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Le Coran de Othman – mythe ou réalité ?

Les mythes sont les plus parfaits des cercles herméneutiques : nous les construisons et, en retour, ils nous construisent. À la rude incertitude de la raison, le mythe substitue la douce certitude de la foi, le croyant n’a pas alors à soumettre ses croyances au fer de la Question. D’évidence, croire que le Coran fut révélé par Dieu à Muhammad est le fondement même de notre foi, il n’y a donc pas à interroger ce postulat. À l’inverse, l’existence supposée du Coran de Uthman relève objectivement de l’Histoire, laquelle, entre faits et interprétations, appartient de droit au champ de l’analyse critique rationnelle. Tels sont bien les termes d’un conflit irrésolu entre foi et raison, le croyant ne faisant acte d’historien que pour confirmer le mythe, et l’historien déconstruisant le mythe en récusant de principe la foi. Ici affleure une question sous-jacente : pourquoi vouloir interroger ce en quoi nous croyons fermement ? Nous dirons ceci : les mythes sont un point fort pour la foi, mais aussi un point faible face à la raison. Il est donc cohérent que nous interrogions la véracité de nos mythes et croyances et en envisagions la déconstruction, non pas pour affaiblir la foi, mais, au contraire, pour que par l’exercice de la raison nous reconstruisions du sens afin d’éviter qu’à terme la foi s’effondre sous le poids de l’irrationalité de nos croyances. Or, le Coran de Othman/‘uthmân représente incontestablement l’étape capitale de l’histoire du Coran, l’unique garantie se voulant historique de ce que le Coran dont nous disposons fut, et est encore, le fidèle témoin de la Révélation faite à Muhammad.

Ceci étant, nous avons déjà examiné pour partie le mythe fondateur de l’historicité du Coran, c’est-à-dire pour un croyant : la garantie de son authenticité. À cette occasion, nous nous sommes questionnés sur un évènement antérieur et avons montré les divergences entre le récit de la première révélation du Coran selon l’Islam et l’évocation coranique du début de la Révélation du Coran selon le Coran lui-même. De fait, il a été ainsi possible de démontrer que le récit rapporté par az-Zuhrî relatant la première révélation reçue par Muhammad dans la grotte de Ḥirâ’ était une fiction historique, un mythe fondateur.[1] Ainsi, est-il légitime et logique de nous demander en quoi le récit de la mise par écrit canonique du Coran sous Uthman, récit rapporté par le même az-Zuhrî, serait un fait indiscutablement établi. En d’autres termes, le Coran de Uthman est-il un mythe ou une réalité ?

 

• Que dit l’Islam

Nous aurions pu intituler ce chapitre : « Que dit la foi », car la foi est ici l’assentiment inconditionnel de ce que l’Islam affirme, voici les faits en lesquels nous croyons donc tous : az–Zuhrî ibn Shihâb a rapporté que « Ḥudhayfa ibn al Yamân se présenta devant Uthmân au temps où il participait au combat avec les troupes syriennes en compagnie de celles d’Iraq lors des campagnes d’Arménie et d’Azerbaïdjan. Il avait été effrayé par leur désaccord quant à la récitation [du Coran]. Ainsi, Ḥudhayfa dit à Uthmân :  » Ô Commandeur des croyants, réunis cette Communauté avant qu’elle ne diverge quant au Livre comme divergèrent les Juifs et les Chrétiens. » Uthmân fit alors dire à Ḥafṣa :  » Confie-nous les feuillets/ṣuḥuf que nous les transcrivions en des codex/maṣâḥif, nous te les rendrons par la suite. » Ḥafṣa les envoya donc à Uthmân. Il nomma Zayd ibn Thâbit, Abdullah ibn Zubayr, Sa‘îd ibn ‘Âs et Abderrahmân ibn al Ḥârith ibn Hichâm afin qu’ils les transcrivent sur les codex. Uthmân s’adressa aux trois membres de Quraysh et leur dit :  » Si vous divergez d’avec Zayd ibn Thâbit en un point du Coran, écrivez-le en la langue de Quraysh, car c’est en leur langue qu’il a été révélé. » Ils firent donc ainsi. Puis, lorsqu’ils eurent terminé de transcrire les feuillets/ṣuhu dans les codex/maṣâḥif, Uthmân restitua les feuillets à Ḥafṣa.[2] Ensuite, il envoya à tous les horizons un exemplaire du muṣḥaf qu’ils avaient transcrit et il ordonna de brûler tout ce qui différait du Coran, que ce soit des feuillets ou des codex. »

– La trame de ce récit a inscrit durablement en l’esprit et le cœur de tout musulman une histoire linéaire du Coran dont Zayd ibn Thâbit est le fil conducteur. Celui-ci aurait déjà été le scribe personnel du Prophète de son vivant, puis il colligea l’intégralité du Coran à la demande de Abou Bakr, ce à l’initiative de Omar. Enfin, Zayd dirigea la commission chargée par Uthman de la mise par écrit définitive du Coran. S’il y a succession de l’autorité des trois califes référents, la présence de Zayd ibn Thâbit est donc constante. Ce système est persuasif, car il allie la responsabilité politique et l’image religieuse des premiers califes à celle d’un unique scribe qui symbolise ici l’unicité du texte transmis et conservé. Cette histoire est nécessairement idéale puisqu’elle représente le seul lien “historique” entre notre foi en la révélation du Coran et sa matérialisation : le texte coranique. Cependant, notre réflexion mettra en évidence que, sous ce vernis en apparence fort lisse, nous serons amenés à repenser nos propres croyances et certitudes.

 

• Que dit le Coran

Nous le savons tous, le Coran est riche en auto-référencement, un des points qui le distinguent des autres Écritures sacrées. Cependant, si le Coran se définit lui-même comme étant oral et scripturaire, il ne pouvait, sous faute d’anachronisme grossier, se donner textuellement comme ayant mis par écrit quinze ans après la cessation de sa révélation, c.-à-d. après le décès du Prophète en l’an 632. Ceci étant, il est certain que le Coran avait anticipé sur son devenir dans l’histoire des hommes en affirmant d’emblée : « Ceci est l’Écrit/al–kitâb, sans doute aucun… », S2.V2, sourate du début de la période médinoise.[3] Si le Coran se qualifie ainsi d’écrit, et dès aussi la fin de la période mecquoise,[4] c’est nécessairement que certains passages coraniques avaient dû être mis par écrit d’une manière ou d’une autre, mais, surtout, que le Coran se projette dans le temps long de sa propre histoire puisqu’au moment où il s’exprime il ne peut avoir existé en tant que document écrit intégralement. Une seule information objective peut être déduite de ce fait littéral coranique : la Révélation opérée par Dieu laisse aux hommes le devenir de ce qui leur aura été révélé ; transmission orale puis mise par écrit relève donc de l’Histoire.

Cette situation ontologiquement obligatoire, à moins de croire que le Coran soit directement descendu du ciel sous forme écrite, explique que tous les détenteurs d’Écritures sacrées furent dans l’obligation d’affirmer que Dieu se chargeait Lui-même d’assurer la protection de Ses propres révélations afin de les préserver des altérations dues à la main et l’esprit de l’Homme lors du passage de l’oralité à la scripturalité. Or, nous avons démontré que ces suppositions et prétentions étaient techniquement erronées et que, et cela est rationnellement important, le Coran ne fournissait pas ce type d’arguments apologétiques, cf. : Dieu protège le Coran” selon le Coran et en Islam ; S15.V19. Ce constat a pour conséquence que nous devrions admettre que la transmission et la fixation de la révélation reçue par un prophète-messager ne dépendent que de facteurs objectifs et historiques.

 

• Que dit la raison

Nous aurons donc mis en évidence la ligne de démarcation, non pas entre foi et raison, mais quant à ce qui est du ressort de chacun de ces deux domaines. Autrement dit et en conséquence : l’examen de l’authenticité et l’historicité du Coran ne devrait pas être de l’ordre de la foi, mais de la raison.

1 – Du point de vue technique, et de manière notable, il n’existe en réalité qu’un seul hadîth pour nous rapporter l’histoire de la mise par écrit normative du Coran, dès lors nommé muṣḥaf ou recension de Uthman. Ce hadîth a été rapporté par Al Bukhârî, At-Tirmidhî, Ibn Hibbân, An-Nasâ’î, et une seule fois pour chacun de leurs corpus. Les trois premiers transmetteurs, sont constants quelle que soit l’isnâd/chaîne de transmission considérée et l’on doit ainsi au seul az–Zuhrî ibn Shihâb d’avoir transmis cet unique hadîth alors considéré comme étant un hadîth authentifié uniindividuel/ṣaḥîḥ aḥâd. Concrètement, ce propos isolé ne peut donc être vérifié par aucune autre source. Pour être complet, il convient de préciser l’existence de quelques hadîths connexes, mais qui ne sont en réalité que des variantes de notre hadîth princeps.

2 – Nous rappelons que az–Zuhrî ibn Shihâb[5] est précisément l’unique auteur des trois hadîths retraçant à eux seuls l’histoire du Coran. À savoir : l’épisode de la première révélation reçue par Muhammad en la grotte de Ḥirâ’,[6] puis moins de trois décennies plus tard la première recension intégrale du Coran sous l’égide du calife Omar et, enfin, la présente mise au point de la version canonique du Coran dite muṣḥaf de Uthman ou, par les islamologues, la vulgate de Uthman.[7] Cette unicité de la source et l’absence de témoignages complémentaires ne peut que retenir l’attention, car nous faudrait-il admettre que l’histoire du Coran, si essentielle, aurait échappé à la mémoire collective et n’aurait donc été rapportée que par le seul Ibn Shihâb, homme ayant vécu qui plus est près d’un siècle après le Prophète ! Si les mythes ont une fonction réductrice et s’accordent bien avec l’existence d’un récit unique, l’historicité requiert au contraire une variété de témoignages ou documents. Concrètement, cela implique que nous ne disposons pas de réels moyens de vérification de l’histoire du Coran selon az–Zuhri !

3 – Pour les musulmans, le récit de az–Zuhrî serait confirmé par la présence physique de plusieurs codex muṣḥaf de Uthman. Cette existence matérielle des dits codex est logiquement attendue puisque notre hadîth affirme que des exemplaires de ce maître-étalon ont été envoyés en divers centres du monde islamique [l’on cite Bassora, Koufa, Damas, Médine] pour servir de version canonique et, qu’en conséquence, ils ont dû être pieusement conservés afin de servir de référence au fil des temps. Ainsi, l’on mentionne des exemplaires du Coran de Uthman conservés à Istanbul, Le Caire, Tachkent, mais aussi dans les grandes bibliothèques de St Pétersbourg, Londres, Birmingham, Paris. Or, et cela est scientifiquement évident, ces exemplaires prétendument mis par écrit sous l’égide de Uthman sont tous rédigés en un style d’écriture dit coufique monumental datable des IIe et IIIe siècles de l’Hégire. À titre de confirmation, les plus anciens manuscrits coraniques récemment authentifiés sont eux rédigés en un type d’écriture bien différent dit style hijazi, écriture qui était utilisée dès le Ier siècle de l’Hégire. Du reste, ces découvertes sont essentielles pour l’étude historique de l’écriture du texte coranique puisque certains de ces exemplaires auraient été rédigés une vingtaine d’années après le califat de Uthman [m. 656] et que, fait essentiel, ils sont conformes à un même ductus/rasm, nous reviendrons sur ce point.  En résumé, il n’existe donc pas à l’heure actuelle de “Coran de Uthman” et 1300 ans d’études coraniques musulmanes ne s’étaient pas donné la peine de vérifier ce qui, pourtant, aurait été la seule preuve irréfutable. La foi ici a toujours inhibé la raison, l’on croit et respecte un mythe, on ne l’interroge pas.[8]

4 – L’on est donc en droit de s’interroger sur cette absence, car si le “Coran de Uthman” avait réellement existé, en plusieurs exemplaires qui plus est, comment admettre que les autorités califales et religieuses n’auraient pas pris toutes les précautions pour le conserver tout au long des siècles ? Une seule réponse cohérente peut être apportée : le Coran a toujours été transmis essentiellement par oral et il n’y avait nul besoin d’un écrit de référence. L’acceptation et la propagation du récit de az–Zuhrî n’avaient d’autre fonction que de fonder et légitimer le mythe du Coran unifié et unique. Mais, pour les spécialistes : transmetteurs, récitateurs, exégètes, l’on a en réalité jamais eu besoin de se référer à ce Coran mythique puisque tous travaillaient avec la diversité orale du texte coranique représentée par les diverses Écoles de recension coraniques/riwâya et de variantes de récitation/qirâ’ât. À contrario, ceci indique que si la démarche de Uthman avait eu une quelconque réalité, elle n’aurait pas eu d’utilité réelle et concrète, le Coran se propageait oralement sans support matériel. Or, encore une fois, cette situation est l’exact contraire du but affiché par le projet de Uthman en notre hadîth, à savoir : fournir aux musulmans une version officielle du Coran à laquelle ils devraient se conformer. Pour confirmer à nouveau l’inutilité du Coran de Uthman tout comme, de facto, son existence, il n’y aura qu’à se remémorer l’édition du Coran qui est actuellement lue et suivie par l’immense majorité des musulmans. Il s’agit de l’édition égyptienne dite du roi Fouâd Ier ayant été élaborée en 1923-24 par un collège de savants chaperonné par l’Université de al–Azhar.[9] Or, cette commission n’a pas cherché à se référer à l’un des codex de Uthman, dont pourtant un des exemplaires est réputé être conservé au Caire, mais s’est appuyé sur des exemplaires du Coran remontant au plus loin aux Xe et XIe siècles.

 5 – Nous aurons donc montré qu’il n’existait pas d’exemplaires physiques du “Coran de Uthman” et que, si ces derniers avaient existé, ils n’auraient jamais été utilisés, ce qui en soi est une contradiction plaidant contre la réalité dudit Coran de Uthman. Nous allons à présent démontrer que ce “Coran de Uthmân”, qui ne nous est donc connu que selon le hadîth de az–Zuhrî ibn Shihâb, n’a jamais pu voir le jour, point essentiel de notre réflexion. Pour ce faire, rappelons-nous les faits principaux fournis par le hadîth de az-Zuhrî. Le problème initial est la divergence entre divers musulmans quant à la récitation du Coran : « Ḥudhayfa ibn al Yamân […] avait été effrayé par leur désaccord quant à la récitation ». Par récitation l’on traduit le terme qirâ’a lequel en ce hadîth a le sens technique de variante de récitation, ce qui ne devait pas être le cas à l’époque de Uthman. Nous tenons pour preuve de cet anachronisme que le Coran n’emploie pas le terme qirâ’a[10] et que pour désigner l’acte de réciter le Coran il a recours au mot tilâwa, encore que celui-ci signifie plus précisément lire.[11] Quoi qu’il en soit, Ḥudhayfa lança ce cri d’alarme à Uthman : « Ô Commandeur des croyants, réunis cette Communauté avant qu’elle ne diverge quant au Livre comme divergèrent les Juifs et les Chrétiens ». Bien que jamais ni juifs ni chrétiens ne divergèrent quant « au Livre » puisque la Thora n’est pas l’Évangile, il fut donc conseillé à Uthman d’intervenir afin que la situation n’empire et que les musulmans n’en viennent à se déchirer au sujet du contenu du Coran. Nous est ainsi décrit ce qui est supposé être le projet othmanien : mettre par écrit la version officielle du Coran afin que chacun puisse s’y référer et qu’il n’y ait plus de divergences de récitation.

Nous sommes à présent au cœur de la compréhension du problème. En effet, la réalisation du projet othmanien suppose que la commission nommée par Uthman fut en mesure d’écrire un texte qui puisse être lu selon une récitation/qirâ’a précise et unique. Cette opération implique donc que les scribes d’alors auraient possédé un système d’écriture permettant de transcrire pour chaque mot la totalité des consonnes et des voyelles. Ce type d’écriture est dit scriptio plena ou “écriture complète”, c.-à-d. utilisant un alphabet vocalique comportant toutes les consonnes et voyelles nécessaires pour établir une lecture directe et juste. Or, il est parfaitement établi qu’à cette époque les Arabes ne connaissaient pas de ce type d’écriture[12] et que, lorsqu’ils écrivaient, ils employaient un système d’écriture dit scriptio defectuosa ou “écriture incomplète”, c.-à-d. utilisant un alphabet consonantique ne comportant pas les voyelles. De plus, ils ne disposaient que de 14 graphes différents pour transcrire les 28 consonnes de la langue arabe. Autrement dit, aucune voyelle n’était transcrite et l’on n’utilisait pas les points diacritiques pour distinguer la totalité des consonnes entre elles. Il en résulte que l’on ne pouvait écrire que ce que l’on nomme un corps consonantique/rasm ou ductus, et ce, de manière très approximative. Cette situation archaïque ne permettait donc pas de distinguer, par exemple, entre un « b » un « » ou un « th » qui étaient représentés par un seul et même graphe-consonne ; idem pour « j », « ḥ », « kh » consonnes elles aussi représentées indistinctement par un seul et même graphe-consonne. Cette écriture très imparfaite implique qu’il n’était pas réellement possible de lire avec exactitude un texte ainsi transcrit. Ce mode de transcription impliquait obligatoirement que le contenu écrit soit connu d’avance, il s’agissait en quelque sorte seulement d’un vague et imprécis aide-mémoire, ce qui revient à dire qu’un texte ainsi rédigé devait être connu de mémoire pour être lu. Par ailleurs, nous avons évoqué l’existence des plus anciens manuscrits du Coran, tous postérieurs au présumé Coran de Uthman, et force est de constater qu’ils sont tous écrits avec ce type d’écriture défectueuse, c.-à-d. sans voyelles et sans points diacritiques.

6 – Nous sommes donc à présent en mesure de comprendre que la commission de Uthman ne pouvait réaliser le projet othmanien, à savoir : mettre par écrit une “version” du Coran fixant une récitation/qirâ’a officielle écartant d’autres manières de lire le texte coranique. En effet, comme nous venons de l’expliquer, l’on ne disposait à cette époque que d’une manière très imparfaite d’écrire laquelle, en tout état de cause, ne permettait pas de transcrire fidèlement telle lecture plutôt que telle autre. En l’état, cette manière d’écrire était donc tout à fait inapte à transcrire une “lecture/ḥarf ou des variantes de récitation/qirâ’ât plutôt qu’une autre puisque la majorité des variantes porte justement sur la voyellisation ou l’emplacement des points diacritiques des consonnes. En toute logique, s’il avait été mis par écrit le codex/muṣḥaf de Uthman, il aurait été seulement possible de transcrire un corps consonantique/rasm sans points diacritiques ni voyelles. Or, répétons-le, ce type de support peut être lu selon de très nombreuses variantes de récitation/qirâ’ât/lectures/aḥruf puisque celles-ci s’appuient tout particulièrement sur la variation des points diacritiques et des voyelles. Ainsi, si le codex de Uthman avait été effectivement réalisé, il n’aurait pas pu remplir le cahier de charges ayant motivé son élaboration : mettre par écrit une lecture précise et déterminée du Coran. Autrement formulé, un tel rasm othmanien aurait pu être lu selon de très nombreuses lectures, soit exactement le contraire du but recherché ! En résumé, Uthman ne possédait pas l’outil technique nécessaire pour mener à bien la réalisation du projet qu’on lui prête, car il ne pouvait pas de la sorte fixer et institutionnaliser une “lecture” au détriment des autres. En ces conditions, le « Coran de Uthman » n’a jamais pu exister ! Cet épisode de l’histoire du Coran n’est donc qu’un mythe.

7 – Ce constat indiscutable nous amène à considérer le hadîth de az-Zuhrî sous un autre jour puisqu’il rapporte une situation techniquement irréalisable et totalement anachronique. En réalité, le hadîth de az-Zuhrî témoigne de la problématique qui le motiva lors de la rédaction du récit mythologique du « Coran de Uthman » : la présence à son époque de nombreuses variantes de récitation/qirâ’ât du Coran, situation qui n’était pas compatible avec la volonté califale et théologique d’un seul Dieu, un seul Coran, une seule Communauté, une seule autorité politique et religieuse. Le projet othmanien est donc à vrai dire le projet de az-Zuhrî qui tenta ainsi, non pas de régler le problème de la diversité coranique en cours, mais d’inscrire dans le marbre du Hadîth le mythe d’un Coran unifié et unique. Il nous est donc aussi possible d’affirmer qu’au moment où az–Zuhrî met au point sa narration l’on dispose d’une écriture complète ou scriptio plena permettant de fixer par écrit une lecture déterminée, ceci explique sa rétroprojection anachronique, processus herméneutique s’exprimant à l’insu de az–Zuhrî lui-même. Par ailleurs, ceci permet logiquement de confirmer que la mise au point définitive[13] des voyelles et des points diacritiques dut être réalisée sous le règne du calife Abd-el-Malik ibn Marwân [646-705] au service duquel, rappelons-le, était az-Zuhrî. Ceci tend à confirmer les sources musulmanes attribuant à al–Ḥajjaj ibn Yûsûf, gouverneur de Abd-el-Malik, cette avancée majeure de l’écriture arabe même si ce dernier ne fut sans doute pas le seul artisan de cette amélioration technique.[14] En résumé, az-Zuhrî a conçu son hadîth non pas en fonction de données traditionnelles qu’il aurait colligées et transmises, mais à partir de la situation qu’il vivait quant à la diversité des variantes de récitations/qirâ’ât à son époque ainsi qu’à partir de la possibilité technique d’écrire explicitement ces variantes. Tel était bien le projet califal de az–Zuhrî, lequel ne put donc jamais être le projet othmanien !

8 – Nous disposons à présent de suffisamment d’éléments pour vérifier à postériori que le codex de Uthman n’a jamais vu le jour. En effet, s’il a été dit à Uthman « réunis cette Communauté avant qu’elle ne diverge quant au Livre » et si de plus celui-ci « envoya à tous les horizons un exemplaire du muṣḥaf qu’ils avaient transcrit et ordonna de brûler tout ce qui différait du Coran », comment justifier que près de 10.000 variantes de récitations nous soient encore connues ! Nous l’avons dit, la problématique des variantes de récitation/qirâ’ât est ce qui motiva principalement az–Zuhrî, ce qui en soi indique donc que le Coran de Uthman n’avait pas existé puisque ce codex était censé avoir unifié les variantes et que, si tel avait été le cas, az–Zuhrî n’aurait pas eu à s’en soucier. En réalité, l’on sait que la variabilité de récitation a principalement été réglementée par Ibn Mujâhid et ses successeurs, soit trois siècles après Uthman et plus de deux siècles après az–Zuhrî… Ces simples faits historiques permettent aussi d’infirmer les nombreuses spéculations concernant les codex dits de Alî, Ibn Masa‘ûd ou ‘Ubay ibn Ka‘b. Ces versions privées sont souvent citées par les islamologues afin de prouver, ou du moins insinuer, que la tentative d’uniformisation du Coran sous Uthman connut malgré sa décision autoritaire des versions concurrentes. Or, l’existence de ces supposées versions divergentes ne repose que sur quelques hadîths et nul exégète n’a jamais prétendu les avoir consultées. Du reste, seul le bibliographe shiite Ibn an–Nadîm, dans son Firhist compilé au IVème siècle de l’Hégire, a mentionné avoir vu physiquement lesdits codex. Par ailleurs, ce que ces hadîths nous apprennent et que Alî, Ibn Masa‘ûd ou ‘Ubay ibn Ka‘b refusèrent d’admettre le Coran de Uthman comme unique document de référence. Pour autant, afin que ces codex concurrents eussent eu eux aussi une réalité, il aurait fallu que les susnommés aient disposé d’un mode d’écriture permettant la voyellisation et le repérage des consommes par les points diacritiques afin que leurs variantes/qirâ’ât soient identifiables. Or, bien évidemment, leur situation était la même que pour la sipposée commission de Uthman : l’écriture disponible était une scriptio defectuosa/écriture défectueuse ou incomplète et il ne leur était donc pas plus possible que cela ne l’aurait été pour Uthman de rédiger lesdits codex ! Cependant, puisque nous avons démontré avec rigueur et certitude que le codex de Uthman n’est qu’un mythe, la légende de ces codex concurrents traduit nécessairement un autre phénomène. En effet, le shiisme a beaucoup traité de ces fameuses recensions, et l’on comprend l’usage anti-orthodoxie sunnite et pro-alide qu’il a pu en faire. Grâce à ce procédé virtuel, l’Exégèse shiite a pu justifier de nombreuses qirâ’ât/variantes coraniques leur ayant permis d’affirmer que certains versets ou segments de versets plaidant entre autres pour la succession prophétique de ‘Alî avait été supprimés du Coran par la commission de Uthman. D’autre part, si les sunnites ont eux aussi validité l’existence de ces codex contestataires, ce n’était que pour mieux renforcer ainsi la réalité du Coran de Uthman. Au final, ces codex pas plus que celui de Uthman n’ont donc jamais eu la moindre réalité matérielle, mais ils ont symbolisé tant la mythologie sunnite que shiite…

9 – Pour autant, est-ce à dire que nous n’aurions aucune preuve ou argument quant à la fiabilité du Coran ? Autrement dit, quelles garanties rationnelles avons-nous quant au fait que le Coran en lequel nous croyons et que nous suivons soit bien conforme à la Révélation ? Réfuter l’existence du Coran/muṣḥaf/codex/vulgate de Uthman est intellectuellement obligatoire, mais en quoi cela remet-il en cause l’essentielle certitude de notre foi : le Coran est la transcription de la révélation faite par Dieu à Muhammad ? La raison aurait-elle ici déconstruit le mythe pour instiller le doute en notre foi ! Nous ne le pensons pas, car une fois ôté le filtre mythologique qui au nom de la foi obscurcissait notre raison, apparaissent plusieurs lignes de démonstration validant le Coran dont nous disposons :

1 – Le Coran a toujours été transmis oralement et de manière large. Le Coran n’a donc pas vraiment été tributaire de l’écrit. Nous l’avons souligné, la mise par écrit du Coran n’a jamais été autre chose qu’un support mémoire secondaire et peu utilisé durant près de deux siècles au moins, c’est-à-dire jusqu’à ce que soient mis par écrit des codex coraniques identiques à celui dont nous disposons à l’heure actuelle.

2 – Nous avons montré que le Coran, à la différence de la Bible, n’avait point été la propriété d’une caste de scribes et qu’il était resté en quelque sorte en diffusion libre. Cette absence de mains basse sur le Coran explique que le texte coranique ne pouvait être que difficilement modifiable. Pour cette démonstration, voir : l’Interprétation et la conservation du Coran.

3 – Par contre, il est indéniable que le Coran a été pris en charge par une caste d’exégètes. Dans l’article référencé ci-dessus, nous avons de même démontré que la “guerre des codex” entre sunnites et shiites s’était soldée par un échec. En conséquence de quoi, les exégètes ont très vite compris qu’ils devaient mener “la guerre du Texte”, autrement dit : s’il n’était guère possible de modifier le texte coranique, il était aisé d’en modifier le sens par l’interprétation. Telle fut la “bataille du sens”, enjeu exégétique majeur lors de la construction de l’Islam tant sunnite que shiite. Ainsi, le texte coranique fut-il protégé puisqu’il n’était pas nécessaire de le modifier pour obtenir par l’interprétation le sens voulu et recherché par l’Islam afin d’obtenir pour ses propres développements une justification coranique. Pour une approche détaillée, voir : l’Interprétation et la conservation du Coran.

4 – L’étude récente des anciens manuscrits du Coran oubliés dans les bibliothèques des anciennes puissances coloniales a apporté des preuves quant à la matérialité du Coran. Ces recherches, curieusement négligées par l’islamologie elle-même,[15] n’en sont qu’à leur début, mais, d’ores et déjà, elles ont mis en évidence l’existence de plusieurs manuscrits coraniques plus ou moins partiels. Tous utilisent la même écriture défectueuse et le style graphique dit hijazî et certains auraient été mis par écrit une trentaine d’années après le décès du prophète Muhammad. Fait essentiel, tous ces codex très anciens suivent le même ductus/rasm/corps consonantique que le Coran actuel. Ce ductus, bien évidemment, est donc dit à tort rasm ‘uthmânî, mais sa constance indique que les scribes transcrivaient à cette époque précoce un même texte coranique. Rappelons-le, l’écriture d’alors ne permettait pas d’indiquer les voyelles ni les points diacritiques pour différencier certaines consonnes entre elles, la lecture du ductus/rasm ainsi rédigé dépendait donc de la mémoire du lecteur. Aussi, autour de cette ligne invariante, les aléas de la transmission orale puis, plus tard, les intrusions exégétiques,[16] générèrent des milliers de variantes de récitation/qirâ’ât de ce qui à l’origine est un seul et même texte coranique, une variante correspondant au fait que la graphie consonantique de certains mots du Coran puisse donc être lue de plusieurs manières.[17] Au delà de cette variabilité affectant certains termes et dont la grande majorité ne modifie pas le sens du texte, le Coran est donc bien un seul et même texte de l’origine à nos jours.

5 – Ainsi, le fait que des milliers de variantes/qirâ’ât aient été conservées confère au Coran dont nous disposons un véritable caractère scientifique, l’équivalent de ce que l’on nomme une édition critique. Le Coran n’est donc pas un document unique miraculeusement conservé[18], mais un document oro-scripturaire affecté de nombreuses variantes/qirâ’ât dont l’étude est à même de manière critique et méthodologique de permettre la reconstitution de ce que fut la récitation initiale du Coran, c’est-à-dire avant l’apparition des qirâ’ât, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât. À bien comprendre cette problématique spécifique, tout se passe donc comme si nous ne disposions pas de 100% du Coran transmis par Muhammad, mais bien de 101%, c’est-à-dire un texte unique plus ses variantes de récitation. Loin de remettre en cause la crédibilité de la transmission du Coran, l’existence des variantes/qirâ’ât atteste, au contraire, de sa réelle et rigoureuse histoire transmissionnelle.  Du reste, nos travaux ont montré que les variantes/qirâ’ât modifiant le sens du texte coranique pouvaient être repérées et que l’analyse littérale permettait d’établir quelle en était la bonne lecture, cf. Variantes de récitation ou qirâ’ât, chapitre : variantes exégétiques.

6 – Puisque le Coran n’a pas été miraculeusement protégé par Dieu,[19] puisqu’il a été logiquement affecté de nombreuses variantes lors de sa transmission interhumaine, puisqu’il a été l’enjeu d’une âpre “guerre d’interprétation”, l’on aurait pu s’attendre à ce que le texte coranique ait été au fil des siècles modifié pour être conforme aux désirs des uns et des autres. Or, il n’en est rien, et les différences entre le Coran et l’Islam, c’est-à-dire entre ce que dit réellement le Coran et ce que l’Islam lui fait dire, sont toujours aisément constatables et vérifiables. Ce constat, que l’ensemble de nos recherches exégétiques ne cesse de mettre en évidence, indique un fait essentiel : le texte du Coran n’a pas été modifié. En effet, et cela est aisé à constater, si le propos du Coran diffère encore à l’heure actuelle du propos de l’Islam, parfois au point de s’y opposer, c’est qu’il ne fut pas possible d’adapter le texte coranique aux besoins de la construction dogmatique, exégétique et juridique de l’Islam. Nous avons expliqué qu’en réalité c’est l’interprétation du Texte qui a été prioritaire et que celle-ci ne nécessita point que l’on modifiât le texte coranique. La conformité du texte coranique à la lecture que l’Islam en propose n’est donc qu’une illusion provenant de ce que nous lisons le Coran avec les yeux de l’Islam, c.-à-d. selon les interprétations qu’il en propose. Mais, dès lors que nous comprenons le Coran selon le Coran lui-même,[20] ce que réalise notre méthodologie d’analyse littérale, nous constatons sans peine que le Coran ne dit pas ce que l’Islam en dit. En d’autres termes, le Coran n’a pas été écrit ou même réécrit au service de l’Islam, mais l’Islam a asservi le sens coranique en recourant autant que nécessaire à l’interprétation, voire la surinterprétation. Les très nombreuses différences de sens entre le texte du Coran et le propos de l’Islam constituent donc de notre point de vue la preuve la plus forte de l’intégrité du texte coranique. Voir en note un exemple montrant la conservation du texte coranique bien que le sens en fut manifestement opposé à celui que l’Islam désirait.[21]

7 – Enfin, il nous faut avoir parfaitement conscience du fait suivant : quand bien même trouverions-nous demain un Coran intégral daté de l’an 632, année du décès du Prophète Muhammad, que croire en l’origine révélée de ce document relèverait uniquement de la foi. Aussi, en déconstruisant le mythe fondateur du Coran de Uthman, mais aussi ceux de la prime révélation en la grotte de Hirâ’[22] et autres légendes intermédiaires, la raison permet à la foi de se libérer de croyances irrationnelles qui la desservent plus qu’elles ne la servent. Si l’on ne peut bien évidemment jamais prouver que le Coran a été révélé par Dieu, là sont les limites de la raison, nous parvenons au seuil où la raison ne peut combattre la foi. Néanmoins, par l’exercice de la raison nous aurons établi des certitudes quant à la fiabilité du Coran en tant que texte essentiel à notre foi de musulman. Sans paradoxe aucun, la raison épaule donc ici la foi. Ce travail entre foi et raison est essentiel afin que la foi n’enterre point la raison ou que la raison ne soit point le fossoyeur de la foi.

Conclusion

Nous aurons rigoureusement démontré que le “Coran de Othman” est un mythe et qu’il ne possède aucune réalité matérielle. L’histoire du Coran telle que les musulmans en sont porteurs ne s’inscrit donc pas dans l’Histoire, mais relève de la mythologie, c.-à-d. de ce que l’on croit sans le soumettre à l’épreuve de la raison. L’argument rationnel et historique central est le suivant : les musulmans du temps de Uthman ne possédaient pas une écriture suffisamment précise pour transcrire un Coran qui aurait déterminé une lecture officielle du Coran ne varietur permettant ainsi d’écarter les autres variantes de récitation existantes. En résumé, il en est ainsi car l’on sait de source documentée que le texte du Coran ne fut transcrit avec voyellisation et points diacritiques que plus d’un siècle après ‘Uthmân. Le hadîth de az–Zuhrî ibn Shihâb charpentant ce mythe uthmanien relève donc d’une volonté bien postérieure de canoniser l’histoire coranique afin de protéger rétroactivement le dogme de l’unicité du Coran.

S’il nous a été possible de déconstruire « le mythe du Coran de Uthman », pour autant, nous n’avons pas l’intention de précipiter les musulmans en un grand vide historique propice au surgissement du doute. La raison ne combat pas ici la foi, mais lui propose des espaces plus rationnels, car, une fois ôté le voile du mythe othmanien, force est de constater que nous disposons à l’heure actuelle de nombreuses preuves issues de l’étude des manuscrits coraniques anciens. Ces travaux islamologiques sont récents et prometteurs, ils indiquent dès à présent que ces codex, même partiels, et dont certains ont été mis par écrit quelques décennies à peine après le décès du prophète Muhammad, sont transcrits selon un ductus/rasm/corps consonantique identique à celui que nous connaissons actuellement. Par ailleurs, nous nous en sommes expliqué, nos propres recherches portent sur la fiabilité, non pas du rasm coranique,[23] que nous considérons historiquement acquis et sûr, mais du texte complet [voyelles et points diacritiques] tel que nous le connaissons actuellement.[24] Autrement dit, nous prouvons régulièrement qu’au delà de la fluctuation due aux variantes de récitations/qirâ’ât il est possible d’établir qu’elle était la lecture d’origine. Ainsi, chaque conflit mis à jour entre le sens littéral explicite du Coran et l’interprétation contraire que l’Islam en soutient est une preuve directe de ce que le texte coranique n’a pas été modifié pour être mis en conformité avec les points de vue de l’Islam. La persistance des différences de sens entre le Coran et l’Islam est alors la garantie la plus solide et objective de l’intégrité du texte coranique.

Au final, si le “Coran de Uthman” n’est qu’un mythe, une fiction, cela ne remet pas en cause la réalité historique du Coran en lequel nous croyons. Bien au contraire, la raison ne peut ici que renforcer la foi dès lors que nous faisons abstraction de nos croyances. Au delà du mythe, le Coran peut donc entrer dans l’Histoire, c’est-à-dire la réalité des faits. Puisque, à bien comprendre, foi et raison, toutes deux rationnellement dépassionnées, convergent en harmonie quant à la véracité du texte coranique, notre foi porte alors sur l’essentiel, l’indémontrable, la certitude du croyant : le Coran est le Message révélé par Dieu à tous les hommes.

Dr al Ajamî

[1] Sur la déconstruction de ce mythe, voir : La première révélation du Coran selon l’Islam.

[2] Bien que nous n’envisagions pas en cette étude la critique du texte de ce hadîth, pourtant truffé d’affirmations contradictoires et de non-sens, nous signalerons tout de même que lorsqu’il est dit que « Uthmân restitua les feuillets à Ḥafṣa » ce fait est parfaitement illogique. En effet, si l’on admettait que Uthman fit réviser le codex de Ḥafṣa par ladite commission et si l’auteur du hadîth prit la peine de préciser que « si vous divergez d’avec Zayd ibn Thâbit en un point du Coran, écrivez-le en la langue de Quraysh » cela signifierait qu’il dut y avoir des différences entre le codex de Ḥafṣa et celui produit par ladite commission othmanienne. En ce cas, puisque Uthman « ordonna de brûler tout ce qui différait » de son codex, pourquoi aurait-il fait rendre à Ḥafṣa son codex celui-ci devant obligatoirement comporter des différences il aurait dû donc lui aussi être détruit ? Dans le cas contraire, il n’aurait pas été nécessaire d’en produire une version révisée et corrigée et le travail de cette commission aurait donc été inutile ! Zuhrî, tout à son œuvre, ne note pas la contradiction qu’ainsi il génère, sa ligne de pensée étant dans doute de légitimer le travail de Uthman au nom de l’autorité tutélaire de Ḥafṣa, l’épouse du Prophète. Autre hypothèse complémentaire de la précédente, le fait de brûler, ou de déchirer selon une variante, tous les codex divergents est un ajout en fin de hadîth réalisé postérieurement à az-Zurî et destiné à renforcer dans l’esprit des musulmans que le Coran de Uthman est conséquemment l’unique Coran authentique de référence. D’autre part, nous noterons qu’il était matériellement impossible de repérer tous les codex personnels à usage privé ou non, complets ou partiels, et donc de les détruire. Qui qu’il en soit, l’on ne brûle pas les mémoires, mode principal de transmission et conservation du Coran, rappelons-le ! Enfin, ceci est aussi l’occasion de constater que l’islamologie sait ne pas être critique envers les sources musulmanes quand celles-ci servent ses objectifs. Ici, l’islamologie valide les yeux fermés cet impossible autodafé afin de pouvoir mieux affirmer que le Coran post-othmanien n’est qu’une version parmi d’autres et que, subséquemment, ils tiennent là la preuve que le Coran est le fruit d’un processus d’écriture à plusieurs mains et dont la rédaction et la canonisation ont été échelonnées dans le temps.

[3] Pour la notion d’Écrit/kitâb, voir : Le terme kitâb selon le Coran.

[4] Ex. : « …Voici les versets de l’Écrit/al–kitâb », S10.V1.

[5] Le nommé az–Zuhrî ibn Shihâb serait né dans les années cinquante de l’Hégire et décédé en 124, il appartient donc à la classe générationnelle des successeurs/at–tâbi‘ûn. Cela signifie qu’il n’est pas le témoin direct des évènements qu’il rapporte et que près d’un siècle le sépare du début de la révélation lorsqu’il se met au service du calife Abd-el-Malik ibn Marwân dans les années 80.

[6] Pour notre analyse critique de ce hadîth, voir : La première révélation du Coran selon l’Islam.

[7] L’appellation vulgate de Uthman exprime à elle seule le présupposé islamologique quant au Coran. En effet, le terme vulgate fait référence à la version latine canonisée et donc suppose que Uthman aurait supprimé selon les mêmes perspectives et de manière autoritaire toute une polyphonie coranique existant préalablement.

[8] Pour s’en convaincre par l’exemple, l’on peut se reporter à une vidéo relative au Coran de Uthman conservé au Caire, voici le lien de cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=lRE7nvUR1J4. L’on y voit un jeune imam venant d’Allemagne contempler avec émotion ledit exemplaire du Coran de Uthman. Il ne se pose aucune question, il voit sous ses yeux éblouis la preuve de ce qu’il croit. Cependant, cette vidéo, tirée d’un long documentaire produit par la chaîne Arte, a été coupée lors de sa mise en ligne par un musulman. En effet, lorsque l’on visionne l’original, l’on constate que juste après cette coupure apparaissait à l’écran François Déroche, le spécialiste mondial des codex coraniques anciens, affirmant que sans nul doute ce Coran, comme ses similaires attribués à Uthman, était rédigé en écriture coufique et datait au minimum du IIe siècle de l’Hégire, affirmation incontestable. Que cette vidéo ait donc été coupée juste avant cette déclaration pourrait paraître anecdotique, mais nous le comprenons comme un indicateur fort de ce que nous avançons : nous, musulmans, refusons les faits rationnels pour nous réfugier, mais à tort, dans nos croyances et nos mythes. À force de ne pas éclairer notre foi à la lumière de la raison, nous la verrons s’enfoncer dans les ténèbres.

[9] Le texte rédigé est donné selon la leçon/qirâ’a de ‘Âsim ibn Abî–n–Nujud [m. 127 H.] et selon la recension/riwâya par l’École de Ḥafṣ ibn Sulaymân [m. 180 H.]

[10] Le terme technique qirâ’a a été forgé pour justement distinguer ce qui relève des variantes de récitation/qirâ’ât de ce qui correspond simplement à l’acte de lire/tilâwa.

[11] Une seule occurrence coranique : « Ceux à qui Nous avons donné le Livre le lisent/yatlûna de sa juste lecture/tilâwa, ceux-là sont ceux qui y portent foi. Et ceux qui le dénient, ceux-là se sont égarés. », S2.V121.

[12] Tel était le cas de l’écriture de toutes les langues sémitiques que l’on sait, du reste, essentiellement consonantiques.

[13] Pour être précis, il a été retrouvé des papyri et des graffitis antérieurs à la période islamique sur lesquels ont été notés certains points diacritiques, mais, d’une part, cet usage était à la fois partiel et aléatoire et, d’autre part, semble n’avoir jamais été généralisé à cette époque.

[14] Selon les sources traditionnelles, l’on cite aussi Abû–l–Aswad ad–Du‘alî [m.688] et d’autres sans que ces informations soient historiquement prouvées.

[15] Si nous pouvons comprendre que les doctes musulmans ne se soient jamais réellement intéressés à la recherche et à l’étude des anciens codex du Coran puisque comme toute mythologie la mythologie othmanienne du Coran court-circuitait toute démarche historique, nous ne pouvons guère l’admettre pour l’islamologie. En effet, bien que les puissances coloniales occidentales aient pillé les plus vieux manuscrits du Coran du monde musulman, les orientalistes et à leur suite les islamologues ont curieusement délaissé l’étude de ces documents si essentiels à la compréhension de l’histoire du Coran, mais est-ce vraiment par hasard !  Par ailleurs, il y aurait beaucoup à dire quant à la saga que nous nommerons sans peine « À la recherche du Coran perdu » ou, en fonction des intentions des uns et des autres : « Les aventuriers de l’Archive perdue ». Rappelons donc l’étrange décès en montagne de l’érudit coranologue Gotthelf Bergsträsser, puis le non moins curieux accident d’avion de son continuateur Otto Pretzl et l’incroyable dissimulation de leurs 12.000 clichés sur microfilms de corans anciens récupérés par Anton Spitaler. Celui-ci était un agent des renseignements du IIIe Reich qui prétendit que lesdits précieux microfilms avaient été détruits par un bombardement allié alors qu’il les conserva dans sa cave personnelle des décennies durant. Il est tout aussi inexpliqué que par la suite ces documents rares réapparaissent entre les mains de l’islamologue allemande Angelika Neuwirth elle-même à l’heure actuelle directrice du projet Corpus Coranicum…. De même, citons le quasi rapt privé des palimpsestes de Sanaa par le Dr Gerd Rüdiger Puin et sa femme – et ne parle-t-on pas à présent d’une destruction possible par les bombardements saoudiens des manuscrits encore conservés à Sanaa ! La suite au prochain épisode… mais, en la matière, l’islamologie moderne ne semble pas prête à assumer un scénario qui contredirait ses préjugés !

[16] Nous signalons ainsi que si effectivement la majorité des variantes de récitation n’affecte pas le sens, une partie est malgré tout intentionnelle et exprime une volonté exégétique modifiant la compréhension de tel ou tel verset, tel ou tel terme. Sur ce point, confer notre étude critique : Variantes de récitation ou qirâ’ât.

[17] C’est l’extension de ce phénomène de dérivation qui fut structuré à partir de Ibn Mujâhid pour prendre la forme que nous lui connaissons actuellement de sept à quatorze lectures du Coran.

[18] Nous avons démontré cela en Dieu protège le Coran selon le Coran et en Islam ; S15.V19 ?

[19] Voir : Dieu protège le Coran selon le Coran et en Islam ; S15.V19 ?

[20] C’est-à-dire selon l’approche dite tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân/explication du Coran par le Coran.

[21] Un exemple parmi tant d’autres : en l’article intitulé Couper les mains du voleur – S5.V38, nous avons montré que le Coran employait la locution coupez les mains/aydiy de chacun d’eux. Or, le recours ici à un pluriel : mains/aydiy au lieu du singulier main/yad logiquement attendu s’il s’était agi de dire que l’on devait couper la main du voleur s’est avéré problématique pour l’Exégèse juridique puisque le pluriel en arabe ne commence qu’à partir de trois éléments. Les exégètes ont donc proposé que l’on comprenne ce pluriel comme un singulier ou bien que pour les singuliers le voleur et la voleuse l’on entende un pluriel : les voleurs et les voleuses. De la sorte, il a été possible à nos juristes d’affirmer que le Coran prônait cette peine corporelle : l’amputation de la main du voleur. Or, nous l’avons démontré, le Coran en utilisant l’expression au pluriel signifiait que l’on devait retirer au voleur les moyens et les positions lui permettant de commettre ses méfaits, ce qui de plus ne pouvait s’appliquer qu’au vol commis par les puissants et les riches. L’on note donc la présence de deux points de vue radicalement différents entre le Coran et l’Islam, mais, et cela est capital, nous constatons que pour autant le texte de ce verset n’a pas été modifié alors qu’il eut été si simple de retoucher très légèrement la graphie arabe du pluriel aydiy pour le transformer en yad au singulier afin de mettre le Coran en conformité avec la volonté de l’Islam. Cet exemple illustre parfaitement le fait que l’interprétation du Coran en a paradoxalement protégé la lettre et qu’il n’a donc pas été nécessaire d’altérer volontairement le texte coranique.

[22] Sur ce point important de notre mythologie coranique, voir : La première révélation du Coran selon l’Islam.

[23] Rappelons qu’il est donc erroné de le nommer rasm ‘uthmânî/rasm othmanien.

[24] Sur ce point, en dehors des éléments que nous avons fournis en cet article, voir : Quel Coran ?