Skip to main content

Le Voyage nocturne et l’Ascension céleste du prophète Muhammad, al–isrâ’ wa al–mi‘râj, mi‘râj mystique ou mirage exégétique ? S17.V1.

Le Voyage mystique/al isrâ’ du prophète Muhammad ayant donné son titre à la Sourate 17 et l’extraordinaire réalisation spirituelle qui serait évoquée au v1 est un des fondements majeurs de notre vision collective du Prophète. À mi-chemin entre le mythe et l’histoire, cet évènement qui aurait eu lieu aux alentours de l’an 620 est célébré chaque année le 27 du mois de Rajab. Or, les racines de l’imaginaire s’ancrent plus profondément que l’arbre de la raison et, a priori, rien ne justifierait en ce récit partagé que nous ayons à interroger ce à quoi nous croyons fermement. La grandeur mystérieuse et mystique qui auréole ainsi la figure prophétique ne laisse-t-elle pas un halo de lumière nous éclairant tous.

Toutefois, la raison ne peut être ici qu’interpellée, non pas par cet accomplissement spirituel puisque l’expérience mystique ne relève pas du champ de la raison, mais par le fait que le verset-clef, S17.V1, est extrêmement allusif et qu’objectivement il ne mentionne ni le nom de Muhammad ni l’Ascension céleste/al–mi ‘râj et que la référence à al–masjid al–aqṣâ pose apparemment plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Disons-le d’emblée, les résultats de notre analyse littérale de ce célébrissime verset remettent en cause la certitude qui nous habite tous : ce verset ferait référence au Voyage nocturne/al–isrâ’ et à l’Ascension céleste/al–mi‘râj que le Prophète aurait miraculeusement accomplie par la grâce de Dieu. Au vu de la complexité du sujet et du développement important des démonstrations, nous présentons en fin de parcours une synthèse des treize principaux points ayant permis d’établir que le propos de ce verset concerne en réalité Abraham, « l’intime de Dieu ».[1] Nous tenons aussi à préciser que notre intention n’est nullement de remettre en cause la valeur spirituelle du prophète Muhammad et que notre recherche exégétique n’a d’autre objectif que la compréhension du Coran. S’il advient que celle-ci déconstruise nos propres mythes, nous ne concevons pas ce fait littéral en opposition avec l’Islam. De notre point de vue, il s’agit uniquement d’un éclairage coranique nous permettant de mieux distinguer la part relevant du Coran de celle qui est propre à l’Islam en tant que religion. Ceci, non pas afin de détruire ce qui nous construit en tant que musulman, mais pour participer à construire en pleine connaissance notre Islamité.[2] De même, nous ne cherchons pas opposer la raison à la foi, ni la foi à la raison, mais à les enrichir mutuellement de sorte que nous ne soyons en ce monde ni boiteux ni schizophrène.

 

• Que dit l’Islam

– Le titre même donné à cette sourate met l’accent sur l’importance majeure de ce premier verset tant du point de vue théologico-dogmatique que pour l’imaginaire collectif.[3] Cet unique v1 évoquerait le Voyage nocturne/al–isrâ que Dieu aurait fait accomplir au prophète Muhammad, de la Kaaba jusqu’à l’esplanade du Temple à Jérusalem, point à partir duquel il serait alors monté jusqu’au septième des cieux réalisant ainsi son Ascension céleste/al–mi‘râj, le tout en une seule nuit et un aller-retour. Ce parcours exceptionnel, miracle des miracles s’il en est, a donné lieu à une surabondance de hadîths et à une immense production littéraire, que ce soit de la part des orthodoxies sunnites et chiites que des différentes tendances soufies. Aucun évènement de la vie du Prophète n’a connu un tel succès et, à l’évidence, cela est essentiellement dû à l’aspect merveilleux de cet épisode au sein d’une biographie prophétique dont la ligne narrative globale est plutôt concrète, historique et rationnelle. Face à cette floraison textuelle foisonnante et à la sensibilité vivante collective des musulmans quant à al–‘isrâ wa–l–mi‘râj que l’on pense accompli par le prophète Muhammad, rappelons donc le verset-clef selon sa traduction standard : « Gloire et Pureté à Celui qui de nuit, fit voyager Son serviteur [Muhammad], de la Mosquée Al-Ḥarâm à la Mosquée Al-Aqṣâ dont Nous avons béni l’alentour, afin de lui faire voir certaines de Nos merveilles. C’est Lui, vraiment, qui est l’Audient, le Clairvoyant. » Cette traduction comme à son habitude est fidèle à l’Exégèse standard, c.-à-d. à l’idée exégétique commune reçue.

– En nous fondant sur ce seul texte coranique auquel nous croyons tous et en dépit de son extrême concision et sa formulation très laconique, nous devrions imaginer bien au-delà du texte l’extraordinaire voyage attribué à Muhammad tel que l’Exégèse et la Tradition nous l’enseignent. Malgré une trop grande diversité des récits proposés et les nombreuses divergences qui en découlent, l’on peut dégager consensuellement l’histoire suivante : « Le Prophète fut réveillé une nuit par l’Archange Gabriel qui le fit monter sur la monture céleste nommée al–bourâq qui se tenait auprès du Temple sacré, la Kaaba. Ils parcourent ainsi en un éclair la distance les séparant de Jérusalem. Là, le Prophète dirigea la prière pour tous les prophètes qui étaient réunis au masjid al–aqṣâ. Puis, Muhammad accompagné par Gabriel gravit les sept cieux, salué à chacun d’eux par des Anges et rencontrant à chaque ciel un prophète différent, tels Noé, Abraham, Moïse, Jésus… Parvenu au septième des cieux, le Prophète continuant seul son Voyage jusqu’au Lotus de la limite vit alors certains des Signes de Dieu. Puis, d’une manière ou d’une autre, il eut un entretien avec Dieu à l’issue duquel il reçut l’ordre pour sa communauté de prier cinq fois par jour, la Fatiha qui était cachée sous le Trône de Dieu lui fut remise, et lui furent révélés les dix commandements coraniques que l’on trouve en S17.V23-39. » Le seul débat exégétique qui nous ait été conservé par le biais cette fois-ci d’un nombre limité de hadîths, concerne le désaccord entre ceux qui affirmaient que Muhammad avait effectué ce Voyage physiquement et ceux qui pensaient qu’il ne l’avait accompli qu’en esprit. Les résultats de notre analyse de la problématique relative à ce v1 délimite le sujet différemment et in fine feront l’économie de cette discussion.

– Néanmoins, même si nous résumions en trente pages l’immense production littéraire décrivant avec minutie et force précisions chacune de ces étapes, nous constaterions que seuls les quatre termes que nous avons surlignés en gras dans le résumé ci-dessus sont en rapport avec ledit v1, cela quelles qu’en soient les traductions. Le lien qui relie le propos du Coran en ce v1 et ce que nous devrions croire quant au récit de al–‘isrâ/le Voyage nocturne et al–mi‘râj/l’Ascension céleste est donc extrêmement faible. Pour autant, à l’évidence, ce récit non coranique a une fonction capitale dans l’économie dogmatique de l’Islam. Le Prophète y dépasse et surpasse tous les grands prophètes antérieurs, il y est louangé par tous les Anges qui célèbrent sa perfection, son ascension céleste est bien plus élevée que celles de ses prédécesseurs,[4] il s’est entretenu avec Dieu plus près et plus intimement qu’aucun autre prophète ne le fit, et notamment Moïse. L’intention de toutes ces exégèses et de tous ces récits apparaît donc clairement : asseoir de manière définitive la prééminence du prophète de l’Islam sur tous les prophètes des autres religions monothéistes et, de la sorte, prouver que Dieu a in fine uniquement validé l’Islam et son Messager. Le Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj du prophète Muhammad viennent donc signer et sceller le parachèvement du cycle prophétique et par la même occasion consacrer l’obsolescence des prophètes et des religions antérieures. Selon cette même logique, ce récit inscrit Jérusalem au cœur de la géographie sacrée de l’Islam alors même que pour le Coran les seuls lieux déclarés sacrés sont la Kaaba et le territoire qui l’entoure.[5] Cette appropriation du lieu le plus sacré du judaïsme et de la chrétienté, les chrétiens ayant précédemment fait de même, relève d’une construction géo-théologique intentionnelle, nous reverrons cela à la question 11. L’on connaît les conséquences historiques passées et présentes de cette construction théologico-politique.

 

• Que dit le Coran

– À titre d’indication et de comparaison, nous donnons dès à présent notre traduction littérale du v1, nous la justifierons au fur et à mesure de cette étude : « Que soit transcendé Celui qui fit “voyager” Son serviteur, une nuit, du Temple sacré au Sanctuaire Ultime, lui dont Nous avions béni l’acuité afin de lui faire connaître de Nos Signes ! Il est, certes, Lui, le Pleinement Entendant et le Parfaitement Clairvoyant. », S17.V1.

Face à une situation où l’emportent le merveilleux et l’apologétique dogmatique, il convient donc dans un premier temps de délimiter le cadre de notre réflexion : déterminer qui est le « serviteur/‘abd » en question ainsi que la nature et la finalité dudit Voyage nocturne. Ceci présuppose que méthodologiquement nous ne validions pas sans preuves textuelles coraniques la compréhension classique : Dieu a miraculeusement permis au Prophète d’accomplir al–isrâ’ wa–l–mi‘râj, son Voyage nocturne et son Ascension céleste. Aussi, distinguerons-nous en cette perspective et dans un premier temps les éléments constitutifs de ce verset étant apparemment explicites de ceux qui apparemment ne font sens qu’implicitement. L’ensemble de ces données étudié de manière critique nous permettra d’établir le propos réel de ce verset, son sujet et son objet.

– Sont explicites :

1- La célébration de la transcendance divine : « Que soit transcendé Celui ».

2- La mention d’un voyage accompli de par la Volonté de Dieu en une seule nuit : « Celui qui fit “voyager”… une nuit ».

3- La désignation « du Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm » correspondant à la Kaaba et son enceinte en tant que point de départ de ce voyage.

4- L’objet dudit voyage « faire connaître de Nos Signes ».

5- Une indication de l’Immanence divine : « Il est, certes, Lui, le Pleinement Entendant et le Parfaitement Clairvoyant ».

Sont implicites :

1- La nature et les moyens mis en œuvre pour ledit voyage puisqu’il est seulement indiqué : « qui fit “voyager” ».

2- L’identification du « serviteur/‘abd » puisque celui-ci n’est pas mentionné par son nom.

3- L’identification du « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » puisque cette désignation ne correspond à aucun lieu connu nommé dans le Coran ni existant en tant que bâtiment à l’époque de sa révélation.

4- Le sens du segment classiquement traduit par « dont nous avons béni l’alentour »,[6]  mais dont nous démontrerons qu’il signifie « lui dont Nous avions béni l’acuité ».

5- La détermination des Signes qui ont été vus durant ce voyage puisqu’il est seulement dit : « de Nos Signes ».

À partir de cette première classification des éléments-clefs de réflexion, la résolution du Sens littéral de ce verset-clef peut être articulée autour de plusieurs questions :

1 – Quelles ont été les premières compréhensions de ce v1 ?

– Les ouvrages exégétiques mentionnent tous qu’au premier temps de transmission et d’enseignement du Coran la Sourate 17 n’était pas connue sous le titre al–isrâ’/le Voyage nocturne, mais qu’elle était nommée sourate subḥâna ou sourate banî isrâ’îl. Dans le premier cas, il s’agit du premier mot débutant la sourate : « Que soit transcendé/subḥâna », v1, cette sourate étant la seule commençant par ce mot. Ce moyen mnémotechnique est le plus ancien employé pour désigner chaque sourate lors de leur mémorisation et il est encore en vigueur dans l’École de recension Warsh maghrébine et subsaharienne. L’on remarquera que ce titre ne fait pas référence à la notion de Voyage/isrâ’, mais uniquement à la Transcendance divine. Dans le second cas, le syntagme banî isrâ’îl/les Fils d’Israël est tiré du v2 ce qui suppose que le v1 était à cette époque compris comme appartenant au paragraphe formé par les vs1-8. Les vs2-8 sont effectivement en rapport avec un évènement marquant de l’histoire des Fils d’Israël : la destruction du Temple de Salomon, v7. Le rapprochement qui avait été ainsi établi implique que al–masjid al–ḥarâm/le Temple sacré était alors identifié au Temple de Salomon à Jérusalem et qu’en conséquence al–masjid al–aqṣâ était dit le plus éloigné/al–aqṣâ parce que ce Temple/masjid était situé au Ciel. Cette idée pourrait avoir été appuyée par le concept de « Jérusalem céleste » propre aux juifs et aux chrétiens, mais plus vraisemblablement ce Temple céleste dut être perçu comme le référent céleste de la Kaaba. L’on observera que selon cette compréhension il n’y a pas à proprement parler de voyage, mais seulement une ascension. Il en résulte que le « serviteur/‘abd » paraissait être Moïse d’autant plus que le verbe clef asrâ/faire voyager pour ses cinq autres occurrences concerne à trois reprises Moïse : S20.V77 ; S26.V52 : S44.V23. Cependant, il s’agit là de la sortie d’Égypte des Fils d’Israël menés par Moïse et dont le départ se fit de nuit, ce qui est manifestement sans rapport avec la situation décrite en notre v1. De même, nous montrerons à la question 5 que le masjid al–ḥarâm désigne dans le Coran exclusivement la Kaaba et son enceinte, or aucune donnée coranique n’indique que Moïse aurait pu y séjourner. Il est par ailleurs totalement anachronique de supposer que Moïse se serait rendu à Jérusalem au Temple de Salomon compris alors comme correspondant au masjid al–aqṣâ.[7] Bien que ces hypothèses n’aient été que des interprétations sans réel soutien coranique, elles témoignent qu’à l’origine il n’avait pas été envisagé que Muhammad put être ledit « serviteur/‘abd » et l’acteur d’un voyage qui l’aurait mené « du Temple sacré/masjid al–ḥarâm au Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ ». Ceci implique donc que les hadîths relatant le Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj de Muhammad n’existaient pas à cette première période post-coranique. Il est de plus possible de dater l’apparition probable de ces premiers récits aux alentours du règne du calife omeyyade Abdel Malik. En effet, celui-ci fit construire vers l’an 70 de l’Hégire la mosquée que l’on baptisa alors masjid al–aqṣâ/la Mosquée Al–Aqṣâ sur l’emplacement présumé de l’ex-Temple de Salomon ainsi que le fameux Dôme du rocher/al–qubba aṣ–ṣakhra. Ces deux monuments rattachés explicitement au point d’arrivée du voyage nocturne de Muhammad à Jérusalem et à son point de départ pour les Cieux ne pouvaient être la matérialisation d’une croyance antérieure comme l’indiquent les premières compréhensions du v1 que nous venons de rappeler. Nous en déduisons donc qu’à l’inverse l’origine exégétique du Voyage nocturne et de l’Ascension céleste de Muhammad est concomitante de sa concrétisation architecturale. Nous reviendrons sur ce point à question 6.

2 – Est-ce le prophète Muhammad qui est sous-entendu en la mention « Son serviteur/‘abd » ?

Textuellement, dans le Coran le qualificatif ‘abd/serviteur, adorateur, créature, 131 occurrences, est appliqué à de nombreux prophètes, mais aussi à des personnages quelconques. Ainsi, l’on constate qu’au v3 Noé est dit ‘abd/serviteur et de même pour les soldats de Nabuchodonosor au v5. D’aucuns, conscients de l’enjeu sur la détermination dudit « serviteur/‘abd » et sachant que l’assimilation de Muhammad au seul terme ‘abd ne pouvait pas être suffisamment démonstrative par elle-même, ont affirmé que seul le Prophète était qualifié de ‘abda-hu : Son/hu serviteur/‘abda. Autrement dit, que le rapport d’annexion grammaticale établi entre Dieu et un serviteur, c.-à-d. Son serviteur, correspondait spécifiquement à Muhammad. Si cela est effectivement majoritairement le cas, la présence d’un contre-exemple en S19.V2, « Son serviteur » étant ici nominativement Zacharie, rend non-opératoire cette hypothèse-démonstration. Rien n’indique donc explicitement qu’il s’agirait là de Muhammad. L’assimilation classique du « serviteur » de Dieu à Muhammad ne repose en réalité que sur une affirmation d’ordre exégétique, laquelle se fonde sur une énorme masse de textes extra-coraniques, somme de hadîths et de commentaires produits rétrospectivement et tardivement comme nous l’avons souligné précédemment, la circularité de l’argument est ici manifeste. Bien que dans le cadre de la présente réflexion nous ne puissions présenter une approche critique de l’ensemble de ces textes,[8] nous soulignerons deux points.

– Premièrement, si ces hadîths avaient été colligés au temps du Prophète, ce dernier aurait donné des indications précises et indiscutables sur un fait qui a toujours fait débat : avait-il accompli ce voyage physiquement ou spirituellement ? Or, un certain nombre de hadîths opposent les partisans de l’un ou l’autre de ces deux points de vue et, à l’évidence, chaque camp a fourni les hadîths contredisant l’opinion du camp adverse. Ceci indique donc clairement que ce débat hadistique n’a pas eu lieu du vivant du Prophète puisque celui-ci aurait alors nécessairement tranché le litige, mais que ces hadîths ont été forgés bien après sa mort en fonction de l’opinion des uns et des autres. En outre, s’interroger sur la réalité physique ou seulement spirituelle d’un tel voyage suppose une réflexion d’ordre théologico-dogmatique laquelle n’avait pas de raison d’être au temps du Prophète. Aussi, entre autres exemples, si le Prophète avait accompli son Voyage spirituellement, alors les hadîths dits authentiques décrivant Muhammad parcourant la distance La Mecque Jérusalem en un éclair sur le dos de l’animal ailé mythologique dénommé al–bourâq sont des faux puisque ces hadîths rapportent aussi que le Prophète attacha sa monture juste au-dessus du Mur des Lamentations puis laissa l’empreinte de son pied sur le rocher à partir duquel il monta aux cieux. Inversement, si le Prophète a accompli physiquement un tel voyage, corps et âme, alors ce sont les hadîths qui attestent qu’il ne voyagea qu’en esprit qui sont forgés.

– Deuxièmement, le classement thématique de la centaine de hadîths relatifs au Voyage nocturne/al–isrâ et à l’Ascension céleste/al–mi‘râj du Prophète montre clairement une inflation progressive quant aux détails décrits. Ce fait traduit la tendance naturelle à la surenchère dans le merveilleux, hadîth après hadîth, histoire après histoire, conte après conte, jusqu’à réaliser un riche corpus où l’onirique et le fantastique déploient toute l’imagination de leurs auteurs et illuminent la nôtre. La production de hadîths fut si intense au IIe siècle qu’en conséquence les variantes divergent considérablement, tel point est ici présent et là absent ou tel texte est en contradiction avec tel autre. Par exemple, la liste des prophètes antérieurs que Muhammad rencontre au fur et à mesure de son ascension diffère en ordre et en composition selon les hadîths, lesquels ont donc été manifestement composés par divers auteurs en divers temps et lieux. Quoi qu’il en soit, l’objectif de l’analyse littérale du Coran est de déterminer la signification du Coran, son Sens littéral, uniquement à partir des données coraniques afin précisément d’éviter l’écueil de ces sources dont la profusion inonde l’esprit, mais noie la raison.

– En synthèse, la lecture simple et directe de ce v1 ne permet pas d’affirmer que Muhammad est le personnage désigné par le terme « serviteur/‘abd ». Ceci explique que les exégètes aient cherché à mettre en jeu d’autres versets du Coran qui pourraient appuyer complémentairement leur point de vue, à savoir S53.V1-18 et S81.V19.V25, versets censés évoquer le mi‘râj/l’Ascension du Prophète selon le raisonnement suivant : s’il y a eu mi‘râj/Ascension c’est donc qu’a eu lieu préalablement le Voyage nocturne/al–isrâ’ ; nous examinerons ces versets à la question suivante. Cependant, nous ferons d’ores et déjà observer que ce raisonnement est aussi biaisé que circulaire puisqu’il est tout à fait envisageable qu’une Ascension céleste, physique ou spirituelle, soit réalisable sans qu’il y ait eu auparavant à voyager vers une destination terrestre particulière. Le niveau de preuves des arguments uniquement extra-coraniques est si faible, et nous le vérifierons au fur et à mesure, qu’au final il est classiquement fait appel à l’argument d’autorité suivant : il y a consensus des ulémas sur le fait que ce v1 fait référence au Voyage nocturne du Prophète et quiconque ne croit pas cela aura démenti le Coran et qui dément le Coran est un incroyant/kâfir, nous voilà prévenus. Si donc le Coran n’appelait pas chacun de nous à faire usage de la raison, nous pourrions retourner le message à ses expéditeurs, car s’il s’avère que ce v1 n’implique pas Muhammad en ce Voyage alors tous ces ulémas se seront condamnés eux-mêmes à s’autodéclarer incroyants.

3 – Y a-t-il d’autres versets indiquant que Muhammad aurait accompli ce Voyage nocturne/isrâ’ et cette Ascension céleste/mi‘râj ?

– Autrement formulé, quels versets l’Exégèse a-t-elle mobilisés pour prouver par le Coran lui-même que le Voyage nocturne/al–isrâ’ auquel fait allusion le v1 a été accompli par Muhammad. Nous l’avons dit, cette approche nécessaire indique a contrario que le niveau de preuve fourni par le seul v1 était jugé à juste titre comme faible et insuffisant. Dans un premier temps, il a donc été mis en jeu le segment central du v60 de notre Sourate 17 : « Aussi, quand Nous te dîmes : « en vérité ton Seigneur discerne parfaitement les gens… la vision que Nous te fîmes voir ne fut-elle pas qu’une mise à l’épreuve pour les gens ? » … » Ce verset s’adresse explicitement à Muhammad et la « vision/ru’yâ » en question correspondrait donc au Voyage nocturne/al–isrâ’ et à l’Ascension céleste/al–mi‘râj. En note de ce verset, nous montrons que l’objectif de ce propos compris dans son contexte indique au contraire que Dieu ne permettra pas à Muhammad d’accomplir un tel voyage miraculeux même si les qurayshites le lui réclament en tant que preuve de son statut de Prophète comme le rapporte le v93 que nous analyserons aussi présentement. Par ailleurs, si le Coran qualifiait le Voyage nocturne de « vision/ru’yâ », cela invaliderait de facto la somme de hadîths authentifiés rapportant que ce Voyage fut réalisé physiquement. Certains ayant senti la difficulté et ses conséquences plus déconstructives que constructives ont donc réduit leurs ambitions exégétiques et ont supposé que par « vision/ru’yâ » était seulement désigné ici ce que vit le Prophète au terme de son Ascension céleste/mi‘râj. Cependant comme le v1 ne fait absolument pas référence à une ascension, mais seulement à un voyage, c.-à-d. un déplacement horizontal, il n’est alors plus possible d’établir de la sorte un lien entre ce v60 et le v1. Il a donc été affirmé que si effectivement le v1 ne traitait que du déplacement horizontal c’est que l’ascension était le sujet des 18 premiers versets de la Sourate 53/l’Étoile. Or, rien n’est plus faux, nous allons l’envisager au prochain alinéa, et il résulte donc de la surinterprétation forcée de ce célèbre passage que le v60 ne peut en aucune manière être relié au Voyage/al–isrâ’ ou à l’Ascension/al–mi‘râj que la tradition a attribués au prophète Muhammad. Du reste, comme nous l’avons réalisé en notre commentaire de ce v60, nous allons démontrer que « la vision que Nous te fîmes voir », v60, correspond à la vision de Gabriel décrite en la Sourate 53, apparition de l’Archange qui se manifesta à deux reprises à Muhammad. Ceci eut lieu aux alentours de La Mecque et non pas au terme d’une ascension au Ciel, visions réelles, physiques, et non pas visions de type mystique.

– Il résulte de ce qui précède que l’enjeu exégétique principal repose sur le raisonnement suivant : si les premiers versets de la Sourate 53 font référence à la « vision », v60, de Muhammad au cours de son Ascension céleste, alors le Prophète a antérieurement accompli le Voyage nocturne mentionné en notre v1 et « Son serviteur/‘abda-hu » en S53.V10 est assimilable à « Son serviteur/‘abda-hu » dudit v1. En réalité, cette logique est biaisée puisque dans le cas où le Prophète aurait accompli une ascension céleste rien n’impose que pour cela il ait dû accomplir auparavant un voyage terrestre La Mecque-Jérusalem. De plus, il n’existe dans le Coran aucun marqueur textuel qui relierait ce Voyage terrestre à cette Ascension céleste. Autrement dit, aucun verset ne traite de ces deux points conjointement et aucun verset ne permet de relier ces deux évènements, à savoir les versets de la Sourate 53 au v1 de la Sourate 17, le lien entre ces deux expériences différentes est seulement établi par les hadîths construits sur ce thème. Nous allons donc constater que cette circularité repose effectivement sur une surinterprétation erronée de ce passage, en voici notre traduction littérale : « Par l’étoile quand elle déclina ! [1] Point ne dévia votre compagnon [Muhammad] et point ne s’égara. [2] Il [Muhammad] ne s’exprime pas sous le coup de l’impulsion ! [3] Ce n’est [ce qu’il vous a transmis] qu’une révélation révélée [4] dont l’instruisit un intensément puissant, [5] pénétrant [l’Archange Gabriel]. Il se déploya, [6] se tenant au plus haut de l’horizon, [7] puis il s’approcha, resta en suspens. [8] Il fut ainsi à deux portées d’arc, ou moins encore. [9] Alors il [Gabriel] fit révélation à Son serviteur [Muhammad] de ce qui lui fut révélé [c.-à-d. la première révélation reçue par Muhammad]. [10] Les entrailles [de Muhammad] n’ont point défailli quant à ce qu’il a vu ! [11] Comment pouvez-vous donc douter de lui [Muhammad] à propos de ce qu’il a vu [Gabriel] ! [12] Or, il l’a bel et bien vu lors d’une autre Descente, [13] près du jujubier interdit [14] auprès duquel est l’enclos refuge [15] alors que le jujubier était couvert de ce qui le recouvrait. [16] La perception n’a point dévié et point outrepassé ! [17] Il a réellement vu un des plus grands signes de son Seigneur ! [c.-à-d. Gabriel en sa forme angélique manifestée] [18] », S53.V1-18.

– En ce passage coranique, il n’y a aucune mention nominale des acteurs mis en jeu lesquels ne sont représentés que par les pronoms « il », « lui », « vous ». Cette particularité destinée à souligner la dépersonnification de la scène rapportée a été exploitée en faveur de diverses interprétations. Tout particulièrement, en fonction du raisonnement que nous avons déconstruit à l’alinéa ci-dessus, ce propos coranique a été interprété comme faisant référence à l’Ascension céleste/al–mi‘râj de Muhammad. En retour, la notion d’Ascension était censée justifier que pour cela le Prophète aurait tout d’abord accompli son Voyage nocturne/al–isrâ’ jusqu’à Jérusalem. Ainsi, d’aucuns ont osé penser que Dieu était le sujet de « se tenant au plus haut de l’horizon, puis il s’approcha, resta en suspens. », v7-8. Pour d’autres, plus raisonnable théologiquement, nous devrions comprendre qu’il s’agissait là de Muhammad ayant atteint le point céleste extrême faisant qu’il était « à deux portées d’arc, ou moins encore » de Dieu. Le lieu de ce paroxysme ontologique que nul être n’aurait atteint, pas même Gabriel disent les hadîths, serait « le Lotus/sidra de la Limite/al–muntahâ », v14.[9] Parvenu à ce stade ultime « Il [Dieu] révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla », v10. S’agissant d’une révélation, il fallait donc la relier à un contenu coranique, il fut donc imaginé que fut à ce moment-là révélée à Muhammad la version musulmane des 10 commandements correspondant aux vs22-39 de la Sourate 17.[10] Il fut de plus ajouté à cela la Fâtiha qui aurait été tirée de dessous le Trône de Dieu et la prescription de cinquante prières obligatoires pour les musulmans qui fut ramenée à seulement cinq prières quotidiennes grâce à un marchandage aussi improbable qu’incongru de notre Prophète.[11] De telles informations ne pouvant évidemment pas être fournies par le Coran, le Hadîth y supplée. De tels détails enrichissent les récits de l’épopée mystique de Muhammad comme ils peuplent l’imaginaire des musulmans.

– Or, notre analyse littérale de ce célèbre passage coranique met en évidence l’infondé total de cette surinterprétation et des affirmations fantaisistes qui en découlent.[12] Présentement, notre mise entre crochets ci-dessus met en évidence le propos direct de ces versets avant que la manipulation exégétique ne s’en soit emparée. D’une part, il est facile de constater que la version classique que nous venons de rappeler est dans l’obligation de mélanger l’ordre de la description donnée par ces versets ainsi que d’amalgamer en une seule les deux séquences décrites par le Coran. En effet, il est parfaitement explicite que ces versets décrivent l’apparition de Gabriel à deux moments différents. La première manifestation eut lieu lors de la première révélation que reçut Muhammad, vs5-10,[13] la seconde à une autre occasion « il l’a bel et bien vu lors d’une autre Descente, près du jujubier/sidra interdit/al–muntahâ… », vs13-17. D’autre part, les deux apparitions de Gabriel ont textuellement eu lieu ici-bas et non pas au septième ciel : « Il se déploya, se tenant au plus haut de l’horizon », v6-7. Il ne faut avoir aucune connaissance mystique et même théologique de la Réalité ontologique du Monde divin pour penser que ce dernier serait structuré dans l’espace et le temps et qu’ainsi l’on y distinguerait un horizon et une notion de déplacement quantifiable : « Il se déploya, se tenant au plus haut de l’horizon, puis il s’approcha, resta en suspens. Il fut ainsi à deux portées d’arc, ou moins encore », vs6-9. Ceci explique que certains commentateurs, plus subtils, aient donc pensé que seule la deuxième apparition de Gabriel effectivement mentionnée en ce passage coranique, vs13-17, faisait référence à l’apothéose de l’Ascension céleste du Prophète. Selon les hadîths et les récits qui en découlent, Gabriel ne pouvant franchir cette limite ultime y laissa Muhammad qui poursuivit alors son rapprochement vers Dieu. Il nous faudrait donc supposer que les Anges n’ont pas accès au Trône de Dieu, ce qui est coraniquement faux puisqu’ils appartiennent au Monde ontologique de Dieu, ex. : S40.V7. Théologiquement, comment un homme, fût-il prophète, pourrait aller plus près de Dieu que les Anges eux-mêmes ! L’emphase de l’éloge fait à Muhammad par les récits du Voyage nocturne/al–isrâ’ et de l’Ascension céleste/al–mi‘râj conduit ici aux confins de la déification ! De plus, il est dit : « or, il l’a bel et bien vu lors d’une autre Descente », v13, l’hapax « Descente/nazla » indique explicitement qu’il s’agissait comme pour la première manifestation d’une descente de Gabriel et non d’une montée, ascension, de Muhammad ! En outre, il ne faut de même avoir aucune intelligence des mécanismes réalisant la révélation reçue par Muhammad pour ne pas comprendre que si le Prophète avait atteint comme on le dit une telle proximité de Dieu, alors il ne pouvait y avoir eu révélation des “ Dix commandements”, S17.V22-39. En effet, puisque selon les dires en vigueur Gabriel n’avait pu aller aussi loin que Muhammad, toute révélation aurait été impossible, car celle-ci nécessite précisément l’action de Gabriel comme intermédiaire obligatoire.[14]

– Ces quelques éléments d’analyse et de réflexion démontrent deux points essentiels. Premièrement, il est faux d’affirmer que le passage S53.V1-18 fait référence à l’Ascension céleste/al–mir‘âj du Prophète. Ces versets font textuellement allusion aux deux fois où Muhammad au début de sa mission eut l’occasion de voir de ses propres yeux une manifestation terrestre de Gabriel. Deuxièmement, il n’est donc pas possible d’affirmer que notre v1 évoquerait obligatoirement le Voyage nocturne/al–isrâ’ en avançant pour preuve que l’Ascension céleste qui s’ensuivit est mentionnée dans le Coran. Corollairement, ces manœuvres exégétiques désespérées ont occulté le fait que S53.V1-18 nous apportait de précieuses informations sur les conditions en lesquelles le Prophète reçut les premiers versets révélés du Coran.[15] De même, nous aurons démontré à nouveau que l’Exégèse affirme à tort et manifestement contre la lettre coranique que les mots « la vision que Nous te fîmes voir », S17.V60, concerneraient ce qu’aurait vu le Prophète durant son Voyage nocturne/al–isrâ’ et son Ascension céleste/al–mi‘râj.

– Au final, aucun verset coranique ne vient appuyer la surinterprétation classique selon laquelle ce à quoi fait allusion notre v1 correspondrait au Voyage nocturne/al–isrâ’ et à l’Ascension céleste/al–mi‘râj tel que voulu par l’Exégèse et largement décrits par le Hadîth. Or, le Coran conçu en tant que corpus clos impose que tout verset coranique soit explicite en lui-même ou soit explicité par un ou plusieurs autres versets, notion dintratextualité.[16] Ce n’est donc pas le cas pour ce v1 dès lors que l’on suppose que ce dernier évoquerait le Voyage nocturne/al–isrâ’ comme cela lui est traditionnellement imputé. Ainsi, la compréhension habituelle du v1 ne repose-t-elle que sur des sources extra-coraniques, intertextualité contraire au principe même de l’analyse littérale du Coran.[17] Autrement dit, devrions-nous porter plus de crédit aux paroles des Hommes qu’à celles de Dieu ! Ce constat nous amènera donc à chercher selon le Coran lui-même à déterminer ce à quoi fait référence ce v1 ainsi qu’à identifier qui est le personnage sous-entendu en « Son serviteur/‘abda-hu », cf. question 10.

4 – Y a-t-il des versets indiquant que Muhammad n’a accompli ni ce Voyage nocturne/isrâ’ ni cette Ascension céleste/mi‘râj ?

– Cette réflexion découle logiquement de l’absence de preuves coraniques en faveur du fait que le Prophète aurait accompli ce parcours mystique, expérience rendue si extraordinaire par une multitude de récits plus merveilleux encore que les Mille et une nuits qu’elle a emporté l’adhésion émotionnelle de tous. Toutefois, c’est à la raison que le Coran nous appelle et non aux croyances et à l’irrationnel.

– En premier lieu, l’on note en la Sourate 17 elle-même les versets suivants : « Ils ont ainsi dit : Nous ne croirons en toi [Muhammad] que lorsque tu auras fait jaillir de terre pour nous une source abondante […]   ou que tu grimpes au ciel, encore ne croirions-nous à ta montée que si tu nous en redescendais un écrit que nous pourrions lire. Réponds : Que soit transcendé mon Seigneur ! Que suis-je, sinon un être humain, un messager ? Qu’est-ce qui empêcha donc les Hommes de croire lorsque leur est venue la Guidée si ce n’est d’avoir dit : « Dieu aurait-Il suscité un être humain comme messager ! »  Dis : S’il y avait sur Terre des Anges allant en toute tranquillité, Nous leur aurions fait descendre du Ciel un Ange comme messager. », vs90-95. Les locuteurs sont ici les qurayshites récalcitrants en participation avec certains juifs et chrétiens mecquois qui de manière en réalité fallacieuse demandent au Prophète d’accomplir toutes sortes de prodiges et, point ici essentiel, le miracle suivant : « que tu grimpes au ciel ». Nous avons analysé en détail ce passage en notre commentaire, mais présentement il convient de souligner la réponse de Dieu que le Prophète est chargé de transmettre « Que soit transcendé mon Seigneur ! Que suis-je sinon un être humain, un messager ? […] Dis : S’il y avait sur Terre des Anges allant en toute tranquillité, Nous leur aurions fait descendre du Ciel un Ange comme messager. », v93-95. Il s’agit purement et simplement d’une fin de non-recevoir aux exigences de Quraysh : Muhammad n’accomplira aucun miracle et, donc, tout particulièrement l’ascension céleste/mi‘râj que vous lui réclamez ! Il est donné à ce refus cinq raisons :

– Premièrement, la Transcendance divine implique qu’une telle chose soit physiquement impossible : « que soit transcendé mon Seigneur ».

– Deuxièmement, il est rappelé que Muhammad n’est qu’un être humain et que les Hommes n’ont pas accès au Domaine ontologique de Dieu.

– Troisièmement, Muhammad n’est pas un Ange, ce qui renforce l’idée de non-accès aux Cieux, seuls les Anges le peuvent.

– Quatrièmement, Muhammad est par contre un messager de Dieu et c’est donc à son seul Message que vous devez porter attention.

– Cinquièmement, comment Dieu aurait-Il pu agréer une telle demande alors même que ces demandeurs précisent qu’ils ne croiraient à l’ascension de Muhammad que s’il leur en rapportait un livre qu’ils pourraient lire ?

Nous rappellerons un argument coranique supplémentaire : « Ils ont aussi juré par Dieu de leurs plus grands serments que si survenait pour eux un miracle, certes, ils y croiraient. Réponds : Les miracles ne proviennent que de Dieu ! Ne vous semble-t-il pas que si cela se produisait ils ne croiraient pas pour autant », S6.V109. L’on note le conditionnel « si cela se produisait », Dieu à partir de l’avènement de la révélation faite à Muhammad se refusera à tout miracle, car ceux-ci ne peuvent à eux seuls susciter la foi dans le cœur d’un dénégateur qui s’y refuse.

– En deuxième lieu et toujours en la Sourate 17, l’on peut lire le verset suivant : « Rien ne Nous retiendrait de missionner par les miracles/âyât si ce n’est que les Anciens les nièrent. », v59. Ce point est capital, car il dit en substance que s’agissant de Muhammad Dieu ne permettra plus l’accomplissement de miracles.[18] Or, quel plus grand miracle que l’extraordinaire Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj que seule la Tradition prête à Muhammad. Nous le soulignons régulièrement, la révélation du Coran marque l’entrée dans une nouvelle ère, celle de la rationalité. Aussi, à la différence des prophètes antérieurs, Muhammad n’accomplira aucun miracle, le message du Coran qu’il a à charge de transmettre ne sollicitera que la raison humaine, foi et raison seront ainsi intimement liées : « Les dénégateurs disent :  Que ne lui a été attribué un signe miraculeux de la part de son Seigneur ? Cependant, tu n’es qu’un avertisseur, et pour chacun un Guide. », S13.V7. D’aucuns pourraient alléguer que le Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj ne seraient pas vraiment des miracles, mais le Coran soutient le contraire en un verset dont l’enseignement est double : toute ascension céleste est à considérer comme un miracle et celui-ci comme tout autre miracle est donc refusé au Prophète : « Si leur indifférence t’accable grandement et que tu aies la possibilité de chercher un tunnel sous la terre ou une échelle pour le ciel ou de leur produire donc un miracle… Mais, si Dieu l’avait voulu, Il les aurait rassemblés par la guidée. Ne sois donc pas au nombre des ignorants ! », S6.V35. Selon le Coran le fait est acquis : Muhammad ne bénéficia d’aucun miracle, sa seule fonction fut de transmettre la révélation qu’il recevait et le phénomène de révélation n’est pas de l’ordre du miracle.[19] L’on se reportera à l’étude suivante : Les miracles du prophète Muhammad, rationalité du Coran et irrationalité de l’Islam et aux commentaires des versets-clefs confirmant explicitement cet état de fait : S6.V35-37 : S6.V109-111 ; S13.V7 ; S13.V38 ; S20.V133 ; S26.V4.

– Au final, il existe de nombreuses preuves coraniques selon lesquelles Muhammad n’a accompli aucun miracle et cela selon une volonté explicite et justifiée de Dieu. Muhammad ne peut donc avoir vécu et rapporté l’extraordinaire miracle que représente un Voyage nocturne/al–isrâ’ suivi d’une Ascension céleste/al–mi‘râj. Afin qu’il n’y pas de confusion ou d’extrapolation erronée de notre conclusion littérale, nous ne déduisons pas de cette observation que le Prophète n’a pas connu de telles expériences, non pas physiquement, mais spirituellement, car supposer le contraire serait faire peu de cas de la relation privilégiée des prophètes avec Dieu. Au demeurant, cette quête mystique du Prophète et la hauteur de sa réalisation sont mentionnées en la Sourate 17 elle-même : « Une partie de la nuit veille aussi en récitation, comme un don pour toi, il se peut qu’ainsi ton Seigneur t’éveille à une station de louanges. Dis : Seigneur ! Introduis-moi en une situation supérieure et conduis-moi vers une issue supérieure, accorde-moi venant de Toi une éminence en soutien. Dis : Le Vrai est advenu et l’Illusoire a disparu. Certes l’Illusoire est appelé à disparaître. », v79-81, nous mettons en évidence les clefs spirituelles de ce passage en notre commentaire. Ce que nous soutenons, preuves coraniques à l’appui, c’est que si tel a été le cas, le Prophète n’a pas fait part à son entourage de ses expériences mystiques tout comme Dieu ne les a pas fait connaître par voie de révélation. En effet, l’avènement du prophète Muhammad et de la révélation du Coran clôture l’ancienne ère irrationnelle où le miracle était un argument cohérent en cette compréhension du Monde et ouvre la nouvelle ère rationnelle où seuls le Message et la raison doivent étayer la foi.

5 – Est-ce que le « Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm » correspond à la Kaaba ?

– Poursuivant notre analyse littérale du v1, nous aborderons à présent le troisième point que nous avons qualifié d’explicite, c.-à-d. littéralement incontestable. En effet, dans le Coran la locution masjid al–ḥarâm désigne uniquement la Kaaba. Étymologiquement, le terme masjid est le nom de lieu dérivant de la racine sajada signifiant s’incliner vers la terre s’agissant par exemple d’une branche chargée de fruits et, s’agissant d’un homme, s’incliner humblement au point de toucher le sol, d’où se prosterner et par extension : adorer, prier, initialement au sens profane et par la suite au sens cultuel. Par définition, un masjid est donc un lieu d’adoration, tout lieu où l’on s’assemble pour célébrer le culte d’une divinité c.-à-d. un temple/masjid, plus spécifiquement tout lieu où l’on adore Dieu. Cependant, concernant les usages coraniques du terme masjid cinq cas sont à distinguer :

a – Le terme masjid au pluriel : masâjid, il conserve en ses occurrences coraniques le sens général de lieux où l’on adore Dieu, ex. S2.V114. En S9.V17-18 le contexte suppose plus spécifiquement le choix du pluriel temples.

b – Le terme masjid au singulier lorsqu’il n’est pas déterminé par l’article « al » et est employé sans qualificatif complémentaire. Il désigne aussi en ce cas tout temple où l’on adore Dieu, ex. S7.V29. Deux exceptions sont à noter, en S9.V107-108 il désigne spécifiquement une mosquée en tant que lieu de prières des musulmans et S18.V21 où le contexte impose le sens particulier de mausolée.

c – Le terme masjid au singulier quand il est déterminé par l’article : al–masjid et sans qualificatif complémentaire. En ce cas il désigne en S2.V187 la Mosquée du Prophète à Médine, et au v7 de notre Sourate 17 le Temple de Salomon à Jérusalem.

d – Le terme masjid au singulier, déterminé par l’article : al–masjid et suivi du qualificatif ḥarâm/sacré. Il vaut en ce cas systématiquement pour le Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm, c.-à-d. précisément la Kaaba et son enceinte. Ceci est vérifiable objectivement, c.-à-d. contextuellement pour les 15 occurrences coraniques de la locution al–masjid al–ḥarâm/le Temple sacré et cette spécificité est renforcée par le fait que l’adjectif sacré/ḥarâm soit le seul qualificatif qui dans le Coran est joint à la mention de al–masjid/le Temple, sauf précisément l’exception ci-dessous.

e – Le terme masjid déterminé par l’article : al–masjid et suivi de l’élatif adjectivé aqṣâ formant la locution al–masjid al–aqṣâ. Ce cas réalise l’exception du précédent, et comme l’on retrouve conjointement dans ce même v1 la mention de al–masjid al–ḥarâm/le Temple sacré ceci renforce a contrario sa signification spécifique. Le caractère unique de la locution al–masjid al–aqṣâ suppose aussi une signification unique et souligne surtout l’importance de son identification pour la compréhension de notre v1 d’autant plus que cette locution est un hapax retrouvé uniquement audit v1. Cette recherche sera l’objet des deux questions suivantes.

– Au final, s’il est donc parfaitement établi que par al–masjid al–ḥarâm il faille comprendre que le point de départ du Voyage du « serviteur/‘abd » en question est bien la Kaaba et son enceinte sacrée : le Temple sacré, cela n’est pas pour autant une preuve que ledit serviteur soit le prophète Muhammad, car selon le Coran d’autres serviteurs de Dieu ont un lien fort et direct avec la Kaaba notamment Abraham. Notons que traduire al–masjid al–ḥarâm par la Mosquée sacrée est donc un abus de langage qui n’a pas toujours vraiment de conséquences sauf en notre v1 où l’on peut constater que la traduction standard l’a traduit ainsi : « la Mosquée Al-Ḥarâm » créant de la sorte l’illusion d’un parallèle avec le fait que al-masjid al–aqṣâ serait alors « la Mosquée Al-Aqṣâ », comme on peut le lire. Cette Mosquée Al-Aqṣâ s’impose alors à nos esprits comme étant la mosquée construite sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem dite aussi Mont du Temple, mais ce n’est là qu’une vision générée par cette boucle herméneutique.

6 – Est-ce que le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » correspond à la Mosquée al-Aqṣa située à Jérusalem ?

– Il s’agit du troisième point que nous avons qualifié d’implicite bien que pour l’Exégèse et ses prolongements en multiples variantes du récit du Voyage nocturne/al–isrâ’ et de l’Ascension céleste/al–mi ‘râj le lieu nommé al–masjid al–aqṣâ soit situé à Jérusalem et identifié ou au Temple de Salomon ou à ladite Mosquée al-Aqṣa. Or, d’une part, il n’est fait dans le Coran aucune autre référence à ce lieu qui aurait pu nous permettre de l’identifier directement et, d’autre part, à l’époque de la révélation du Coran au début du VIIe siècle du point de vue historique il n’existait sur l’Esplanade du Mont du Temple à Jérusalem aucun édifice religieux. En effet, l’endroit avait été abandonné suite à la deuxième destruction du Temple de Salomon par le général romain Titus en l’an 70 et les lieux n’avaient pas été non plus réinvestis par les chrétiens, ladite esplanade servait plutôt de décharge publique et de carrière de pierres de taille récupérées dans les ruines d’anciens bâtiments. Il n’y avait donc là ni le Temple de Salomon, ni aucun autre temple/masjid et encore moins l’anachronique Mosquée al-Aqṣa. En ces conditions, comment supposer que le serviteur/‘abd de Dieu ait pu se rendre en un tel endroit pour, comme le raconte de nombreux hadîths, y diriger la prière de tous les prophètes dans un temple/mosquée/masjid qui n’existait pas physiquement. Si donc l’on retient l’hypothèse d’un voyage purement spirituel, ladite masjid al–aqṣâ n’est alors qu’une réalité virtuelle, entité spirituelle qui aurait pu se situer en n’importe quel autre lieu que Jérusalem d’autant plus que ce nom n’est pas mentionné en notre v1, pas plus du reste que dans le Coran. Ajoutons à cela que lorsque le Coran désigne le Temple de Jérusalem il n’y joint aucun qualificatif complémentaire et le nomme seulement soit al–masjid, c.-à-d. le Temple, comme présentement en S17.V7, soit comme en S2.V125 al–bayt, terme de même signification. Rappelons que la Mosquée nommée Masjid al–aqṣâ n’est attestée archéologiquement qu’à partir du règne du souverain omeyyade Abdel Malik ou de celui de son fils al–Walid Ier, soit aux alentours des années 70 de l’Hégire. L’objectif de Abdel malik, cela est bien établi, était d’affirmer ainsi l’autorité et la supériorité de l’Islam en tant que religion d’État et c’est selon cette même logique d’entreprise qu’il fit bâtir à cette époque le fameux Dôme du rocher au-dessus de l’endroit à partir duquel l’on affirme dès lors que le Prophète débuta son ascension aux ciels. Or, nous avons montré à la question 1 que la notion de Voyage nocturne/isrâ’ du Prophète n’était pas connue et qu’en conséquence S17.V1 était compris autrement. Ceci dénote que les récits assimilant al–masjid al–aqṣâ à un lieu sis à Jérusalem sont concomitants de la construction au temps de Abdel Malik de la grande mosquée nommée alors Masjid Al–Aqṣâ. Ces fondateurs construisirent donc un parfait cercle herméneutique matérialisé dans la pierre, si solide qu’encore de nos jours il conjoint virtualité de l’Exégèse et matérialité concrète, mais pour des raisons politiques quelque peu différentes. Nous ne trouvons donc aucun argument permettant en dehors du parti-pris exégétique en vigueur de valider que par masjid al–aqṣâ nous devrions comprendre que ce lieu serait situé à Jérusalem, ceci qu’il s’agisse des vestiges du Temple de Salomon ou d’une Mosquée qui se serait nommée Al–Aqṣâ puisque ces deux avis malgré tout coexistent.

7 – Que désigne dans le Coran le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » ?

– Cette question découle directement du constat précédent. Si l’on écarte à présent toutes les sources extratextuelles qui obscurcissent notre horizon de raison, il nous est possible de revenir au seul texte coranique :

1 Nous l’avons dit, la locution al–masjid al–aqṣâ est un hapax.

2 Nous avons montré que le terme masjid a diverses significations et désigne globalement tout temple, cf. question 5.

3 – Le superlatif aqṣâ dérive de la racine qaṣâ signifiant se situer à une grande distance, être le plus éloigné de, être à l’extrémité d’un endroit. L’on retrouve ce sens à deux reprises dans le Coran : « un homme venant de l’extrémité/aqṣâ de la ville en toute hâte », S28.V20 et S36.V20. Une fois ce superlatif adjectivé, al–aqṣâ, en la locution al–masjid al–aqṣâ, nous le traduisons par « Ultime » sachant que cet adjectif provient du latin ultimus : le plus éloigné.

4 Il ne fait pas sens de dire que Jérusalem serait le point le plus éloigné de La Mecque, c.-à-d. de al–masjid al–ḥarâm/le Temple sacré. D’une part, il existait d’innombrables temples/masjid bien plus lointains où l’on adorait Dieu, ne serait-ce qu’au Moyen-Orient ou en Asie Mineure. D’autre part, en toute rigueur, Jérusalem était de manière plus juste située au milieu de la zone monothéiste connue et parcourue par les Arabes et non pas au point le plus lointain par rapport à La Mecque. Il en résulte qu’à l’inverse c’est en réalité la Kaaba qui représentait à cette époque le Temple le plus lointain, le lieu le plus éloigné du centre du monothéisme ! Rappelons que les anciens avaient fort justement nommé le Maroc actuel al–maghrib al–aqṣâ, c.-à-d. le couchant/maghrib le plus lointain, le point ultime/al–aqṣâ des terres conquises et au-delà duquel régnait l’inconnu des océans.

5 Le verbe de forme IV asrâ employé en ce verset intransitivement avec la préposition « bi » de la personne signifie normalement faire voyager quelqu’un de nuit. Cependant, le verbe asrâ revêt dans le Coran un sens quelque peu différent comme en atteste l’examen de ses six autres occurrences. Concernant Loth : « fais partir/asrâ ta famille/bi-ahli-ka au milieu de la nuit/laylan », S11.V81 et S15.V65. S’agissant de quitter Sodome juste avant sa destruction l’on ne peut pas vraiment parler de voyage… idem s’agissant de Moïse : « fais partir/asrâ Mes serviteurs/bi-‘ibâdî une nuit/laylan », S44.V23 et S20.V77 ; S26.V52. En ces versets, le contexte et certaines précisions sémantiques indiquent que Loth et Moïse partirent eux aussi avec les personnes dont ils avaient la charge, le sens est donc faire partir avec soi. Or, en notre v1, Dieu est l’agent de l’action verbale et, à emploi strictement identique, l’on ne peut concevoir que Dieu aurait voyagé aux côtés du serviteur/‘abd en question, ce qui impose de comprendre en ce cas le verbe asrâ comme signifiant transporter, saisir, emporter en toutes les acceptions de ce terme. Nous aurions donc pu rendre cela de la manière suivante : « Celui [Dieu] qui emporta/asrâ Son serviteur, une nuit ». Cependant, pour des raisons d’usage nous avons conservé le verbe voyager en signalant sa particularité par une mise entre guillemets : « Celui [Dieu] qui fit “voyager”/asrâ Son serviteur, une nuit ». Sachant qu’étymologiquement asrâ signifie faire voyager de nuit, la mention « une nuit/laylan » est donc destinée, non pas à renforcer cet aspect temporel, mais à préciser que ceci se passa au cours d’une seule nuit. Au demeurant, l’on retrouve le même procédé dans les occurrences du verbe asrâ que nous avons ci-dessus citées.

6 À l’opposé, l’on comprend dès lors que la notion exégétique classique de voyage est destinée à susciter en notre imaginaire l’idée, la vision, d’un voyage, certes extraordinaire, mais somme toute un voyage sur le plan horizontal. Nous ajouterons que c’est vraisemblablement l’Exégèse qui a forgé le substantif isrâ’ au sens de Voyage nocturne, terme non coranique donné comme titre à cette sourate selon la même intention.

7 Le sens du verbe asrâ/faire partir dans toutes les occurrences coraniques correspond à un aller simple, ni Moïse ni Loth ne retournèrent à leur point de départ. Ainsi, puisque al–masjid al–aqṣâ est explicitement le terme du “voyage”, le serviteur qui l’aurait effectué n’en serait jamais revenu. Quand bien même nous faudrait-il entendre que ledit “voyage” ne concernerait que le trajet La Mecque-Jérusalem que malgré tout ce « serviteur/‘abd » de Dieu ne serait pas retourné à son point de départ. S’il s’était donc agi de Muhammad, la situation aurait été quelque peu embarrassante… et ceci vaut de même pour n’importe quel autre « serviteur/‘abd ».

8 Ceci confirme à nouveau que le verbe asrâ doit être compris par emporter, au sens de transport mystique, car une telle opération ne suppose en aucune façon la notion de trajet retour. Il n’y a donc pas de notion d’un voyage sur le plan horizontal, mais seulement une action dont l’intention et la dimension nous sont indiquées : « afin de lui faire connaître de Nos Signes » et dont le lieu terminal est al–masjid al–aqṣâ.

9 Sémantiquement, le recours au verbe asrâ au sens d’emporter est donc coraniquement cohérent puisque ne s’agissant pas d’un voyage au sens courant du terme il est alors exprimé le fait que Dieu se saisit, s’empare d’un de Ses serviteurs, le transporte spirituellement et l’emporte au sens mystique. Or, lorsque Dieu s’empare ainsi d’un de Ses serviteurs, ce n’est point de son corps qu’Il se saisit, mais de son esprit, de son âme, telle est la définition de l’expérience spirituelle et de la vision mystique qui en résulte. Cette cohérence lexicale et thématique explique par conséquent qu’il ne soit pas fait allusion en notre verset d’un trajet retour. En effet, lorsque cesse un état mystique le retour à la réalité ne connaît pas d’étapes intermédiaires descendantes pas plus qu’il n’avait connu d’étapes ascendantes. Quand Dieu emporte Son serviteur, Il se saisit de lui et le projette directement en l’état spirituel visé. Ceci infirme la conception concrète du voyage nocturne telle que voulue par l’Exégèse puisque la totalité des récits décrit des étapes ascendantes puis descendantes établissant de la sorte un voyage retour par paliers pareillement à l’aller.

10 L’ensemble des nombreux points que nous venons de mettre en lumière concourt donc à prouver que notre v1 ne fait pas référence à un voyage physique, mais à un saisissement, un ravissement, une expérience spirituelle. L’accession à la station spirituelle à laquelle il est alludé est directe et ainsi al–masjid al–aqṣâ ne peut être l’étape terrestre à Jérusalem. Nous en déduisons de manière sûre que ledit masjid al–aqṣâ est un lieu qui n’est pas de notre monde, mais appartient à la réalité du Monde ontologique de Dieu ce qui est corroboré par le fait que c’est à partir de cette situation à laquelle le « serviteur/‘abd » accède qu’il lui est possible de voir certains des Signes que Dieu voulait lui faire connaître : « afin de lui faire connaître de Nos Signes ».

11 Nous sommes à présent en mesure de préciser le sens de l’hapax coranique al–masjid al–aqṣâ. En effet, parmi les sens communs du terme masjid que nous avons précédemment cités, à savoir : tout lieu où l’on adore Dieu, tout lieu de prière, tout temple, tout oratoire, voire mosquée et mausolée, aucun n’est réellement adéquat pour décrire le lieu-station-observatoire atteint en état d’éveil spirituel par celui que Dieu emporta une nuit alors qu’il était auprès de la Kaaba, car tous ces noms d’emplacements sont en lien avec l’adoration et la prière. Or, rien n’indique que le serviteur en question y adora Dieu ou y pria puisqu’au contraire l’objectif donné est « afin de lui faire connaître de Nos Signes », ce qui indique un état contemplatif. Aussi, en déduisons-nous que ledit masjid qualifié d’Ultime/aqṣâ en tant que station située à l’extrême/aqṣâ de notre réalité est le lieu de perception de certaines Réalités ontologiques du Monde divin qui peut être alors qualifié de sanctuaire/masjid : le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ ». Nous entendons par « Sanctuaire » un lieu sacré, sens du latin sanctuarium. Ceci est vrai en fonction du sens littéral que nous avons dégagé, ceci est vrai spirituellement, ceci est vrai lexicalement.[20] Le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » n’est donc pas un lieu physique, mais le point ultime atteint par l’âme du serviteur emportée/élevée spirituellement par Dieu, Sanctuaire mystique de l’âme situé à la limite du monde ontologique des Hommes et du Monde ontologique de Dieu, afin qu’Il lui permette de voir/percevoir/connaître/râ’a certaines Réalités : « connaître de Nos Signes ». Telle est la fonction du « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » une interface ontologique ouvrant à la Réalité Vraie, et la question 13 nous permettra de préciser le champ desdits « Signes ».

8 – Que signifie le segment « lui dont Nous avions béni l’acuité/al-ladhî bârak-nâ ḥawla-hu » ?

– Quelles que soient les traductions de ce segment-clef consultées, les diverses formulations sont équivalentes, ex. : « [la mosquée Al–Aqṣâ] dont Nous avons béni l’alentour », traduction standard. L’idée exprimée est constamment la même, il s’agit de dire que Dieu a béni les alentours du masjid al–aqṣâ, lequel est donc assimilé à un lieu physique. Il y a là une boucle herméneutique exégétique puisque tous les récits du Voyage nocturne/al–isrâ’ et de l’Ascension céleste/al–mi‘râj situent al–masjid al–aqṣâ à Jérusalem et que comprendre ce segment-clef par « celui/al-ladhî dont Nous avons béni/bârak-nâ l’alentour/ ḥawla-hu » renvoie directement à la cité de Jérusalem. En effet, Jérusalem est assimilée selon le judaïsme et l’Exégèse à sa suite à l’épicentre du territoire juif que Dieu aurait béni parmi tous, en quelque sorte la Terre sainte. Ainsi, peu importe que al–masjid al–aqṣâ soit le Temple de Salomon ou l’hypothétique Mosquée dite de Al–Aqṣâ, ce verset enseignerait bien que le « serviteur/‘abd » de Dieu se serait rendu en une nuit de la Kaaba à Jérusalem, lieu matériel dont l’identification est alors réalisée de manière circulaire par ces mots « dont Nous avons béni l’alentour ». Nous pourrions ajouter l’élément suivant : si Dieu avait béni Jérusalem et ses alentours, comment expliquer qu’au v7 il soit dit que le Temple de Salomon a été profané à deux reprises et que Dieu le sachant, v5, Il ne fit rien pour s’opposer à cette profanation ? Il ressort clairement de la lecture de ce passage que Jérusalem et le Temple sont des lieux qui pour Dieu n’ont pas de statut sacré particulier justifiant qu’Il en aurait « béni l’alentour ». Au contraire, ils ne sont que les résultats de l’Histoire des Hommes, de leurs luttes et de leurs constructions et qui en tant que tels appartiennent à ceux qui s’en emparent et n’ont donc qu’un caractère profane. De manière générale, selon le Coran aucun lieu n’est sanctifié, ce concept n’est pas coranique, et seuls deux lieux sont distingués par un statut particulier, non pas de sainteté, mais de sacralité, à savoir : le Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm, c.-à-d. la Kaaba, S2.V191 ; le périmètre sacré de la Kaaba, c.-à-d. La Mecque historique, S27.V91.[21]

– Nous avons à présent démontré que al–masjid al–aqṣâ/le Sanctuaire Ultime ne se situait pas à Jérusalem ce qui amène à réfléchir différemment le segment al-ladhî bârak-nâ ḥawla-hu. Nous aurions pu nous contenter de le comprendre à l’identique et ce serait alors les alentours du Sanctuaire Ultime qui auraient été bénis par Dieu. Cependant, par définition, ce ne sont pas les alentours d’un sanctuaire qui sont bénis, mais le territoire intérieur délimité par le sanctuaire lui-même. De plus, et essentiellement, le Sanctuaire Ultime n’est pas un lieu physique qui pourrait avoir des limites et donc un intérieur ou un extérieur qui aurait été béni, une station spirituelle n’a pas de réalité concrète et qu’elle soit dite bénie elle-même ou non ceci ne fait pas sens à ce niveau ontologique.

– Par ailleurs, la compréhension classique proposée « dont Nous avons béni l’alentour », puisqu’elle fait référence aux bénédictions que Dieu aurait attribuées à ce que l’on nomme la Terre sainte, est sémantiquement aussi approximative qu’incorrecte. De fait, si l’on examine les sept autres occurrences coraniques de la forme verbale III bâraka/bénir ou répandre des bénédictions, l’on constate que ce verbe est effectivement retrouvé deux fois au sujet d’un pays/al–arḍ dont la localisation n’est pas précisée, mais qui correspond aux territoires que les Hébreux suite à leur sortie de l’Égypte auront l’occasion de conquérir au cours de leur histoire, c.-à-d. les royaumes dits d’Israël : « Et Nous donnâmes en héritage aux gens qui avaient été opprimés les orients et les couchants du pays sur lequel Nous répandîmes Nos bénédictions », [22] S7.V137, idem en S21.V81 au sujet du royaume de Salomon. L’on relève qu’en ces deux occurrences le verbe bâraka est employé intransitivement avec la préposition «  » : « le pays/al–arḍ que Nous avons béni/bârak-nâ fî-hâ ». Ceci est conforme à la langue arabe classique et l’on retrouve ce même usage intransitif en S21.V71 au sujet de la région où Abraham et Loth trouvèrent protection, au sujet des cités de Sabâ’ en S34.V18 et s’agissant de la Terre entière en S41.V10. L’on note aussi la présence d’une occurrence où le verbe bâraka est employé intransitivement, mais avec la préposition « ‘alâ/‘alay » : « et Nous l’avions béni/bârak-nâ ‘alay-hi ainsi qu’Isaac/wa ‘alâ isḥâq », S37.V113. Ce changement de préposition s’explique par le fait que la préposition « fî » s’applique à des choses concrètes, ici le pays/la Terre/al–arḍ, et la préposition « ‘alâ » à des personnes physiques. Par contre, en la dernière de ces occurrences le verbe bâraka est cette fois employé transitivement : « Béni/bâraka est Celui qui est dans le feu et qui est aussi autour », S27.8. Cette particularité s’explique du fait que Dieu/Celui n’est pas une personne, mais une entité et cela s’applique donc s’agissant des choses abstraites. Or, en notre v1 le verbe bâraka est aussi transitif : bârak-nâ ḥawla-hu ce qui indique que le ḥawl en question n’est pas un espace concret, un autour, mais une chose abstraite. En ce cas, la consultation des lexiques de l’arabe nous apprend que le mot ḥawl a pour sens premier bonne vue, pénétration, perspicacité, puis comme sens second puissance, comme sens troisième ce qui sépare deux espaces, un mur, une cloison et, de là, le sens quatrième : autour. En français nous disposons du terme « acuité » qui conjoint à la fois l’idée d’avoir une bonne vue et les notions de perspicacité, de pénétration. Cette notion particulière d’acuité, acuité spirituelle, est cohérente puisque l’objectif de l’expérience à laquelle il est fait allusion en ce v1 est : « afin de lui faire connaître de Nos Signes ». Par conséquent, pour le segment que nous étudions le relatif défini al-ladhî/celui qui en al-ladhî bârak-nâ ḥawla-hu ne se réfère pas au masjid al–aqṣâ/le Sanctuaire Ultime, mais au « serviteur/‘abd ». Se trouve ainsi justifiée notre traduction : « lui [ou celui, c.-à-d. le serviteur/‘abd] dont Nous avions béni/bârak-nâ l’acuité/ḥawl ». L’on mesurera donc la différence d’avec la compréhension standard de ce même segment : « dont [la mosquée Al–Aqṣâ] Nous avons béni l’alentour ».

9 – Que signifie le segment « afin de lui faire connaître/ra’â de Nos Signes » ?

– Le fait que le Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ soit une station mystique située à la limite du Monde ontologique de Dieu et que le terme « acuité » renvoie dans le contexte à la notion de perception spirituelle plus qu’à l’acuité visuelle indiquent que le verbe ra’â qui d’ordinaire signifie voir, a préférentiellement en fonction de ce registre le sens de connaître, d’où : « afin de lui faire connaître/ra’â de Nos Signes ». Ce qui est perçu selon ces modalités relève de la connaissance au sens spirituel du terme et non des sens physiques. Le verbe ra’â a effectivement les significations suivantes : voir, comprendre, reconnaître, connaître, saisir abstractivement, d’où le fait que son substantif ra’y a pour sens idée, opinion, discernement. L’on peut aussi noter que la traduction standard formule les choses ainsi : « afin de lui faire voir certaines de Nos merveilles ». Par « merveilles » elle rend sciemment le pluriel âyât afin de nous faire voir toutes les merveilles très richement déployées dans les contes enchanteurs qui décrivent l’imaginaire et extraordinaire miraculeux Voyage nocturne du Prophète. C’est la réponse à la question suivante qui nous éclairera sur la signification de la mention : « de Nos Signes/âyât ».

10 – Qui est donc le « serviteur/‘abd » qui une « nuit/laylan » a été emporté/asrâ’ depuis le « Temple sacré/al masjid al–ḥarâm jusqu’au « Sanctuaire Ultime/al–aqṣâ » afin que Dieu lui fasse connaître/ra’â certains de Ses « Signes/âyât » ?   

–  Le long et rigoureux processus d’analyse critique et littérale que nous venons de suivre nous a permis de comprendre que selon le Coran lui-même l’expérience spirituelle auquel le v1 fait allusion ne concerne pas le prophète Muhammad. De même, il a été ainsi établi qu’il n’y eut pas de voyage au sens terrestre du terme pas plus que ce supposé déplacement mena à Jérusalem. Une fois écartée la masse des sources extra-coraniques construites autour de ce que le Coran ne dit donc pas, mais qui par sa densité opacifie totalement la compréhension directe de ce verset, il devient possible d’identifier ledit « serviteur/‘abd » en nous basant uniquement sur le Coran, c.-à-d. les données strictement intratextuelles. Or, de manière à présent évidente, le Coran mentionne en S6.V75 une expérience spirituelle d’une grande importance vécue par Abraham. De plus, il est indiscutable qu’Abraham est dans le Coran qualifié de « serviteur/‘abd » : S37.V109-112. De même, il est parfaitement établi qu’Abraham non seulement reconstruisit la Kaaba/le Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm, S22.V26, mais aussi qu’il y séjourna : S14.V35-41. Ces éléments textuels peuvent donc parfaitement s’appliquer à Abraham. Voici le verset en question : « C’est ainsi que Nous avions fait connaître/ra’â à Abraham le Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre afin qu’il fût de ceux qui sont parvenus à la certitude/al–mûqinîn. », S6.V75. L’on notera d’emblée que les segments « lui dont Nous avions béni l’acuité afin de lui faire connaître/ra’â de Nos Signes », S17.V1, et « Nous avions fait connaître/ra’â à Abraham le Supra-Domaine/malakût », V6.V75, sont de même propos et, plus exactement encore, complémentaires.

– Contextuellement, S6.V75 indique le parachèvement spirituel d’Abraham et cela est confirmé en conclusion de ce célèbre passage : «Nous élevons en degrés qui Nous voulons, certes ton Seigneur est infiniment Sage, parfaitement Savant. », S6.V83. C’est après cette réalisation spirituelle ici mentionnée : « c’est ainsi que Nous avions fait connaître/ra’â à Abraham le Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre » qu’Abraham retourna auprès de son père et de son peuple, v74. Il organisa alors une confrontation théologique opposant à leur astrolâtrie son monothéisme porté à son paroxysme de lucidité par l’expérience de Dieu Lui-même rappelée au v75. Cependant, cet épisode, vs76-81, est compris par l’Exégèse comme résultant du parcours intérieur d’Abraham qui aurait progressivement compris que le soleil, la lune et les étoiles n’étaient que des preuves de l’existence du Créateur unique et non pas des divinités à adorer. Or, en notre commentaire de ces versets nous avons montré que cette conception dite de théologie naturelle avait été empruntée aux spéculations des milieux juifs puis chrétiens. Si l’Exégèse l’a faite sienne, ce n’est pas le cas du Coran, car en ces versets l’enchaînement du propos précise au contraire qu’au moment de cette confrontation avec son peuple Abraham avait préalablement atteint le niveau spirituel de « ceux qui sont parvenus à la certitude/al–mûqinîn ». Confirmant cela, il est dit en conclusion de ce passage : « tel fut Notre argument, Nous l’avions donné à Abraham contre son peuple », v83. Rien ici ne relève donc d’un parcours intellectuel qui par l’usage de la raison aurait mené Abraham de l’astrolâtrie au monothéisme. De manière explicite, Abraham a en réalité vécu une expérience spirituelle : « Nous avions fait connaître à Abraham le Supra-Domaine des Cieux et de la Terre », v75, état de connaissance mystique directe de l’Unicité/Unité divine par la contemplation de Son Domaine ontologique depuis le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ », v1, et qu’ainsi il fut donc au nombre de : « ceux qui sont parvenus à la certitude » spirituelle, v75.

– La communauté intratextuelle, la cohérence et la convergence[23] entre S17.V1 et S6.V75 sont donc parfaitement établies et la complémentarité de leurs segments-clefs permet d’établir que les « Signes » qu’Abraham pu connaître/voir/ra’â au v1 sont ceux du « Supra-Domaine des Cieux et de la Terre », v75. Ceci explique aussi que cette expérience mystique correspondant au “voyage”/isrâ’ par lequel « une nuit/laylan » Dieu « fit “voyager”/asrâ’/emporta/enleva/ravi » Abraham qui était auprès de la Kaaba, le « Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm », jusqu’au « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ », nécessita que Dieu en ait « béni l’acuité », c.-à-d. la perception spirituelle d’Abraham, afin qu’Il pût « lui faire connaître/voir/ra’â » les « Signes », v1, indicibles du « Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre », v75, à partir de l’indépassable « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ  », promontoire extatique marquant la limite ontologique entre notre monde et le Monde ontologique divin et qu’Abraham ait ainsi connu l’état paroxystique spirituel de « ceux qui sont parvenus à la certitude » et dont Dieu a dit : « Nous élevons en degrés qui Nous voulons », S6.V83.

– Abraham a donc été enlevé et élevé jusqu’au « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » afin de voir/ra’â/connaître « de Nos Signes » c.-à-d. le « Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre ». Selon le schème fa‘alût, l’allongement en « ût » représente un procédé dit de mubâlagha, c.-à-d. exprimant l’intensité, l’hyperbole du terme ainsi augmenté, à savoir ici mulk qui revêt dans le Coran deux significations principales : pouvoir/autorité et domaine/propriété. L’on constate que dans le Coran le terme malakût connaît quatre occurrences fonctionnant par paire. En S23.V88 et S36.V83 la locution est bi-yadi-hi malakût kulli shay’in, c.-à-d. : en Sa main est le Supra-Pouvoir/malakût sur toute chose. En S7.V185 et en notre S6.V75, la locution est malakût as–samâwâti wa al–‘arḍ et elle se comprend nécessairement selon la seconde ligne de sens du mot mulk, d’où Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre, le préfixe supra dérivant du latin au sens de « au-dessus ». Cette hiérarchisation structurelle est confirmée par la séquence S23.V84-88 où l’on note qu’il est décrit une organisation concentrique selon quatre niveaux. Le premier cercle est situé au centre et il représente la Terre et les êtres qui y vivent. Le second représente les sept Cieux, c.-à-d. l’univers accessible à la raison en tant que moyen de connaissances cognitives, ces deux cercles constituent le monde ontologique de l’Homme. Le troisième est le siège du “Trône divin” à partir duquel Dieu de par Sa Toute-puissance administre le monde ontologique des Hommes. Le quatrième niveau représente le malakût ou Supra-Domaine de Dieu qui avec le précédent constitue le Monde ontologique de Dieu lequel est inaccessible à la raison humaine. Il ne peut donc être approché que par l’expérience mystique à partir du « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » compris en tant que point culminant situé à la limite ontologiquement infranchissable. Celui à qui Dieu aura ainsi « béni l’acuité » supra-sensorielle pourra alors contempler extatiquement certains des « Signes » de ce Monde ontologique divin, le malakût as–samâwâti wa al–‘arḍ : « le Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre », en l’occurrence donc Abraham. Le fait qu’il soit dit « de Nos Signes », c.-à-d. certains de Nos Signes, indique soit que toutes les supra-réalités du malakût/Supra-Domaine de Dieu ne peuvent être perçues même par voie d’expérience spirituelle, soit qu’il existe encore d’autres niveaux ontologiques supérieurs dont les Supra-Réalités nous demeurent par essence inconnaissables y compris par voie d’expérience mystique.

– De ce qui précède, l’on déduit sans peine qu’en notre v1 le verbe asrâ/voyager de nuit, ne fait pas sens au sens propre, mais qu’il s’agit d’un voyage au sens figuré, un voyage spirituel, une expérience mystique, un transport extatique. La langue arabe au temps de la Révélation ne possédant pas le vocabulaire technique adéquat, le Coran emploie donc ici le verbe voyager/asrâ de manière néologique avec les significations que nous venons d’indiquer, d’où notre recours aux guillemets : « Que soit transcendé Celui qui fit “voyager” Son serviteur ». De même, en raison de sa nature spirituelle ledit “voyage” ne peut contenir une phase dite de mi‘râj/ascension céleste puisqu’un tel processus ne passe pas par diverses étapes, mais consiste en une unique projection directe au niveau spirituel voulu par Dieu pour « Son serviteur/‘abd », ici Abraham. Rappelons que ni isrâ’ ni mi‘râj ne sont des termes coraniques, ils n’ont été forgés que pour transcrire et illustrer les récits imaginés par la Tradition : le Hadîth et la Sîra principalement. Notons que par définition l’expérience mystique d’Abraham n’est pas un miracle alors que le Voyage et l’Ascension prêtés à Muhammad par la Tradition seraient les plus grand des miracles qu’il aurait accomplis, ce qui est contraire au Coran qui postule que Muhammad ne bénéficiera d’aucun miracle et qu’en particulier Dieu se refuse à ce qu’il réalise une montée aux cieux, voir question 4.

– Par ailleurs, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’Abraham ait vécu une telle expérience et ait obtenu une pareille connaissance et soit parvenu au degré ultime de « ceux qui sont parvenus à la certitude », S6.V75. En effet, Abraham est le plus mystique de tous les personnages emblématiques dont le Coran rapporte l’histoire. De fait, il n’a accompli aucun miracle,[24] il n’a été envoyé à aucun peuple, il n’a converti aucune nation, il n’a été l’annonciateur d’aucune Cité détruite, il n’a été le sauveur d’aucun peuple, il n’a jamais combattu pour Dieu, il n’a instauré aucun pouvoir terrestre, il n’est mort d’aucune persécution, il n’a été le fondateur ou l’initiateur d’aucune religion, il diffère donc radicalement de Moïse, Jésus, Muhammad et bien d’autres. En conséquence, si l’on se fie à la rigueur lexicale du Coran l’on note qu’aucun verset ne mentionne qu’Abraham ait été un messager/rasûl[25] comme l’ont été ses suivants, à commencer par ses descendants directs. Abraham n’avait donc pas pour fonction de délivrer un message inspiré ou révélé au nom de Dieu. Or, en donnant au terme rasûl/messager le sens général de prophète l’Islam a fait d’Abraham un prophète majeur de sa prophétologie selon laquelle les prophètes sont tous des maillons d’une même chaîne, d’Adam à Muhammad, et sont tous porteurs d’une manière ou d’une autre d’une révélation à l’intention des Hommes. Abraham devint ainsi le modèle accompli du prophète du monothéisme dont l’Islam se réclame en tant que religion, ceci du reste au détriment du judaïsme et du christianisme considérés en ce cas comme des déviations de la religion monothéiste d’Abraham. Plus que le lien au Patriarche fondateur de lignées prophétiques, plus que le rapport au monothéiste pur, l’Islam se veut en cela le seul parfait représentant de la religion d’Abraham. Cette appropriation dont on saisit sans peine les fondements dogmatiques et apologétiques a eu un effet réducteur et la réelle figure coranique d’Abraham n’a pas été perçue à sa juste dimension, sauf par les mystiques. Selon le Coran, Abraham est le mystique au parcours exceptionnel, le parangon, le modèle, le paradigme du cheminant spirituel et du parachèvement de la foi monothéiste réalisée par l’expérience de Dieu à partir du « Sanctuaire Ultime ». Cette réalisation ultime explique trois distinctions coraniques que Dieu a accordées à Abraham seul, il est ainsi devenu l’« intime/khalîl » de Dieu, S4.V125, « un guide spirituel/imâm pour les Hommes », S2.V124, un « modèle matriciel/umma, adorant pieusement Dieu, exclusivement », S16.V120.

– Ainsi, le Coran rappelle-t-il diverses expériences d’ordre spirituel qu’Abraham a connues : le récit des oiseaux sacrifiés par Abraham à qui Dieu permit ainsi de voir/connaître la Réalité de la résurrection des morts au Jour dernier, S2.V260, ou la vision du sacrifice de son fils qu’Abraham vécut dans le réel et au sein de laquelle Dieu s’adressa à lui, réalisant ainsi pour lui sa conformité spirituelle, S37.V103-105. Abraham fut un grand voyageur, mais ses multiples déplacements sont dans le Coran corrélés à son voyage intérieur et c’est l’un de ces cheminements spirituels qui le conduisit jusqu’au Hedjaz guidé par Dieu pour réédifier la Kaaba pour le Dieu unique. C’est en ce lieu, la Kaaba, le Temple sacré/al masjid al–ḥarâm, qu’Abraham connut alors à la fois le parachèvement de son parcours physique et le parachèvement de son parcours spirituel : « Que soit transcendé Celui qui fit “voyager” Son serviteur, une nuit, du Temple sacré au Sanctuaire Ultime, lui dont Nous avions béni l’acuité afin de lui faire connaître de Nos Signes ! Il est, certes, Lui, le Pleinement Entendant et le Parfaitement Clairvoyant. », S17.V1. Ce verset se lit complémentairement à celui-ci : « C’est ainsi que Nous avions fait connaître à Abraham le Supra-Domaine des Cieux et de la Terre afin qu’il fût de ceux qui sont parvenus à la certitude. », S6.V75. Abraham vécut ainsi par l’expérience mystique le degré spirituel maximal, il connut la « certitude » en atteignant le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ », la limite ontologique que nul être, nul esprit, nulle âme ne peut dépasser. C’est en cela que « Dieu prit Abraham pour intime/khalîl », S4.V125, intimité spirituelle résultant de la contemplation extatique à partir du « Sanctuaire Ultime » du Monde ontologique de Dieu, « le Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre ». Dès lors, nous comprenons que cette expérience exceptionnelle vécue spirituellement par Abraham soit rappelée en ce premier verset introduisant la thématique de la Sourate 17 : Transcendance et Immanence de Dieu, voir question 12.

– Du point de vue de la chronologie des évènements, puisque ceci pourrait être soulevé comme argument s’opposant factuellement à notre démonstration, le lien entre S17.V1 et son répondant S6.V75 indique que l’expérience mystique d’Abraham eut lieu avant la confrontation qu’il organisa pour édifier son père et son peuple : « Lorsque Abraham dit à son père Azar : Prendrais-tu des représentations d’idoles pour divinités ? Vraiment, je te vois, toi et ton peuple, en un égarement manifeste ! C’est ainsi que Nous avions fait connaître à Abraham le Supra-Domaine des Cieux et de la Terre afin qu’il fût de ceux qui sont parvenus à la certitude. Et quand l’enveloppa donc la nuit, il vit une étoile et dit : Est-ce là mon Seigneur ? Et lorsqu’elle déclina, il s’exclama : Je n’aime pas les choses évanescentes ! etc. », S6.V74-76 et suivants. Autrement dit, selon la logique intra-coranique cette scène se situe après qu’Abraham eut édifié la Kaaba et atteint le point d’orgue de son parcours spirituel rappelé en S17.V1 et S6.V75. Il se rendit alors auprès de son père et de son peuple, dont on sait qu’il avait fui la vindicte dans sa jeunesse,[26] pour tenter une dernière fois de les amener à la foi monothéiste. Cette pensée longanime envers ses parents est contextuellement énoncée au verset suivant : « Seigneur ! Pardonne-moi ainsi qu’à mes deux parents et à tous les croyants au Jour où sera tenu le Compte. », S14.V41, verset qui conclut ce que l’on appelle « l’invocation d’Abraham », vs35-41. En notre commentaire du v35, nous montrons qu’Abraham prononça cette invocation après avoir quitté la Kaaba et être parvenu dans la contrée où résidaient ses parents et son peuple. Cependant, l’Exégèse a modifié ce déroulement logique des évènements selon le récit coranique. En effet, elle a affirmé qu’Abraham avait adressé cette supplique à Dieu quand il laissa Hagar et Ismaël encore bébé sans source d’eau et seuls à l’endroit où bien des années plus tard il reviendra pour ériger la Kaaba, nous rappelons les termes de cette fiction en note de S14.V37. De même, nous y mettons en évidence que cette légende n’est qu’une récupération et appropriation de Genèse XXI, 1-21, passage détourné afin de forger le mythe fondateur de l’abrahamisme de l’Islam en reliant plusieurs éléments et évènements existants et inexistants autour d’un seul lieu et d’un seul personnage : Abraham et la Kaaba. C’est ce montage qui est à l’origine de de la mise en place erronée de la chronologie du parcours d’Abraham dans le Coran. Selon la déconstruction et la remise à plat que nous en avons réalisée, Abraham est donc bien retourné chez les siens après avoir eu l’expérience mystique qui le mena « une nuit, du Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm au Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ ».

11 – Comment expliquer que l’Exégèse ait ignoré le lien coranique entre S17.V1 et Abraham et ait imaginé le Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj qu’elle attribua à Muhammad ?

–  À vrai dire, notre observation intra-coranique conduisant à comprendre que le « serviteur/‘abd » ayant vécu une telle expérience est Abraham n’est pas en soi une innovation. En d’autres termes, il existe des éléments tangibles indiquant qu’aux alentours de l’an 70 de l’Hégire certains des premiers exégètes au service du projet califal de construction de l’Islam conduit par l’omeyyade Abdel Malik avaient parfaitement compris le lien entre S17.V1 : « Que soit transcendé Celui qui fit “voyager” Son serviteur, une nuit, du Temple sacré au Sanctuaire Ultime, lui dont Nous avions béni l’acuité afin de lui faire connaître de Nos Signes » et S6.V75 : « C’est ainsi que Nous avions fait connaître à Abraham le Supra-Domaine des Cieux et de la Terre afin qu’il fût de ceux qui sont parvenus à la certitude », lien permettant comme nous l’avons noté nous-même d’identifier explicitement ledit « serviteur/‘abd » comme étant « Abraham ». En effet, lorsque l’on étudie les hadîths fournis par l’Exégèse il est aisé de constater que la trame du récit du Voyage et de l’Ascension de Muhammad est construite à partir d’emprunts faits à un pseudépigraphe juif du Ier ou IIe siècle : l’Apocalypse d’Abraham. De même, dans leurs commentaires de S6.V45, les exégètes avaient établi une parenté avec cet écrit. Ils avaient ainsi parfaitement saisi qu’Abraham était le « serviteur/‘abd » en question. Cependant, en fonction de leur participation à l’élaboration théologique et dogmatique de l’entreprise califale d’Abdel Malik : une vision d’une religion-Islam d’État forte, dominante et supérieure, ils eurent l’intention de créer ici une grande geste prophétique surpassant toutes celles des prophètes des religions concurrentes au sein de l’Empire. Il leur a donc suffi de détourner ces matériaux intertextuels pour en investir le prophète Muhammad tout en lui donnant une hauteur et une ampleur sans précédent. Par ce récit dont l’aspect merveilleux et étrange assura le succès et l’amplification sur plusieurs siècles, le Prophète surpassait ainsi tous ses prédécesseurs. Ce n’est donc pas un hasard si le Prophète lors de son ascension rencontre Abraham au septième des cieux puis le dépassant poursuit seul son ascension vers Dieu. Nous avons abordé cet aspect apologétique et dogmatique au début de la présente recherche lors de notre présentation du résumé du récit du Voyage céleste selon les sources classiques. Nous pourrions ajouter à cela les emprunts à l’apocryphe chrétien du début du IIe siècle de l’ère commune dit : l’Ascension d’Isaïe, mais aussi des mises en parallèle avec l’ascension de Jacob dans la Thora, le Livre des Jubilés. L’on pourrait de même évoquer des liens avec l’ascension de Zarathoustra accompagné en cela d’un archange ou avec la transfiguration de Jésus au mont Thabor rapportée dans les Évangiles, illumination elle-même empruntée à l’épisode du visage rayonnant de Moïse lorsqu’il descendit du Mont Sinaï après quarante jours.

– Pareillement, nombre de détails émaillant le fabuleux parcours de Muhammad ainsi imaginé sont tirés de l’environnement religieux et culturel de l’Empire musulman des VIIe et VIIIe siècles. Par exemple : l’existence pieuse en l’église de l’Ascension à Jérusalem de la trace du pied de Jésus juste avant de monter au Ciel. Qui plus est, la structure en rotonde de cet édifice au VIIe siècle n’est pas sans avoir inspiré celle du Dôme du rocher bâti autour de l’improbable trace du pied de Muhammad lorsqu’il s’élança au Cieux. Idem, la monture fantastique que l’on fit enfourcher par le Prophète, le Bouraq, évoque directement le Pégase mythologique bien connu dans le monde de l’Antiquité tardive et capable de voler jusqu’au Ciel. Ce blanc coursier céleste avait été chargé par Zeus de faire surgir les éclairs et burâq dérive à l’évidence du terme barq signifiant éclair en arabe. Le fait de lui avoir donné une tête de femme ou d’homme est sans doute en lien avec les divinités ailées du fonds mythologique perse. Au fur et à mesure que le récit fut retravaillé en raison même de son succès et du fait de sa large diffusion, de nombreux détournements vinrent enrichir la version de base. Ainsi, il est raconté que les vs23-39 de la Sourate 17 correspondent à dix commandements que Dieu révéla à Muhammad lors de son entrevue céleste, ce qui est clairement un réinvestissement des Dix commandements reçus par Moïse sur le Mont Sinaï lors de sa rencontre avec Dieu. Toutefois, nous montrons en notre commentaire de ce passage coranique qu’il est sans rapport aucun avec le Décalogue de Moïse. Il est aussi rapporté qu’à cette occasion Dieu prescrivit à Muhammad cinquante prières quotidiennes pour sa communauté. Sur le chemin du retour, le Prophète rencontre Moïse qui lui conseille de négocier avec Dieu et, après plusieurs allers-retours où chaque fois Moïse lui ordonne de remonter voir son Seigneur pour diminuer encore le nombre de prières, le prophète obtient de Dieu que le nombre en soit ramené à cinq ! En dehors de l’aspect insensé découlant d’un tel marchandage quasi cocasse pour ne pas dire indigne, et de Dieu et des prophètes, l’on notera le parallèle avec les ascensions consécutives de Moïse sur le Mont Sinaï afin d’obtenir de Dieu la Loi que son peuple pourra supporter. Enfin, en relation avec ce qui précède, l’on rapporte que c’est lors de son Ascension céleste/mi‘râj que fut donnée au Prophète la Fâtiha tirée de dessous le Trône de Dieu tout comme la Thora fut reçue par Moïse lors de son ascension sur le Mont Sinaï et c’est donc aussi à cette occasion que la prière fut prescrite aux juifs.

– Il est donc clair qu’aux alentours de l’an 70 de l’Hégire, la légende du Voyage nocturne/al–isrâ’ et de l’Ascension céleste/al–mi‘râj de Muhammad fut forgée à partir d’un alliage théologico-politique. Il est tout aussi patent qu’avant ce moment charnière, le v1 de la Sourate 17 n’avait pas été mis en relation avec le Prophète. De manière explicite, les exégètes à l’origine de cette transmutation avaient compris que ce v1 faisait référence à Abraham et à son expérience mystique évoquée en S6.V75. De par leur grande proximité avec les cultures exégétiques juives et chrétiennes du Moyen-Orient, ils avaient aussi identifié les apocryphes intertestamentaires relatifs à ce même épisode, telle l’Apocalypse d’Abraham, et ils s’en inspirèrent afin d’élaborer le récit extraordinaire d’une expérience mystique qu’ils attribuèrent à Muhammad. L’objectif fixé était d’imaginer un parcours surclassant tous les récits d’ascension des prophètes antérieurs afin que le Prophète de l’Islam surpassât tous les autres et qu’en conséquence l’Islam acquît la supériorité et la notoriété suffisante lui permettant de se définir en tant que religion d’un État califal venant de prendre possession d’un immense empire majoritairement peuplé de religions monothéistes concurrentes. L’entreprise fut si correctement menée et si richement ornée que l’objectif fut atteint, mais bien plus dans l’imaginaire collectif des musulmans et du sentiment de supériorité qui leur fut constamment infusé qu’aux yeux des juifs et des chrétiens par exemple. Il nous faut donc souligner que ce n’est point le Coran qui emprunta ou plagia lesdits apocryphes, mais l’Islam lui-même selon ses propres intérêts, et ce, contre l’évidence du texte coranique.

12 – En quoi l’analyse structurelle et thématique de la Sourate 17 confirme que le Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj attribués au prophète Muhammad est un mirage exégétique ?

– Comme nous l’observons constamment, la composition des sourates d’une certaine ampleur textuelle est invariable. L’on constate la présence d’une Introduction présentant le thème spécifique à la sourate, suivent alors plusieurs Parties, Chapitres, Paragraphes développant divers aspects du thème, puis vient une Conclusion reprenant la thématique indiquée en introduction. Or, si le sujet de notre v1 avait été le Voyage nocturne/al–isrâ’ de Muhammad, et même si l’on considère que ne devrait en être retenu que l’aspect mystique, alors rien dans les deux derniers versets formant visiblement la conclusion ne serait en rapport avec ce thème. Plus encore, il deviendrait de la sorte impossible de déterminer la structure entière de la sourate qui serait alors constituée d’une série de blocs de texte, de passages que l’on ne saurait ni relier entre eux ni avec le thème. Par contre, si l’on considère qu’il ne s’agit là que d’un rappel de ce qui a déjà été évoqué en S6.V75 au sujet de l’Ascension d’Abraham et si l’on note que l’éviction de son nom permet d’effacer la personne au service de l’intention du texte, l’on peut ainsi constater que le segment : « Que soit transcendé Celui qui », v1, signifie de manière explicite le concept de Transcendance divine tandis que ses derniers mots « Lui, le Pleinement Entendant et le Parfaitement Clairvoyant » présentant deux attributs de Dieu sont à comprendre en rapport avec l’Immanence divine. En effet, leur caractère anthropomorphique doit être souligné puisque a priori ce choix détonne dans le cadre transcendantal mystique évoqué en ce verset. Cette démarcation indique que si la Transcendance divine ne nous est partiellement accessible que par l’expérience spirituelle, l’Immanence divine quant à elle nous est perceptible par Ses diverses manifestations. Le thème de la sourate donné en son introduction est donc Transcendance et Immanence de Dieu. Ceci explique que la figure d’Abraham soit ici occultée, comme mise en retrait par la simple mention « Son serviteur/‘abd ». Le thème de la sourate ainsi dégagé est alors aisément vérifiable puisque l’on identifie sans peine trois Parties d’égale longueur, chacune apparaissant composée de deux Chapitres eux-mêmes comportant deux Paragraphes. L’ensemble décline ainsi de manière cohérente et régulière le thème de la Sourate 17 ; voir en fin de cette étude pour le synoptique structurel illustrant parfaitement la cohérence thématique de cette sourate.

– En ce qui précède, il y a aussi un argument décisif contre nombre de spéculations islamologiques selon lesquelles le v1 aurait été ajouté tardivement pour fournir un support textuel coranique à l’invention postérieure du Voyage nocturne du prophète Muhammad. Notre analyse structurelle et thématique invalide donc cette théorie, le v1 est tout à fait légitime et s’inscrit bien en tant qu’introduction de cette sourate. Pour autant, certains islamologues tiennent pour quasi unique preuve le fait que la rime de ce verset diffère des rimes employées dans la sourate par la suite.[27] Certes, mais ceci n’est nullement un argument car l’on pourrait par exemple supposer qu’à l’inverse cette différence a pour but de souligner la fonction introductive de ce verset. Au demeurant, qu’est-ce qui aurait empêché ces falsificateurs d’accorder la rime de ce verset ! Auraient-ils été moins intelligents que nos islamologues ? En effet, il leur aurait été fort aisé d’introduire les deux attributs « le Pleinement Entendant et le Parfaitement Clairvoyant » par le verbe être/kâna à l’accompli pour obtenir une rime identique à celles qui font suite, ce procédé étant très fréquent dans le Coran pour construire la rime. L’islamologue s’interroge toujours sur les intentions de l’auteur, mais il conviendrait plutôt de s’interroger sur les intentions de l’islamologue. De plus, si le début de la sourate avait été initialement le v2, la formulation « Nous avons donné à Moïse » aurait été sémantiquement et stylistiquement incorrecte. Par ailleurs, en supposant que ces fantasmatiques interpolateurs auraient été amenés à introduire dans le Coran ledit v1, l’emplacement choisi n’aurait pas été pertinent. De fait, dans le cas où leur objectif aurait été d’introduire dans le Coran une preuve textuelle de la réalité des légendes tardives construisant l’Ascension imaginaire du Prophète, alors n’importe quel esprit censé aurait glissé ce verset à la fin du v93 de la Sourate 17, effaçant ainsi la preuve même indiquant que Dieu avait refusé au Prophète une telle Ascension ! Pour la valeur probante de ce v93, cf. question 4.

– Le cas du v1 illustre donc pleinement une problématique essentielle : il est erroné d’affirmer que tel ou tel verset aurait été interpolé en tel ou tel passage coranique en arguant que sa signification ne s’inscrit pas logiquement dans le passage concerné. Il s’agit là d’un recours à un mauvais instrument de lecture dont la focale courte conduit à prendre la victime pour le coupable. En réalité, ce sont les interprétations et surinterprétations de l’Exégèse qui en se superposant à la ligne du texte de ces versets donnent l’illusion herméneutique d’une incongruence ou incongruité. Pour autant, celui qui souhaite porter un regard attentif peut constater que le texte, lui, demeure, et que sa compréhension initiale est toujours perceptible et ne révèle ni incohérence ni traces de falsification. En l’occurrence, notre v1 est donc parfaitement à sa place et la mise en évidence intratextuelle de son sens littéral confirme que la signification qui lui est officiellement attribuée est le résultat d’une manipulation exégétique et non d’une manipulation textuelle.

13 – Synthèse

– Nous rappellerons le verset dont nous venons d’étudier minutieusement le parcours : « Que soit transcendé Celui qui fit “voyager” Son serviteur, une nuit, du Temple sacré au Sanctuaire Ultime, lui dont Nous avions béni l’acuité afin de lui faire connaître de Nos Signes ! Il est, certes, Lui, le Pleinement Entendant et le Parfaitement Clairvoyant. », S17.V1. Il ressort de cette analyse les éléments de démonstration principaux suivants :

1 – Pour les deux premières générations de musulmans, le sens de ce v1 était sans rapport avec un Voyage nocturne/isrâ’ et une Ascension céleste/mi‘râj que le Prophète aurait vécus, que ce soit physiquement où spirituellement.

2 – Rien en ce verset ne permet explicitement d’assimiler le « serviteur/‘abd » au prophète Muhammad.

3 – Cette identification est uniquement basée sur une masse d’innombrables hadîths et récits dont la variété et les aspects contradictoires suffiraient à mettre en doute la validité.

4 – Aucun autre verset ne permet d’établir un lien entre ce « serviteur/‘abd » et Muhammad. En particulier, nous avons analysé en détail S53.V1-18 et montré que ce passage était en réalité en rapport avec la vision concrète qu’eut Muhammad de l’Archange Gabriel quand il reçut par son intermédiaire la première révélation coranique émanant de Dieu, vision qui eut lieu deux fois.

5 – Au sein même de la Sourate 17, les vs59 et 90-95 indiquent que le prophète n’a jamais bénéficié de la moindre manifestation miraculeuse de la part de Dieu alors qu’aux dires de ses multiples versions le Voyage nocturne/al–isrâ’ prêté au Prophète est le plus grand des miracles qui soit. Plus spécifiquement encore, le v93 s’oppose fermement à l’idée que Dieu puisse permettre au Prophète d’accomplir une telle Ascension céleste/mi‘râj.

6 – Du point de vue intra-coranique les versets S6.V35 ; S6.V109, S13.V7 confirment le point précédent.

7 – Le « Temple sacré/al–masjid al–ḥarâm » est indiscutablement la Kaaba et son enceinte sacrée.

8 – Le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » ne correspond pas à la Mosquée dite Al–Aqṣâ construite à Jérusalem plus de cinquante ans plus tard, il ne s’agit pas non plus du Temple de Salomon à Jérusalem.

9 – Le « Sanctuaire Ultime/al–masjid al–aqṣâ » désigne le point le plus extrême situé à la limite de notre monde ontologique et du Monde ontologique de Dieu. Il correspond à la station la plus élevée qu’un être humain puisse atteindre extatiquement.

10 – Par « lui dont Nous avions béni l’acuité/al-ladhî bârak-nâ ḥawla-hu » et non pas « dont Nous avons béni l’alentour » est indiquée l’ouverture spirituelle du « serviteur/‘abd » qui est parvenu à ce degré ultime lui permettant alors par la Volonté et la grâce de Dieu la perception de certaines Réalités ontologiques du Monde divin : « lui dont Nous avions béni l’acuité afin de lui faire connaître de Nos Signes ».

11 – Un verset-clef et de nombreuses références intratextuelles coraniques permettent d’établir que cette expérience mystique ultime a été vécue par Abraham : « C’est ainsi que Nous avions fait connaître à Abraham le Supra-Domaine/malakût des Cieux et de la Terre afin qu’il fût de ceux qui sont parvenus à la certitude. », S6.V75. Abraham est donc ledit « serviteur/‘abd ».

12 – Tout un faisceau d’arguments indique que les exégètes, commentateurs, et autres réalisateurs de hadîths et de récits biographiques n’ignoraient pas que le « serviteur/‘abd » en question était Abraham.

13 – Il est explicite que ces mêmes acteurs de la légende muhammadienne ont détourné des données intertextuelles intertestamentaires dont ils avaient connaissance, notamment l’Apocalypse d’Abraham. Ceci afin de forger au service de la politique Omeyade tardive un récit apologétique dans le but d’élever le Prophète au-dessus de tous les autres prophètes et l’Islam au-dessus de toutes les autres religions monothéistes alors majoritaires dans l’Empire gouverné par les musulmans.

 

• Conclusion

L’analyse littérale propose une lecture du Coran antérieure à sa prise en charge par l’Exégèse. Ce retour à l’origine nous projette aussi parfois en un espace mental qui nous est inconnu, car situé avant la construction de nos certitudes, de notre herméneutique. Rien n’illustre mieux cette situation nouvelle que de prendre conscience que le Voyage nocturne/al–isrâ’ et l’Ascension céleste/al–mi‘râj ne concerne pas l’accomplissement spirituel de Muhammad, mais celui d’Abraham. La foi est le monde de la certitude, la raison, celui de l’incertitude, et l’on peut tout à fait comprendre que nous n’ayons pas nécessairement envie de sortir de notre zone de confort. Cependant, qu’il y a-t-il d’étonnant à ce que le Coran évoque cette expérience mystique d’Abraham ? N’est-il pas l’ami de Dieu, l’homme qui ne cessa de parcourir le désert en sa quête de Dieu et se soumit à Ses directives sans faillir ! N’aurions-nous pas assez perçu sa dimension spirituelle, que pourtant le Coran célèbre, du fait que les exégèses monothéistes l’auraient réduit au seul rôle de Patriarche du monothéisme, c.-à-d. selon uniquement leurs conceptions religieuses. Or, la seule religion d’Abraham était sa foi à toute épreuve, sans concession et d’une pureté parfaite, son credo/millah : adorer Dieu l’Unique, exclusivement/ḥanîfan. En cela Abraham est « un guide spirituel/imâm pour les Hommes », S2.V124.

Pour autant, notre constat littéral ne retire rien à l’amour que nous portons au Prophète et au respect que nous lui devons. Nous l’avons signalé, que ledit Voyage nocturne ait été accompli par Abraham plutôt que par Muhammad, ne signifie pas que le Prophète n’ait pas été un être au parcours spirituel exceptionnel que Dieu aura accompagné plus de vingt années. Recevoir la révélation n’est-il pas la preuve suffisante de son éminent caractère mystique ! Par ailleurs, si les éléments marquants du parcours intérieur spirituel de Muhammad ne sont pas mis en avant dans le Coran, c’est du fait qu’en tant que transmetteur du dernier message révélé par Dieu il est le Prophète qui clôture le monde des anciennes croyances et de l’irrationnel et qui ouvre au monde rationnel à venir. Le Message qu’il aura ainsi transmis de la part de Dieu ne constitue-t-il pas la synthèse des voies spirituelles de nos illustres prédécesseurs et n’est-il pas dit d’Abraham et de Muhammad que tous deux sont en la matière les « Modèles/uswa »[28] à suivre.

Dr al Ajamî

– Synoptique de la Sourate 17

 – Comme indiquée à la question12, voici la présentation mettant en évidence la cohérence thématique de la Sourate 17 :  Transcendance de Dieu et Immanence divine.

 

Introduction : v1

Partie I : De l’Immanence

Chapitre I : De l’Immanence divine dans la réalité

  • 1. Immanence historique ; vs2-8
  • 2. Immanence du Message divin ; vs9-15 […]

Chapitre II : Immanence et rapport à la foi

  • 1. Immanence et désobéissance paradigmatique des cités ; versets […]15-21
  • 2. Immanence et obéissance éthique des croyants ; vs22-39

Partie II : De la Transcendance et de l’Immanence

Chapitre I : De la Transcendance

  • 1. Transcendance ontologique de Dieu ; vs40-44
  • 2. Transcendance de la Révélation ; vs45-52

Chapitre II : De l’Immanence

  • 1. De l’immanence par les miracles ; vs53-60
  • 2. De l’immanence et de la liberté de l’Homme ; vs61-72

Partie III : De la Transcendance

Chapitre I : Transcendance et Mystique

  • 1. Transcendance de Dieu et Voie spirituelle ; vs73-84
  • 2. Transcendance de Dieu et Révélation du Coran ; vs85-96

Chapitre II : Transcendance et Message de Dieu

  • 1. Transcendance et création de l’Homme ; vs97-100
  • 2. Transcendance du Tout-Miséricorde ; 101-109

Conclusion ; vs110-111

*****

[1] S4.V125.

[2] C.-à-d. notre rapport équilibré et intelligent, en pleine conscience, à l’Islam en tant que religion, cf. L’Islamité.

[3] Pour l’intérêt du titre de cette sourate, voir notre question 1.

[4] Cf. Élie, Isaïe, Hénoch, Jacob, Jésus.

[5] Cf. Le haram : le sacré selon le Coran.

[6] Selon la traduction standard.

[7] Signalons qu’à notre époque de néo-surinterprétation il a été affirmé que S17.V1 était en référence avec Moïse. Les arguments de cette thèse ne sont pas réellement cohérents :  Haï Bar-Zeev, Une lecture juive du Coran.

[8] L’ensemble de ces dits et hadîths est présenté par exemple par Ibn Kathîr en son tafsîr al–qur’ân al–‘aẓîm ou par as-Suyûṭî en sa compilation nommée ad–dûr al–manthûr.

[9] Ce « Lotus de la limite » est une pure fiction exégétique, certes merveilleuse, mais bien loin de la réalité d’un simple jujubier/sidra. Sur ce point Voir S53.V14-16.

[10] Cf. notre analyse et la raison cachée de cette fausse information en notre commentaire desdits versets.

[11] Sur ce point, voir question 11.

[12] Cf. S53, voir en particulier une des conséquences fâcheuses de ces spéculations orientées : Le début de la Révélation du Coran selon le Coran.

[13] Ce texte coranique indique donc que Gabriel ne se manifesta pas à Muhammad dans la célèbre grotte de al–Ḥir. Cf. notre analyse critique de ce mythe fondateur en La première révélation du Coran selon le Coran et La première révélation du Coran selon l’Islam.

[14] Sur ce point cf. notre Théorie de la Révélation selon le Coran.

[15] Voir références des notes 13 et 14.

[16] L’intratextualité est un des piliers de notre méthodologie d’Analyse Littérale du Coran, voir : Sens littéral et Intratextualité ainsi que Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.

[17] Sur cet aspect méthodologique, voir : Intertextualité, critique des sources exégétiques ainsi que Interprétation du Coran et intertextualité.

[18] L’on pourrait ici objecter que ce v59 ne mentionne pas expressément le Prophète et que ce propos ne le vise donc pas, mais le v60 confirme que ce refus divin d’accomplir des miracles/âyât concerne Muhammad.

[19] Le phénomène de Révélation n’est pas un miracle pas plus donc que le Coran ne l’est, ceci contrairement à ce que l’Islam et sa tradition apologétique affirment. Il s’agit d’un processus précis dont la ligne rationnelle est fournie par le Coran lui-même, cf. notre Théorie de la Révélation selon le Coran.

[20] Au demeurant, la Kaaba et son enceinte constituaient à proprement les définir un sanctuaire, un lieu sanctuarisé/masjid où tout combat, toute agression, toute insulte étaient interdits, l’emplacement était dit amîn/sûr/protégé. Ainsi, si ce n’était qu’en la locution masjid/sanctuaire ḥarâm/sacré la traduction par sanctuaire sacré forme en français étymologiquement un pléonasme, nous aurions systématiquement traduit al–masjid al–ḥarâm par le Sanctuaire sacré au lieu de : le Temple sacré.

[21] Cf. Le haram : le sacré selon le Coran.

[22] Voir notre analyse littérale en note de ce verset ainsi qu’en celles de S5.V21 et S41.V10 où nous montrons que le concept de Terre sainte ou de Terre bénie par essence, c.-à-d. selon une volonté préétablie de Dieu, n’est pas coranique.

[23] Sur ce point essentiel de l’Analyse littérale du Coran, voir : Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.

[24] Nous excluons de fait, car ce n’est point là le propos du Coran, le prétendu miracle du brasier où aurait été jeté Abraham sur ordre de son peuple ; Dieu alors le sauva miraculeusement en transformant la chaleur de la fournaise en fraicheur. Sur ce point, voir notre commentaire en S21.V68-69 ; S29.V24 ; S37.V97-98.

[25] Dans le Coran, Abraham est uniquement qualifié de nabiyy, c.-à-d. d’envoyé, S19.V41. Sur la différence terminologique coranique entre rasûl/messager et nabiyy/envoyé, voir en Muhammad Sceau des prophètes selon le Coran et en Islam.

[26] ex. : S21.V60-71

[27] En réalité ce n’est aucunement une règle de composition que l’on pourrait déduire du Coran lui-même. Ce n’est là qu’une pseudo-règle arguée par l’islamologue lorsqu’elle sert sa démonstration. De fait, le Coran n’obéit pas aux règles des littérateurs, voir entre autres exemples les variations de rimes parcourant les dix premiers versets de la Sourate 3.

[28] S60.V4 pour le premier et S33.V21 pour le second.