Par “théorie de l’involution” nous n’entendons pas une démarche concordiste qui proposerait prétendument au nom du Coran une approche créationniste. Néanmoins, c’est tout de même à un des aspects de la théorie de l’évolution telle qu’elle est généralement admise que nous faisons allusion puisque dès son apparition elle a gagné progressivement tous les domaines conceptuels. C’est ainsi qu’en constatant l’intrusion du monothéisme biblique sur les terres de polythéismes millénaires[1] naquit dans les milieux de la critique socio-historique des religions une théorie évolutionniste concevant le monothéisme en tant qu’aboutissement d’un polythéisme originel. En quelque sorte, le passage par tâtonnements et réductions de la pluralité concrète du paganisme, puis du polythéisme, vers l’unicité abstraite du monothéisme, ce parallèlement à l’évolution de la pensée humaine.
À l’inverse, le Coran présente une théorie de l’involution énonçant que le polythéisme provient d’une dégradation du monothéiste initial. Cette affirmation repose sur deux postulats pleinement coraniques. Le premier est lié au Pacte primordial et au concept de Foi ontologique/dîn[2] à l’Homme, S7.V172, c’est-à-dire la connaissance innée de l’existence divine que chacun d’entre nous porte en lui-même. Celui qui accepte de reconnaître ce que sa Foi ontologique lui indique acquiert alors une foi personnelle/îmân nécessairement monothéiste en première intention. De même, celui qui s’y refuse est donc un dénégateur de ladite Foi, ce que le Coran dénomme à juste titre un kâfir, nous avons développé ces points en Foi et non-foi, îmân et kufr selon le Coran et en Islam. Le second postulat, que nous allons à présent envisager, suppose que les hommes constituaient à l’origine une unique communauté primitivement monothéiste. À priori, pour qu’il y ait cohérence entre ces deux axiomes coraniques, l’on est en droit de penser que cette communauté humaine ne connaissait qu’un état premier de la foi exprimant primordialement directement leur perception et ressenti de la Foi ontologique. Qu’enseigne donc notre verset-clef : S2.V213 ?
• Que dit l’Islam
La traduction standard par ses ajouts entre parenthèses témoigne parfaitement de l’interprétation exégétique classique de notre verset référent : « Les gens formaient (à l’origine) une seule communauté (croyante). Puis, (après leurs divergences,) Allah envoya des prophètes comme annonciateurs et avertisseurs…», S2.V213. L’Exégèse a été ici pleinement influencée par la vision talmudique du monde, histoire religieuse ethnocentrique qu’elle détourna, de bonne guerre, à son profit. En effet, l’Exégèse a fourni un propos attribué à Ibn ‘Abbâs illustrant parfaitement l’avis exégétique voulu : « Il y a eu entre Adam et Noé dix générations/qurûn et toutes suivaient la Législation véridique/shari’a min al–ḥaqq.[3] Puis, ils s’opposèrent, alors Dieu suscita les prophètes. » Ce texte, qui n’est pas même un hadîth, reprend en réalité les chapitres 4 et 5 de la Genèse,[4] recyclage et détournement, puisque les adorateurs de Yahweh deviennent sous la plume de nos commentateurs les pratiquants du véritable Islam orthodoxe, la religio perennis dont Adam aurait été le premier prophète, Abraham le primo actualisateur du dernier cycle, le Prophète Muhammad la clôture, et l’Islam des premières générations la pure expression. L’affaire étant d’importance, l’Exégèse ira jusqu’à soutenir qu’en la recension coranique dite de Abdullah ibn Mas‘ûd ou celle de Ubay ibn Ka‘b,[5] c’est selon, le texte de notre verset aurait été ainsi libellé : « les gens formaient une seule communauté puis ils divergèrent alors, Dieu suscita des prophètes… ». De la sorte, l’on souhaita introduire dans la ligne du texte coranique la mention fa-khtalafû/ils divergèrent, libellé que nous avons noté toujours présent dans la traduction standard. Le but de la manœuvre est clair : coller au récit biblique et à la lecture imputée à Ibn ‘Abbâs[6] ci-dessus mentionnée.
N’allant pas nécessairement aussi loin dans le retraitement du texte, d’autres optèrent pour un tour de passe-passe herméneutique en décrétant sans aucun fondement linguistique qu’en notre verset le mot umma signifiait religion, on lit alors : « les hommes suivaient une religion unique [dîn wâḥid]», et l’on commente par : il s’agit de la religion de la vérité [dîn al–ḥaqq], autrement dit de dîn–al–islâm. L’islam étant en ce verset plus qu’anachroniquement mis au centre du sujet, il devient tout aussi aisé d’affirmer que le segment « ceux-là mêmes à qui il avait été apporté se mirent à en disputer », traduction standard, visait les juifs qui se déchirèrent par « inimitié entre eux » quant au « Livre », c’est-à-dire en ce cas la Thora ! Ainsi, une partie du message de ce verset qui, comme nous le verrons, est une charge contre la spéculation théologique à partir de la Révélation en tant que source de dissensions, a-t-elle été escamotée. Cette spécification forcée permit alors de stigmatiser le juif, notre alter ego négatif. C’est toujours selon cette lecture islamo-centriste exclusiviste du fait religieux que le segment « Puis Allah de par Sa Grâce guida ceux qui crurent vers cette Vérité sur laquelle les autres disputaient », traduction standard, a pu signifier : Dieu a guidé les musulmans à la seule vraie religion ; l’Islam, le seul chemin droit. En conséquence de quoi, toutes les autres religions sont dans l’erreur et la déviance. Les commentateurs ont alors cru bon d’illustrer cette apologétique avec quelques exégétiques images d’Épinal. Exemple : « Ils ont divergé quant au vendredi ; les juifs ont opté pour le samedi et les chrétiens pour le dimanche, mais Dieu a guidé la umma de Muhammad à la vérité afin qu’ils reviennent au Vendredi » ou : « Ils ont divergé quant à qibla, les juifs se sont tournés vers Jérusalem et les chrétiens vers l’Est, mais Dieu a guidé la umma de Muhammad à la vérité afin qu’ils s’orientent vers la vraie qibla : la Kaaba. »
• Que dit le Coran
Voici la traduction littérale de notre verset référent : « Les hommes étaient une unique communauté… alors, Dieu suscita les prophètes, annonciateurs et avertisseurs, et Il révéla par eux le Livre en toute vérité afin qu’il arbitrât entre les gens quant à ce en quoi ils divergeaient. Or, ceux à qui il fut donné divergèrent à son sujet après que leur fussent parvenues les preuves, ce par esprit de controverse. Mais Dieu guida les croyants à propos de ce sur quoi ils divergeaient quant à la vérité, avec Sa permission. Dieu guide qui veut sur un chemin droit. », S2.V213.[7]
– En premier lieu, signalons que ce verset est de structure complexe du fait d’une syntaxe assez archaïque, ce qui a généré classiquement quelques espaces interprétatifs. Le français peine à coller au texte, mais notre traduction littérale, comme de règle, s’efforce au mot à mot. Le premier mouvement postule d’une période où les « hommes », ici il s’agit nécessairement de l’Humanité, sont dits avoir été une « unique communauté/umma », à priori sans qu’il soit dit en quoi cette communauté était une. Néanmoins, l’on comprend que ce temps est antérieur au cycle prophétique[8] puisqu’il est précisé : « alors, Dieu suscita les prophètes » et que, comme l’indique le recours à la préposition de causalité fa/alors et à nos points de suspension, c’est la rupture sous-entendue de cet état qui aura amené l’avènement de la prophétie. Les raisons de cette rupture sont données : « afin qu’il arbitrât entre les gens quant à ce en quoi ils divergeaient », c’est en cela que la Révélation fut nécessaire. Les divergences en question relèvent à des croyances comme le confirme la nécessité du « Livre » et le fait que le rôle principal attribué ici aux prophètes soit d’être « annonciateurs et avertisseurs » et non pas informateurs ou instructeurs. Or, ces deux termes ont dans le Coran une forte connotation eschatologique, ce qui présume préalablement à la mission desdits prophètes l’existence de conceptions théologiques, comme le vérifiera la suite de notre analyse. L’ on peut en déduire que diverses formes religieuses furent élaborées par les hommes avant le « Livre » c’est-à-dire la Révélation faite par Dieu par l’intermédiaire des prophètes : « Il révéla par eux le Livre ».
– Il nous est ainsi possible d’identifier en quoi cette communauté de tous les hommes est dite « unique communauté ». En effet, le propos global du verset est nettement théologique, cette « communauté/umma » n’est donc pas située dans un temps premier de l’humanité, mais avant la période où diverses religions ont dévié du monothéisme vers le polythéisme tout comme elles ont divergé entre elles. Rappelons que du point de vue historique l’existence d’une religion suppose une association avec un pouvoir fortement constitué, ce qui n’est que tardivement le cas pour ce que nous connaissons de cette protohistoire. Cette corruption du monothéisme vers le polythéisme se déduit en creux du principe général justifiant la Révélation, ex. : « Nous n’avons envoyé avant toi [Muhammad] aucun messager sans que Nous lui ayons inspiré : Il n’est de dieu que Moi, adorez-Moi donc ! », S21.V25. Ceci correspond en notre verset à l’énoncé se situant juste après que ladite « communauté » ne soit plus considérée comme unique : « alors, Dieu suscita les prophètes ». D’une part, nous en déduisons que cette « unique communauté » des « hommes » existait en une période antérieure au temps prophétique et, d’autre part, que cette « communauté/umma », malgré sans doute une grande diversité de rituels, possédait une seule et même conscience du divin, foi première en un Dieu unique, il s’agit donc d’une « unique communauté de foi », c.-à-d. de foi monothéiste. Selon la logique coranique, cela était attendu puisque le Coran postule que l’Homme est en fonction du Pacte primordial ontologiquement caractérisé par la Foi innée.[10] Subséquemment, il y a coïncidence entre l’apparition de la conscience humaine et la conscience d’une foi personnelle. Sans concordisme aucun, l’on constatera que ce point est corroboré par l’ensemble des découvertes paléo-archéologiques concernant le surgissement de l’homme actuel en correspondance directe avec des manifestations de foi, notamment les rituels mortuaires.[11] Cependant, en fonction de la signification de notre verset-clef qui ne concerne sur ce point que la foi, c’est à tort que lesdites manifestations sont interprétées comme autant de signes d’un sentiment de religiosité.[12] Cette lecture du passé de l’humanité ne repose à vrai dire que sur une rétroprojection hasardeuse de nos conceptions socio-historiques actuelles du fait religieux.
– Nous signalerons à présent que la locution unique communauté/umma wâḥida connaît 9 occurrences coraniques, mais qu’elles n’ont pas nécessairement toutes la même signification, activité conceptologique néologique du Coran oblige. Ainsi, l’on retrouve pour un propos équivalent la notion d’« unique communauté de foi » en S10.V19 : « Les hommes n’étaient qu’une unique communauté de foi puis ils divergèrent… » En un contexte différent, la formulation est identique, mais la signification diffère chronologiquement : « Certes, cette communauté [de croyants] vôtre est une unique communauté de foi et Je suis votre Seigneur, adorez-Moi donc ! », S21.V92. Il s’agit là de dire que la communauté des croyants monothéistes constitue de fait une « unique communauté de foi », mais, contrairement à S2.V213, nous sommes-là dans les temps postérieurs à l’initiation de la Révélation. Idem pour S23.V52. Un deuxième groupe de versets emploie notre locution avec le sens d’unique communauté religieuse, le segment-clef est le suivant : « …et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une unique communauté religieuse…», S5.V48. Ce verset capital a été analysé en le Salut universel selon le Coran et en Islam. Sont de signification identique les versets suivants : S11.V118 ; S16.V93 ; S42.V8 ; S43.V33.
– Reprenant à présent le cours de notre analyse, l’on note qu’à ce stade d’évolution de ce qui n’était plus alors une « unique communauté de foi », l’intervention de la Révélation, « le Livre », s’imposait. D’une part, du fait que la progression intellectuelle permettait que son message devînt intelligible et, d’autre part, parce que des « preuves » quant à la « vérité » devaient être fournies face à la situation de divergence de cette ex-communauté unique. Cette situation est attestée à contexte égal par le verset suivant : « Des prophètes[13] annonciateurs et avertisseurs afin qu’il n’y ait pas pour les hommes d’argument à opposer à Dieu après les prophètes… »[14] Selon le Coran, le message constant des diverses révélations apportées par le cycle prophétique est l’unicité de Dieu et l’égalité des croyants et des religions face à Dieu au Jour du Jugement. Ainsi est-il probable que l’argument/ḥujja,[15] au singulier, représente ce message, autrement nommé ici « la vérité ». Tout aussi logiquement, « ce en quoi ils divergeaient » relève de la prétention des uns et des autres à détenir la vérité et le Salut à l’exclusive des autres, cette intolérance fatale dont la dénonciation est au cœur de cette sourate comme du Coran. De même, c’est en ce sens que les hommes ne constituèrent alors plus une « unique communauté », mais des communautés religieuses dressées les unes contre les autres. Il devint par conséquent impératif que « le Livre en toute vérité », c’est-à-dire les révélations du Livre archétypal/umm al–kitâb,[16] soit opposé aux spéculations et aux dissensions théologiques qui divisaient les hommes. La fonction du « Livre » sera d’établir un critère, l’argument contraire aux supputations théologiques en question « afin qu’il arbitrât entre les gens quant à ce en quoi ils divergeaient ». Notons qu’en cet énoncé ce ne sont point les « prophètes » [17] qui sont chargés d’arbitrer les différends, mais bien le « Livre » que Dieu « révéla par eux ». Par ailleurs, le « Livre » n’a pas pour mission de trancher les litiges religieux par l’apport d’une religion unique,[18] mais seulement de délivrer le Message/risâla afin d’offrir aux hommes un argument/ḥujja et de leur rappeler ce qu’est la vérité/al–ḥaqq quant au Salut, la finalité justifiant le sens profond de leur existence ici-bas.
– Ceci étant, cette critique sur le fond de l’activité théologique des hommes n’exclut pas pour autant une remise en cause de la forme, comme l’indique l’autre verset référent : « Et les hommes n’étaient qu’une communauté unique, puis ils divergèrent. Et, si n’avait été une décision préalable de la part de ton Seigneur, il aurait été tranché entre eux quant à ce sur quoi ils divergeaient ».[19] Le contexte d’insertion de ce verset nous apprend sans difficulté que par divergences il faille entendre ici le polythéisme. De la conjonction de ces deux données il ressort que la Révélation, le « Livre », transmise par les prophètes a in fine une unique fonction : rappeler le monothéisme, c’est-à-dire la nécessaire mise en conformité des diverses manifestations de la foi avec la Foi primordiale ontologique à l’Homme. Du point de vue conceptuel est ainsi fondée la théorie de l’involution coranique selon laquelle le monothéisme est la situation à l’origine tout en confirmant que les premières religions abouties qui nous sont connues sont non monothéistes.[20] En voici une autre confirmation : « Ils [les polythéistes] éparpillèrent leur foi/dîna-hum et formèrent des groupes/shî‘an, chaque faction/ḥizb se réjouissant de ce qu’elle avait. »[21] L’approche du Coran est de fait nettement paradigmatique et propose à notre réflexion en une formulation d’une redoutable concision une vaste fresque de l’histoire religieuse de l’Homme théologique, et ce, sans alluder à une période historique déterminée [22] : « Les hommes étaient une unique communauté… alors, Dieu suscita les prophètes, annonciateurs et avertisseurs, et Il révéla par eux le Livre en toute vérité afin qu’il arbitrât entre les gens quant à ce en quoi ils divergeaient. »
– La fin de la communauté unique et l’avènement du cycle prophétique inaugurent donc une nouvelle ère : l’ère de la Révélation, initiée et entretenue par le cycle prophétique. Pour autant, la Révélation qui sera au fil du temps constamment apportée aux hommes par les prophètes : « Il révéla par eux le Livre », ne réglera pas la problématique initiale et les hommes « divergèrent à son sujet ». Nouvelles divergences « après que leur fussent parvenues les preuves » du fait même que l’Homme est à la fois nanti de la raison critique[23] et porteur de la Foi innée, états ontologiques qui lui confèrent intrinsèquement une grande capacité à la controverse : « ce par esprit de controverse ».[24] Cette réalité fera que malgré la Révélation, les hommes continueront à s’opposer : « or, ceux à qui il fut donné divergèrent à son sujet, après que leur fussent parvenues les preuves », nous en trouvons confirmation au verset suivant : « Ils ne sont divisés qu’après que leur fut parvenue la connaissance/al–‘ilm,[25] et ce, par esprit de controverse… »[26] L’on pourrait incidemment en conclure que la Révélation a aggravé la problématique plus qu’elle ne l’a résolue. Toutefois, si la Révélation n’a ni l’objectif ni la capacité directe à changer l’Homme, elle a pour mission de fournir « preuves »[27] et « vérité », ceci afin qu’« avec Sa permission »[28] les croyants puissent par eux-mêmes établir la distinction au sein des nombreuses spéculations religieuses et théologiques : « mais, Dieu guida les croyants à propos de ce sur quoi ils divergeaient quant à la vérité ».[29] L’esprit spéculatif qui anime tout homme doit pouvoir ainsi être en mesure de se référer à l’argument d’autorité suprême : « le Livre » afin d’y puiser toute la matière lui permettant de dépasser ses propres pensées. Encore une fois, il ne s’agit point de s’affilier à une religion unique qui serait prétendument enseignée par la Révélation et dont le mot « vérité » serait synonyme, mais de trouver l’expression d’une vérité unique, laquelle, à contexte identique, est synthétisée en ces termes : « En vérité, la Voie/dîn en Dieu est l’abandon de soi à Dieu/al–islâm. Ne divergèrent ceux à qui le Livre fut donné qu’après que leur soit parvenue la Connaissance, se causant tort entre eux… »[30] Conséquemment, les « croyants » sont ici tous les croyants se référant à une révélation qui leur est spécifique et, par extension, à la Révélation comprise comme une unité de message, et non pas les prétendus élus de telle ou telle religion. Enfin, l’ère de la Révélation apporte un élément fondamental puisque, en effet, les « preuves » quant à la « vérité » permettent pour les croyants la détermination d’« un chemin droit »,[31] notion de bel agir vertueux liée à la foi et donc, en sa finalité, au Jour du Jugement, Jour dont les « prophètes » sont nécessairement « annonciateurs et avertisseurs ». C’est dire qu’avant la première révélation à ce sujet, cette perspective eschatologique ne pouvait être connue des hommes, ni par conséquent être contre eux un argument. La conclusion est ouverte : « Dieu guide qui veut[32] sur un chemin droit », c’est dire en fonction de ce qui précède que « Dieu guide » tous les croyants qui désireront répondre sincèrement, sans divergences et sans controverses quant à la supériorité de leurs religions, à l’appel de la Révélation, appel résumé on ne peut mieux au verset ci-dessus cité : « En vérité, la Voie/dîn en Dieu est l’abandon de soi à Dieu/al–islâm… »
– Au final, le Coran postule de ce que la foi originelle est le monothéisme et que par suite cette « unique communauté » évoluera vers le polythéisme, une involution de la situation initiale : « Ils éparpillèrent leur foi/dîna-hum et formèrent des groupes, chaque faction se réjouissant de ce qu’elle avait. », S30.V32.[33] À l’origine est la Foi, en tant que donnée ontologique à l’Homme, puis son acceptation sous forme de foi personnelle, laquelle de par ce postulat est nécessairement monothéiste. Par suite, les hommes ont dévié et « éparpillé leur foi », c’est-à-dire l’ont séparée du pur noyau monothéiste pour y adjoindre d’autres divinités et croyances. Cette théorie de l’involution est foncièrement coranique et constitue l’exact inverse de la théorie de l’évolution du polythéisme vers le monothéisme telle que la conçoit la recherche ethno-anthropologique ou historico-critique.
Conclusion
L’analyse littérale de S2.V213 aura donc montré que selon le Coran l’Homme est foncièrement monothéiste du fait de la pré-connaissance en lui de l’existence de Dieu, c’est-à-dire de par la Foi qui lui est ontologique et innée. Le monothéisme est donc la forme originelle de la foi personnelle, ce qui explique qu’il soit dit que l’Humanité constituait à l’origine une « unique communauté ». Cependant, l’Homme s’avère la plupart du temps incapable de soutenir la difficulté de la transcendance d’un Dieu demeurant inaccessible à la raison : « La majorité d’entre eux ne peut croire en Dieu si ce n’est par le polythéisme », S12.V106. Le polythéisme naît donc d’une involution conceptuelle, il se constitue progressivement par dégradations successives, anthropomorphisme et anthropolâtrie, phénomènes dont la raison d’être est sous-tendue par la volonté de donner corps à ce qui dépasse l’entendement humain. Il s’agit donc d’une décadence spirituelle et intellectuelle.
Contrairement à ce que suppose la théorie de l’évolution en ce domaine, rien n’exclut que nous ne régressions pas à nouveau vers le polythéisme. À bien le considérer, le monde post-moderne en témoigne abondamment : croyances multiples et variées, superstitions et para-sciences, New-Age, etc., sont autant d’indicateurs de la perte de vitesse du paradigme rationnel au profit du paradigme post-moderne post-vérité actuel et tout autant des formes areligieuses de polythéisme. Entre la théorie de l’évolution et la théorie de l’involution, les rôles sont inversés. Pour la première la raison vient à bout de la foi, pour la seconde la raison épaule la foi.
Dr al Ajamî
[1] C’est-à-dire le Moyen-Orient au sens large, mais tel est bien aussi le cas de l’Europe qui, avant que d’être chrétienne, était terre de paganisme.
[2] Cf. S2.V256 : Nulle contrainte en religion ?
[3] L’on notera avec curiosité cette introduction d’une conception légaliste de la religion, et ce, dès Adam, anachronisme renforcé en une autre version : « et tous suivaient l’Islam ». Du point de vue logique ces propositions sont toutes irrecevables, car pour qu’il y ait « Loi divine », ou même selon la théorie de l’Islam : religion, il aurait fallu qu’il y ait eu révélation de ladite Loi, or le verset dit bien que ce n’est qu’après qu’il eut existé une communauté unique que Dieu suscita les prophètes en tant que transmetteurs de la Révélation.
[4] Ce chapitre de la Thora parle bien de dix générations, les commentateurs arabes comprirent parfois le pluriel qurûn employé en ce propos d’Ibn ‘Abbâs comme signifiant siècles : ils soutinrent donc que dix siècles s’étaient écoulés entre Adam et Noé, se mettant ainsi en contradiction avec le texte biblique dont ils s’étaient inspirés…
[5] Sans que cela ne soit ici le sujet, cet exemple illustre parfaitement la différence technique entre ce que l’on a nommé qira’ât ou variantes de lecture et les recensions ou muṣḥaf d’Ibn Mas‘ûd, Ibn Ka‘b, ‘Alî. En effet, lorsque les besoins de l’Exégèse imposaient que l’on modifiât le texte du Coran par ajout ou retranchement d’un mot ou modification du ductus, l’on s’en référait alors à l’un ou l’autre de ces prétendus corpus coraniques. Les commentateurs ont ainsi constitué un réservoir théorique dématérialisé, virtuel en quelque sorte, traduisant et trahissant leurs jeux et joutes exégétiques. Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse des variantes ou des recensions, si les moyens sont différents l’intention est unique : soumettre le texte coranique aux désirs de l’Exégèse. Cf. notre critique méthodologique : Variantes de récitation ou qirâ’ât.
[6] Il faudrait donc que nous supposions qu’Ibn ‘Abbas ait été un grand lecteur de la Thora en hébreu, à moins qu’il ne fût un rabbin versé dans les sciences talmudiques, voire kabbalistiques. Il faudrait aussi que nous admettions qu’Ibn ‘Abbâs se contredisait sans sourciller, puisqu’un autre propos lui fait dire que : « Les hommes étaient une unique communauté », c’est-à-dire de mécréants/kuffâran. » Ce phénomène est courant, et les grands compilateurs comme Tabari ou as-Suyûtî n’hésitent pas à lui attribuer parfois jusqu’à quatre avis différents et/ou contraires, il en est de même pour les prête-noms les plus fréquents tels Mujâhid, as-Suddiyy ou ad-Daḥḥâq.
[7] S2.V213 :
كَانَ النَّاسُ أُمَّةً وَاحِدَةً فَبَعَثَ اللَّهُ النَّبِيِّينَ مُبَشِّرِينَ وَمُنْذِرِينَ وَأَنْزَلَ مَعَهُمُ الْكِتَابَ بِالْحَقِّ لِيَحْكُمَ بَيْنَ النَّاسِ فِيمَا اخْتَلَفُوا فِيهِ وَمَا اخْتَلَفَ فِيهِ إِلَّا الَّذِينَ أُوتُوهُ مِنْ بَعْدِ مَا جَاءَتْهُمُ الْبَيِّنَاتُ بَغْيًا بَيْنَهُمْ فَهَدَى اللَّهُ الَّذِينَ آَمَنُوا لِمَا اخْتَلَفُوا فِيهِ مِنَ الْحَقِّ بِإِذْنِهِ وَاللَّهُ يَهْدِي مَنْ يَشَاءُ إِلَى صِرَاطٍ مُسْتَقِيمٍ
[8] Cycle clôturé selon le Coran par l’avènement du Prophète Muhammad, cf. Muhammad sceau des prophètes. Pour autant, le Coran n’indique pas qui fut le premier des prophètes. En reprenant des spéculations issues du Talmud [Eruvim, 38a] et du Midrash [Genèse Rabbah, 24,5] les exégètes musulmans élurent Adam au rang de premier des prophètes, et le Hadîth fut en conséquence asservi à cette cause. Par ce stratagème, l’Islam devint la religio perennis de l’origine à la fin des temps. Or, le Coran postule à l’évidence en ce v213 qu’il y eut une période antérieure au cycle de la prophétie. Ceci indique donc que la première humanité, celle-là même à qui l’Exégèse attribue la paternité à Adam, n’avait pas connu de prophètes et, par conséquent, qu’Adam ne put en être le premier. Rappelons que pour le Coran Adam n’est pas de plus le premier des hommes, mais seulement l’archétype du genre humain, cf. Adam et l’Homme selon le Coran et en Islam.
[10] Voir : Foi et non-foi, îmân et kufr selon le Coran et en Islam ; S7.V172.
[11] Ceci du fait que ce sont les traces les mieux conservées et les plus facilement compréhensibles, l’interprétation des objets et des peintures demeurant plus aléatoire.
[12] Incidemment, cela conforte l’observation socio-anthropologique suivante : les religions sont le produit de l’imagination créatrice de l’Homme. Principe anthropologique que nous mettons régulièrement en évidence.
[13] « prophètes/rusul », ce n’est pas que par convention que nous traduisons parfois le pluriel rusul signifiant messagers par prophètes. Présentement, ceci se justifie de ce que prophètes/rusul est l’équivalent en notre v213 du pluriel nabiyyîn/prophètes. Cette similarité montre que le Coran utilise en l’occurrence de manière équivalente rusul et nabiyyîn, messagers et prophètes. Sous cet angle, les deux termes expriment alors deux aspects de la fonction prophétique, le premier indique préférentiellement le fait de délivrer un message/risâla, le second concerne le fait d’apporter des informations, nabâ/anbâ’u, nécessairement d’ordre eschatologique. Pour plus de détails terminologiques, voir : Muhammad sceau des prophètes. Ceci invalide ce qu’une partie de l’Exégèse a théorisé et que soutiennent de nombreux hadîths, tel celui-ci, fort connu, faisant dire au Prophète : « Il y a eu 124000 prophètes/nabiyyîn dont 315 furent messagers/rusul… » Ce hadîth, régulièrement donné comme authentifié est, avec bien des raisons, classifié ḍa‘îf jiddan, très faible, par Shaykh al Arnâ’ûṭ. Signalons que c’est ce même hadîth qui est censé prouver qu’Adam fut le premier des prophètes.
[14] S4.V165 : « رُسُلًا مُبَشِّرِينَ وَمُنْذِرِينَ لِئَلَّا يَكُونَ لِلنَّاسِ عَلَى اللَّهِ حُجَّةٌ بَعْدَ الرُّسُلِ وَكَانَ اللَّهُ عَزِيزًا حَكِيمًا »
[15] Le terme ḥujja signifie preuve, argument, réfutation, lors d’une controverse. En fonction du contexte nous l’avons traduit au v150 par objection et au v258 nous rendrons le verbe ḥajja par disputer au sens de controverser.
[16] Sur ce point, voir : Le terme kitâb selon le Coran.
[17] Il ressort de ce passage que les prophètes n’ont pas pour mission de régler d’autorité les disputations théologiques, mais seulement d’avertir, exhorter et guider ceux qui cherchent la vérité dont ils sont uniquement les transmetteurs par l’intermédiaire de la Révélation. En d’autres termes, ils ne sont pas plus porteurs d’une religion que ne l’est la Révélation. Indirectement, nous en déduirons que la mission des prophètes n’est pas non plus d’apporter une théologie, activité strictement humaine, la Révélation n’est pas un traité céleste de théologie et la suite de l’analyse de ce verset le confirmera.
[18] Le Coran ne plaide en aucune manière pour une religion unique, bien au contraire, il justifie positivement le sens à donner à la pluralité des religions, cf. La pluralité religieuse selon le Coran et en Islam.
[19] S10.V19 : « وَمَا كَانَ النَّاسُ إِلَّا أُمَّةً وَاحِدَةً فَاخْتَلَفُوا وَلَوْلَا كَلِمَةٌ سَبَقَتْ مِنْ رَبِّكَ لَقُضِيَ بَيْنَهُمْ فِيمَا فِيهِ يَخْتَلِفُونَ »
[20] Nous l’avons dit en introduction, il s’agit d’un postulat inverse de celui qui a cours dans la pensée anthropologique de type évolutionniste. Cette approche est en réalité contraire au principe évolutionniste : évolution du simple vers le complexe, puisqu’elle est obligée de poser que le monothéisme représente la forme évoluée de la croyance et le paganisme ou l’animisme des formes primitives. Une simple observation de la désécularisation actuelle permettrait d’infirmer cette hypothèse alors qu’elle validerait plus aisément celle du Coran.
[21] S30.V32. Pour l’analyse littérale de ce verset, voir notre thèse pp198-199 : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01556492/document
[22] L’on notera toutefois qu’à la veille de l’Islam l’Arabie offrait du point de vue des croyances des Arabes un état archaïque similaire : il n’y avait pas de notion de religion ou d’appartenance religieuse liée à un pouvoir central, mais une constellation de cultes, chaque clan ou presque pouvant adorer sa divinité, le mot ilâhun/divinité renvoie au demeurant à une divinité tutélaire familiale, chaque membre pouvant en sus adorer la divinité d’un clan allié, cf. S1.V5.
[23] Sur cette essentielle conception coranique, voir : Adam et Elle/Ève, Iblîs et le Shaytân : raison et conscience selon le Coran et en Islam ; S2.V34-36.
[24] L’ensemble du propos permet de retenir pour la locution baghyan bayna-hum le sens de « ce par esprit de controverse » alors qu’elle peut aussi littéralement signifier : par iniquité ou inimitié entre eux ».
[25] La comparaison entre ce verset et celui cité ci-devant permet d’établir que al–‘lm/la connaissance est ici synonyme de vérité délivrée par la Révélation du Livre.
[26] S42.V14 :
وَمَا تَفَرَّقُوا إِلَّا مِنْ بَعْدِ مَا جَاءَهُمُ الْعِلْمُ بَغْيًا بَيْنَهُمْ وَلَوْلَا كَلِمَةٌ سَبَقَتْ مِنْ رَبِّكَ إِلَى أَجَلٍ مُسَمًّى لَقُضِيَ بَيْنَهُمْ وَإِنَّ الَّذِينَ أُورِثُوا الْكِتَابَ مِنْ بَعْدِهِمْ لَفِي شَكٍّ مِنْهُ مُرِيبٍ
En ce verset, la notion de divergence/ikhtilâf est commentée par le verbe farraqa : se séparer, se diviser.
[27] Preuves, arguments révélés, sens préférentiels ici du pluriel bayyinât.
[28] Cette locution s’entend donc dans le contexte comme indiquant que ladite permission divine est l’apparition du cycle des révélations.
[29] Notre traduction « mais, Dieu guida les croyants à propos de ce sur quoi ils divergeaient quant à la vérité, avec Sa permission » tient compte des particularités grammaticales et syntaxiques de cette phrase. Notamment le fait qu’il soit dit li-mâ ikhtalafû au lieu de fî-mâ ikhtalafû et le décalage syntaxique du segment min al–ḥaqq. Notre traduction est cohérente par rapport à l’ensemble du propos de ce verset, nous signalerons la suivante qui pousse le paradoxe littéral hors de ses limites : « Mais Dieu avait guidé les croyants à diverger, avec Son autorisation, sur tels points de la Vérité… », J. Berque : Coran, Essai de traduction, Édition revue et corrigée.
[31] La locution ṣirâṭ mustaqîm/un chemin droit suppose une pluralité de voies, elle n’est pas à confondre avec la Voie de Rectitude traduisant l’expression grammaticalement déterminée par l’article : aṣ–ṣirâṭ al–mustaqîm qui, elle, revêt conceptuellement un unique sens, cf. S1.V6.
[32] « Dieu guide qui veut » en lieu et place de « Dieu guide qui Il veut », pour la démonstration de cette essentielle différence grammaticalement justifiée, voir : Destin et Libre arbitre selon le Coran et en Islam et, de même, notre discussion en S2.V286. Le sens ainsi mis en lumière est fortement cohérent, car comment admettre que Dieu puisse dénoncer les controverses spéculatives quant à la Révélation et encourager par ladite Révélation les hommes à trouver la bonne voie, « le chemin droit », ce qui correspond à un réemploi positif de la raison critique propre à l’Homme, et, d’un autre côté, comment supposer que Dieu puisse arbitrairement ne guider que qui Il veut !
[33] Pour le sens de dîn = foi en ce verset, voir notre thèse pp.198-199 : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01556492/document