nous allons à cette occasion le vérifier.

 

• Que dit le Coran

Voici donc à présent notre traduction littérale de ce passage coranique dont nous allons pas à pas expliciter les différences textuelles et de signification ainsi que son respect de la cohérence coranique : « Quant à celles qui en viennent à l’immoralité parmi vos femmes, faites alors témoigner contre elles quatre d’entre vous. S’ils témoignent, maintenez-les néanmoins sous les tentes jusqu’à ce que la mort les rappelle ou que Dieu leur fournisse une issue. [15] Quant à deux hommes des vôtres qui viendraient de même, malmenez-les. S’ils se repentent et s’amendent, alors écartez-vous d’eux ; Dieu accueille la repentance, Tout de miséricorde. [16] Certes, l’acceptation du repentir par Dieu concerne ceux qui commettent le mal par stupidité puis se repentent promptement ; ceux-là, Dieu accueille leur repentance, Dieu est parfaitement savant et infiniment sage. [17] », S4.V16-17.

– L’ensemble des incohérences et contradictions que les interprétations et les surinterprétations commises par l’Exégèse ont entraînées indique d’emblée que ces versets ne peuvent avoir la signification qui leur a été attribuée. En fonction de la méthodologie d’analyse littérale du Coran que nous mettons en œuvre, nous procéderons dans un premier temps à l’analyse contextuelle. Tout d’abord, le contexte général est aisé à déterminer : une sourate entièrement consacrée à l’éthique en regard de la foi et dont la première des quatre parties est dédiée à la protection des plus vulnérables dans la société arabe du VIIe siècle : les orphelins et les femmes, situation de faiblesse qui malheureusement perdure. Le contexte proche est tout aussi évident : jusqu’au v35 le Coran plaide au nom de la foi pour une réforme profonde des mentalités en traitant de la juste éthique quant aux femmes. De manière plus resserrée, le contexte proche est représenté par les chapitres I et II, vs7-28, tout particulièrement destinés à protéger les femmes des exactions masculines. Ainsi, nos vs15-17 sont-ils constitutifs d’un paragraphe relatif à l’équité hommes femmes en matière d’héritage, ceci représente donc le contexte d’insertion. De ces observations littérales et en respectant le principe de cohérence que nous supposons au Coran,[7] nous en déduisons que le sujet de nos versets est nécessairement en lien avec la problématique de l’héritage comme du reste le confirme directement le fait que le v19 est lui aussi en lien avec le sujet ce sujet : « Ô croyants ! Il ne vous est point permis de recevoir des femmes en héritage contre leur gré. De même, ne les tourmentez pas afin d’obtenir une part [une quote-part d’héritage] de ce que vous leur aviez donné sauf concernant celles qui avaient produit une immoralité indubitable. » Bien évidemment, poursuivant sa démarche de destruction et cherchant désespérément à rétablir un semblant de cohérence quant à notre passage coranique, l’Exégèse a supposé que ce verset éta      it relatif au mariage…

– Or, les v11-14 qui précédent traitent de l’héritage à quotes-parts du reliquat non légué/al–warth [8] et, plus précisément encore, les vs13-14 mettent en garde contre les malversations en la matière : « Telles sont les limites de Dieu, et quiconque obéit à Dieu et à Son messager, Il l’introduira en des jardins au pied desquels courent ruisseaux ; ils y demeureront, voilà la réussite suprême. [13] Mais, quiconque désobéit à Dieu et à Son Messager et passe outre Ses limites, Il l’introduira en un feu… » Faisant donc suite à ce propos, nos versets doivent logiquement envisager un exemple de malversions possibles contre lesquelles le Coran vient de mettre en garde. En dehors de l’excursus sur le repentir des vs17-18, ce v19 est en lien direct avec le v15 comme l’indique en rappel la présence d’une « immoralité/fâḥisha » : « celles qui en viennent à l’immoralité/al–fâḥisha parmi vos femmes », v15, et « celles qui avaient produit une immoralité/fâḥisha indubitable », v19. Le rapprochement de ces deux segments clefs met donc en évidence que l’immoralité en question concerne l’attribution de parts d’héritage lors de la répartition à quotes-parts : « ne les tourmentez pas afin d’obtenir une part de ce que vous leur aviez donné ». En effet, puisque les vs11-12 établissent une répartition des parts d’héritage du reliquat non légué en fonction du degré de parenté avec le défunt, la seule manière de commettre une malversation qualifiée « d’immoralité » est de prétendre appartenir à la famille du défunt afin de bénéficier indûment et malhonnêtement de parts d’héritage. Du point de vue de l’analyse lexicale, nous sommes donc en mesure d’affirmer que le terme ḥisha ne peut signifier ici fornication ou adultère. D’une part, au point 1 de « Que dit l’Islam » nous avons montré que ces deux significations n’étaient dues qu’à l’Exégèse et qu’elles étaient linguistiquement fausses et, d’autre part, la fornication ou l’adultère sont totalement hors sujet en ce contexte d’héritage. Nous avons signalé les nombreuses incohérences que ce choix lexical de l’Exégèse avait générées. Par contre, le champ lexical du terme ḥisha couvre les notions de turpitude, atrocité, infamie, turpitude, immoralité, ce qui est parfaitement cohérent avec le sujet. Nous avons préférentiellement retenu le sens « d’immoralité » car dans la culture agnatique et clanique des Arabes, prétendre mensongèrement à une filiation était un acte parfaitement immoral.

– Cette première remise en contexte et cette rectification terminologique permettent alors de constater que l’Exégèse, à la poursuite de ses objectifs rétorsifs, a commis une autre approximation, cette fois-ci d’ordre sémantique puisqu’elle comprend la locution al–lâtî ya’tîna al–fâḥisha par : « celles/al–lâtî qui forniquent/ya’tîna al–fâḥisha ». Outre que nous avons montré que le terme ḥisha ne signifiait pas fornication, l’on note que le verbe venir/âtâ est employé intransitivement sans la préposition « bi », c.-à-d. qu’il n’est pas dit « ya’tîna/elles viennent bi/avec al–fâḥisha ». Ceci élimine donc pour le verbe âtâ/venir le sens de venir avec, apporter. Par conséquent, cette phrase ne peut signifier « elles viennent avec la fornication/al–fâḥisha », ce qui est tout autant du mauvais français que du mauvais arabe, mais qu’il nous faudrait malgré tout entendre comme signifiant que ces femmes viennent à vous avec la fornication, c.-à-d. alors en vous l’avouant. Or, si tel était le cas, il n’y aurait aucune logique à demander par la suite de fournir quatre témoins dudit acte : « faites alors témoigner contre elles quatre d’entre vous » puisqu’elles auraient par avance avoué leur forfait ! De plus, comment supposer qu’il serait ici question de femmes assez inconscientes pour se présenter, c’est-à-dire ouvertement, comme ayant commis l’adultère ! De fait, ce qui est pourtant une incohérence imputée au Coran a été validé facilement de par collusion et confusion avec S24.V4, verset qui est supposé exiger le témoignage visuel de quatre personnes pour valider l’accusation d’adultère, mais c’est là un autre sujet, nous l’aurons compris. À partir de notre observation sémantique quant au fait que le verbe âtâ/venir est utilisé transitivement, il nous faut aussi prendre en compte que al–fâhisha est de plus déterminé par l’article « al », ce que l’Exégèse et ses traductions sont nécessairement dans l’obligation de négliger. Ainsi, cette tournure particulière se comprend-elle rigoureusement comme signifiant : « celles qui/al–lâtî en viennent /ya’tîna à l’immoralité/al–fâḥisha » et l’immoralité en question est donc bien, en respectant la cohérence coranique, le fait de prétendre appartenir à la famille du défunt et de réclamer une part à l’héritage, nous l’avons explicité précédemment.

– Une fois retrouvé le cadre d’expression de ce verset, la suite de son propos est claire et cohérente. Ainsi, face à une femme qui affirmerait avoir des droits à la répartition des quotes-parts du reliquat non légué/al–warth conformément aux vs11-12, il est demandé « faites alors témoigner contre elles quatre d’entre vous ». Autrement dit, cherchez des hommes ou des femmes de la famille du défunt, de son clan, afin de vérifier si ces allégations sont véridiques ou mensongères, car dans le monde agnatique tribal la filiation des uns et des autres était toujours connue. Ainsi, « s’ils témoignent » qu’elles ont effectivement menti et n’ont pas le rang de parenté dont elles se réclament, alors « maintenez-les néanmoins sous les tentes jusqu’à ce que la mort les rappelle ». Ce segment ne peut donc avoir la signification qui lui est classiquement et juridiquement attribuée : « confinez ces femmes dans vos maisons jusqu’à ce que la mort les rappelle », affirmation aussi curieuse qu’irrecevable, nous l’avons souligné au point 5 de « Que dit l’Islam ». Par contre, dans le contexte signifiant que nous avons mis à jour, ceci se comprend aisément non plus comme une mesure de rétorsion, mais comme une mesure de protection. En effet, l’on observe qu’il n’est pas dit maintenez-les dans leurs maisons/fî buyûti-hinna et encore moins fî buyûti-kum/dans vos maisons contrairement à ce qu’écrit la traduction standard, mais il est exactement dit fî–l–buyûti, mot à mot dans les maisons, ce qui sans anachronisme et comme nous allons l’expliciter signifie au plus près : sous les tentes. Sachant qu’il s’agit de femmes ayant faussement prétendu appartenir aux proches d’un défunt, il est demandé de ne pas les exclure « néanmoins/fa » du clan ou de la tribu et ainsi de les maintenir « sous les tentes », locution bien connue désignant en arabe une famille élargie ou un clan. Cela revient à ne pas bannir du campement clanique ces femmes ayant produit un faux témoignage, bannissement qui à l’époque menaçait la vie même de ces exclus tribaux et bien plus encore lorsqu’il s’agissait de femmes. Ainsi, par « maintenez-les néanmoins sous les tentes » il s’agit en réalité de protéger ces femmes « jusqu’à ce que la mort les rappelle », c.-à-d. faites-les bénéficier malgré tout de cette protection pour le restant de leur vie. Du reste, cette attitude est conforme à l’esprit de toutes les mesures que le Coran prend en cette sourate afin de protéger les femmes des exactions résultant du sexisme et de la misogynie des Arabes d’alors et des hommes de manière générale.

– Enfin, la conclusion de notre v15 a nécessairement et avec cohérence une autre signification que celle que l’Exégèse lui a conféré, à savoir : « ou qu’Allah décrète un autre ordre/sabîl à leur égard ». Rappelons qu’au point 4 de « Que dit l’Islam » nous avions fait plusieurs remarques : premièrement, le terme sabîl n’a jamais signifié « ordre » ; deuxièmement, ce segment a été interprété comme indiquant la possibilité que Dieu puisse changer d’avis plus tard et ainsi abroger le v15 par S24.V2. D’une part, nous avons vu qu’il ne s’agissait pas par ce maintien « sous les tentes » d’une punition mais d’une protection et, d’autre part, il n’y aucune saine théologie à concevoir un Dieu hésitant signalant même ses propres incertitudes sur une conduite à tenir ! Troisièmement, ce cas d’abrogation est parfaitement illustratif de l’arbitraire de ce processus, car en réalité les exégètes se sont octroyé le pouvoir d’abroger un verset par un autre puisque, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’on n’a jamais cité un seul hadîth où le Prophète aurait indiqué que tel verset abrogerait tel autre. Or, si l’abrogation avait réellement existé, le Prophète aurait été nécessairement l’autorité de référence incontournable en la matière. De même, aucun verset du Coran n’indique lui-même qu’il est abrogé par tel autre pas plus qu’aucune logique ne justifie qu’un verset, s’il avait été abrogé par Dieu, ait été maintenu dans la récitation du Coran par le Prophète. En l’article consacré à cette question : l’Abrogation selon le Coran et en Islam, nous avons démontré qu’aucun verset du Coran n’indique que le principe même d’abrogation existe, S2.V106 ayant été victime d’un violent détournement de sens. Le cas de notre v15 illustre donc parfaitement la raison d’être de l’invention de l’abrogation : tenter de corriger, effacer, les contradictions que les mésinterprétations de l’Exégèse ont engendrées au sein de la cohérence première du texte coranique. Au-delà de ce débat, la rectification de signification du v15, la mise au jour de son sens littéral, met en évidence que, bien compris, ce verset ne nécessitait pas d’être abrogé par un autre. Ceci permet de retrouver le sens original du segment concluant le v15 qui littéralement et logiquement se comprend par « ou que Dieu leur fournisse une issue/sabîl ». Il est ainsi évoqué l’éventualité pour ces femmes convaincues de faux témoignage en filiation d’assurer leur protection sans pour autant rester « sous les tentes », c.-à-d. dans le clan, par exemple, selon les règles tribales en vigueur en ces temps-là, en cas de mariage ou de remariage.

– Concernant le v16, logiquement inscrit dans le même fil de sens : une revendication malhonnête à des parts d’héritage/warth, il est dit : « quant à deux hommes qui viendraient de même, malmenez-les ». Puisque le v15 traitait du cas des femmes, l’on en déduit qu’il s’agirait ici de deux hommes, lesquels sont représentés par le pronom duel masculin al–ladhâni et, en fonction de ce qui précède, il ne s’agit donc pas de désigner totalement hors sujet deux homosexuels, voire pour certains au mépris de la sémantique deux homosexuelles. Nous avons discuté des intentions de cette surinterprétation au point 3 de « Que dit l’Islam ». Par « de même » nous rendons le recours au pronom de rappel « hâ » qui représente « l’immoralité/al–fâḥisha » mentionnée au v15, c.-à-d. attester mensongèrement que l’on appartient à la famille du défunt afin de recevoir indûment des quotes-parts. Bien évidemment, l’Exégèse réfère ce pronom «  » à la fornication supposée à tort être l’objet du v15 et la traduction standard à nouveau en témoigne en ajoutant le terme inexistant entre crochets : « Les deux d’entre vous qui l’ont commise [la fornication], sévissez contre eux. S’ils se repentent et se réforment, alors laissez-les en paix… » L’on comprend parfaitement l’intérêt de cette lecture puisque dans quasiment toutes les cultures, le péché de la femme adultère est considéré comme grave alors que l’homme adultère, lui, est à peine blâmable, comme s’il n’était au fond que la justification de l’ardente virilité fantasmée des hommes ; l’homme éternelle victime de la femme éternelle tentatrice. Nonobstant, l’on note qu’il a été dit au v15 « celles qui… parmi vos femmes », ce qui en tenant compte de l’usage idiomatique du pluriel en arabe revient à envisager le cas d’une seule femme qui agirait ainsi. Par contre, en notre v16 l’on constate la mention expresse de « deux hommes », ce qui renvoie au fait que chez les Arabes la filiation familiale et clanique était strictement agnatique, c.-à-d. que les liens de parenté étaient établis uniquement par la lignée mâle, cette filiation était bien connue puisqu’essentielle à l’unité clanique. Ainsi, si malgré tout « deux hommes » s’étaient ligués [car la prétention mensongère de deux hommes était plus à même de faire douter la mémoire collective] pour prétendre indûment à un degré de parenté en matière d’héritage, alors : « malmenez-les » [le verbe âdhâ employé étant assez vague quant aux modalités] car cela devrait suffire à leur faire reconnaître la non-véracité de leurs allégations puisque la filiation agnatique était sue d’une majorité d’hommes. Au demeurant, cette réalité explique qu’il soit dit de leurs agissements : « ceux qui commettent le mal  par stupidité »,[9]  v17.  Ainsi, « malmenez-les » et, une fois démasqués, il est conseillé à ces deux hommes de se repentir : « s’ils se repentent et s’amendent, alors éloignez-vous d’eux », ceci afin de maintenir malgré tout la cohésion familiale et clanique tout comme il en est au v15 pour la protection accordée aux femmes ayant commis la même malversation.

 

• Conclusion

Au final, l’analyse littérale des vs15-16 a mis en évidence deux faits importants : 1- Ces versets sont sans aucun rapport avec des turpitudes sexuelles, qu’il s’agisse de fornication, d’adultère ou d’homosexualité : 2- Malgré les apparences, lesquelles résultent d’une lecture superficielle orientée et erronée, l’on ne peut constater en ces versets de dissymétrie de traitement entre les femmes et les hommes. Au contraire, le Coran vise ici la protection des femmes contre certaines formes de violence résultant de la misogynie et du sexisme. Pour autant, le texte demeure, certes lettre morte, mais dont l’esprit perdure, comme le signe du patriarcat, de la misogyne et du sexisme, stigmate antique gravé au fer rouge sur les épaules des femmes.

Du point de vue de l’analyse littérale, la présente étude aura mis en avant une fois de plus les nombreuses failles et aberrations du système exégétique classique, en d’autres termes, l’incohérence exégétique, à savoir : 1 – L’Exégèse par ses mésinterprétations est responsable de l’aspect décousu du Coran, réputé de ce fait désordonné, passant d’un sujet à l’ordre sans logique apparente ; 2 – Les mésinterprétations dues à l’Exégèse ont généré de nombreuses contradictions au sein du texte coranique ; 3 –  Le Coran a été le siège d’une forte activité interprétative et surinterprétative ayant construit jusqu’à présent les significations selon lesquelles nous le comprenons, l’herméneutique islamique ; 4 – L’Exégèse a été dans l’obligation d’inventer et d’appliquer l’abrogation pour effacer les contradictions qu’elle a engendrées en interprétant sans cohérence globale des versets répartis dans le Coran ; 5 – L’inadéquation des interprétations exégétiques a entraîné à son tour des solutions de sens incohérentes ; 6 – Le poids des interprétations classiques est tel qu’une certaine forme de pensée réformiste en vient à se demander si l’on ne devrait pas frapper d’obsolescence des versets dont le propos paraît à notre époque aussi intenable qu’indéfendable. Notre approche intratextuelle montre très clairement que ce mécanisme désespéré d’amputation est inutile, car à condition de lire le Coran par lui-même et en lui-même, le sens coranique propose une voie éthique toujours d’actualité ; 7 – De nos jours l’accès au Coran est réalisé majoritairement par l’intermédiaire des traductions, ce qui ne permet pas d’entendre directement le sens coranique puisque lesdites traductions, quelles que soient les langues hôtes, sont totalement dépendantes et asservies aux significations fournies par l’Exégèse classique, ce que nous qualifions de traduction standard en est un parfait exemple. Pour autant il en est de même pour le lecteur arabophone, son herméneutique étant elle aussi construite par l’Exégèse.

L’analyse littérale de ces versets nous aura donc permis de souligner le coefficient de déformation interprétative du texte coranique par l’Exégèse. L’état de dégradation du sens coranique qui en résulte explique ce que nous avons maintes fois souligné : la différence entre le Coran et l’Islam, c.-à-d. les différences profondes entre le propos du Coran et celui de l’Islam. Le message du Coran tout de foi et d’éthique et le message de l’Islam tout de loi et de pratique. Pour autant, pour le musulman, l’un et l’autre de ces deux aspects lui sont constitutifs, la mise en évidence de ces différences ne doit donc pas être cause d’un conflit, mais d’un enrichissement. L’équilibre entre foi et raison passe ainsi par une démarche d’Islamité, une harmonisation consciente entre le message coranique et le message islamique.

Dr al Ajamî

[1] Pour le caractère universel et intemporel du Coran, voir : Les cinq postulats coraniques du Sens Littéral.

[2] La notion de charia telle que l’Islam l’entend n’est pas coranique, nous l’avons montré aux articles suivants : La Charia selon le Coran et l’Islam ; La Loi divine selon le Coran et en Islam ; La législation coranique selon le Coran et en Islam.

[3] Cf. L’adultère et la fornication selon le Coran et en Islam.

[4] Cf. idem.

[5] Cf. L’Homosexualité selon le Coran et en Islam.

[6] Sur l’importance de l’analyse contextuelle intratextuelle pour notre méthodologie d’analyse littérale du Coran, voir : L’Analyse contextuelle.

[7] Il ne s’agit pas d’un point de vue personnel, mais d’une autodéfinition que le Coran fournit de lui-même, voir : Les cinq postulats coraniques du Sens Littéral.

[8] Sur ce sujet, voir : L’héritage des femmes selon le Coran et en Islam.

[9] Dans le contexte, « le mal » en question est comme au v15 le faux-témoignage en matière de filiation et, en ce cas, l’on ne peut pas parler de mal commis par ignorance/bi-jahâla, mais bien « par stupidité/bi-jahâla », le terme jahâla signifiant effectivement ignorance, mais aussi stupidité, sottise, folie. Concernant ce verset, un autre contresens est commis, car l’on ne peut valider que Dieu accueillerait seulement le repentir de ceux qui font le mal par ignorance et qui de plus s’en repentirait aussitôt comme pourtant les traductions le rendent. Théologiquement, la porte du repentir est ouverte à tout pécheur, y compris celui qui aura commis consciemment le mal et ne s’en repentirait que sur le tard, du reste cela se déduit du v18. Sur cette immense miséricorde divine, voir le verset référent suivant : S39.V53-54.