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4– La “Chute” d’Adam/Elle, l’Homme, Iblîs et le Shaytân selon le Coran et en Islam

Ce dernier article de la série consacrée à l’étude selon le Coran du mythe biblique d’Adam et Ève nous permettra d’envisager le contre-récit coranique de ce qui selon la Bible correspond à l’expulsion du Paradis d’Adam et Ève. Nous rappellerons que nous avons précédemment mis en évidence trois différences fondamentales entre l’exposé coranique et la lecture biblique : Adam n’est pas le premier homme[1] ; il forme conjointement avec Elle une entité double.[2] L’entité Adam/Elle figure l’Archétype ayant acquis les trois caractéristiques ontologiques à l’Homme compris en tant que « Représentant/khalîfa » physique de cet archétype, à savoir : le langage, la raison, la conscience de soi.[3] De ces résultats littéraux, l’on peut a priori en déduire que l’Homme n’a pas été conçu au « Jardin  ou Paradis» et que son existence est uniquement terrestre. Qu’en est-il donc selon la logique du contre-récit déconstructif mené par le Coran du devenir des entités célestes : Adam/Elle, Iblîs et le Shaytân ?  Qui donc en ces vs36-39 chute, et comment ?

 

• Que dit l’Islam

Lorsque la traduction standard rend le simple impératif ihbiṭû par  un « Descendez (du Paradis) », v36, et un « Descendez d’ici », v38, elle exprime la fidélité de l’Exégèse islamique au mythe biblique de l’Expulsion d’Adam/l’Homme et d’Ève/la Femme. Selon cet antique fond légendaire, du fait que l’Homme et la Femme avaient commis le « péché originel » ils furent condamnés à vivre dans la difficulté sur Terre et à s’y reproduire. À leur suite, tous les hommes et femmes seront à leur tour responsables de cette faute première. Terrible sort supposant que Dieu ait ainsi commis « la condamnation originelle ». En fonction de ces présupposés et de leurs développements talmudiques,  l’Exégèse a suivi deux grandes lignes interprétatives. Pour les premiers, le « Jardin », v35,  était situé sur Terre et ils ont proposé plusieurs localisations.  Pour les seconds, il fallait privilégier l’idée de “chute” au sens propre. Ils mirent ainsi en image le parachutage physique d’Adam et Ève sur Terre, le Shaytân y compris. Matérialisant la “descente”, les commentateurs se sont donc demandé où Adam et « Ève » avaient atterri. D’aucuns proposèrent l’Inde, d’autres les alentours de La Mecque, etc. D’autres, bien informés, semble-t-il, soutinrent que le serpent [sic] tomba à Ispahan, qu’Adam aurait emporté avec lui la Pierre noire du « Paradis » et que tout cela se serait passé un vendredi. De tels renseignements et enseignements laissent songeur…

 

• Que dit le Coran

Voici la traduction littérale des versets concernés : « …Et Nous dîmes : « Chutez ! les uns de l’Autre, ennemis, alors que vous aurez sur Terre un lieu de séjour et d’usage pour un temps. » [36] Cependant, Adam avait recueilli de son Seigneur des paroles, et Il accueillit son repentir, car Il est Celui qui accueille la repentance, le Tout Miséricorde. [37] Nous avons dit : « Chutez-en ! Tous ! » Mais, assurément, il vous parviendra de Ma part une guidée ; quant à qui suivra Ma guidée… alors nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés. [38] Quant à ceux qui dénient et réfutent Mes Signes, ceux-là sont les hôtes du Feu, ils y demeureront. [39] »  Signalons que nous avions précédemment[4] marqué une césure concernant le v36, la suite de ce verset formant une phrase indépendante appartenant en réalité à ce nouveau paragraphe. Cette particularité ne relève pas d’un choix subjectif, mais découle de la composition du texte coranique, le contre récit critique du chapitre biblique dit de « l’expulsion du Paradis » débutant à ce point précis du v36.[5]

–  « …Et Nous dîmes : Chutez !  les uns de l’Autre, ennemis, et vous aurez sur Terre un lieu de séjour et d’usage pour un temps. »[6]

Ce paragraphe, v36-39, est de construction complexe et il souleva de nombreuses difficultés exégétiques. En le segment : « et Nous dîmes : Chutez ! », l’impératif du verbe habaṭa : sortir, descendre, chuter, est au pluriel : ihbiṭû, ce qui dans le contexte laisserait à penser qu’Adam, Elle, le Shaytân, auraient été tous trois[7] expulsés du « Jardin » et “descendus” sur « Terre » leur « lieu de séjour et d’usage pour un temps ». Mais, le Coran nous apprend qu’il n’en fut pas exactement ainsi : « …tout comme il [le Shaytân] avait fait sortir/akhraja vos deux ascendants[8] du Jardin…»[9] et : « Et lorsque Nous dîmes : Ô Adam ! Certes, celui-ci est ton ennemi et celui de ta moitié ; prenez garde à ce qu’il ne vous fasse pas tous deux sortir/akhraja du Jardin… »[10] L’on constate ainsi que le décret d’expulsion ne concerne qu’Adam et Elle ce qui exclut ipso facto que le Shaytân ait été “chassé du Jardin” en même temps qu’eux. Ceci est confirmé en un contexte similaire où l’on note l’impératif du verbe habaṭa là aussi au cas duel [hibiṭâ] : « Sortez-en tous deux ! »,[11] ordre qui ne concerne donc bien qu’Adam et Elle. Par ailleurs, en ces deux versets la forme IV akhraja, faire sortir, est donnée comme synonyme du verbe habaṭa. Il nous faut donc comprendre qu’ils ne “chutèrent” pas du Jardin et que cette exclusion n’impliqua pas celle du Shaytân. Il apparaît donc que Adam et Elle n’ont pas été « descendus » d’une manière ou d’une autre sur Terre, mais simplement expulsés du « Jardin » sans que nous sachions pour autant la suite des évènements, puisque seul le récit du repentir de Adam/Elle va nous être brièvement évoqué, v37. Cette version coranique est significative, entre autres conséquences elle grève l’idée que les hommes sur Terre soient la descendance directe, au sens biologique du terme, d’Adam et Ève, fait littéral que nous avons démontré par d’autres voies.[12] L’ancienne exégèse l’avait sans doute noté puisqu’elle s’évertua à réintégrer Adam et Ève en l’histoire des hommes notamment en affirma que S7.V189 faisait allusion à la grossesse de Ève ! Nous ajouterons que le Coran dans sa déconstruction critique du récit de la Genèse confirme par une absence notable qu’Adam et Elle ne sont pas les parents de l’humanité. En effet, en ce passage de la Bible lorsque est évoqué la création de Ève à partir d’Adam il aussitôt précisé que « Et Adam connut Ève, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn » », Genèse, IV, 4.  Rien de cette légende anthropomorphique de la création des hommes n’apparaît dans le Coran qui, au contraire, et nous l’avons de nombreuses fois indiqué, fait de Adam/Elle uniquement l’archétype des trois caractéristiques propres à l’humanité.

– Ce premier constat impose donc de déterminer quels sont les acteurs sous-entendus par l’usage de l’impératif pluriel ihbiṭû en notre verset. La réponse est fournie par le segment « vous aurez sur Terre un lieu de séjour et d’usage pour un temps ». En effet,  ceci peut être explicité par sa mise en relation avec un passage équivalent : « Il dit : Chutez/ihbiṭû ! les uns de l’Autre alors que vous aurez sur Terre un lieu de séjour et d’usage pour un temps. Il dit : Là vous vivrez et là vous mourrez et de là vous serez ressortis ».[13] La mention « là vous vivrez et là vous mourrez et de là vous serez ressortis » ne peut pas s’appliquer à l’entité Shaytân que nul ne qualifie de créé, de mortel ou de ressuscité au Jour Dernier et, puisque Adam/Elle ont été simplement expulsés du jardin, l’emploi du pluriel indique que cet ordre concerne nécessairement les hommes, eux qui auront « sur Terre un lieu de séjour et d’usage pour un temps ». C’est donc des hommes qu’il est dit en notre verset : « chutez !  les uns de l’Autre, ennemis, alors que vous aurez sur Terre un lieu de séjour et d’usage pour un temps. » Or, puisqu’Adam et Elle ne sont pas des êtres humains mais l’Archétype de l’Homme, les hommes n’étaient donc pas présents au « Jardin ». Aussi l’impératif ihbiṭû, « chutez ! », parce qu’il concerne les hommes, ne peut-il être compris ici qu’au sens figuré en fonction de l’ensemble des nuances de sens du verbe habaṭa : descendre, chuter, dévaler, baisser, tomber, amoindrir, diminuer, aller en un lieu, introduire, retourner.[14] Le fait qu’à cet instant précis, contrairement à ce qu’une lecture linéaire supposerait, ce ne soit pas l’entité Adam/Elle qui est concernée, mais l’Homme, confirme la nature archétypale de ladite « Chute »  et, en fonction de l’ensemble de l’analyse des vs30-36, cette “chute” ne peut qu’illustrer le transfert des spécificités de l’Archétype Adam/Elle vers son « Représentant » : l’Homme. La « Chute est donc archétypale elle aussi et, en ce contexte, le verbe habaṭa/chuter connote donc préférentiellement la notion d’abaissement ou de décroissance. Du reste, cette « chute » du plan céleste de l’Archétype Adam/Elle vers le plan terrestre de son « Représentant/khalîfa » : l’Homme, était déjà annoncée au v30 qui ouvrait ce chapitre coranique consacré au contre-récit critique du mythe de la genèse. Ce n’est point une chute physique ou quantitative, mais qualitative, la perfection archétypale adamique une fois transférée à l’Homme étant alors à même de générer des comportements négatifs : « Et lorsque ton Seigneur dit aux Anges : « Certes, J’institue sur Terre un Représentant », ils dirent : « Établiras-Tu qui y sèmera la corruption et fera couler le sang  », v30.

– Ceci explique qu’en conséquence de cette acquisition du triptyque ontologique : langage, raison, conscience, il soit dit aux hommes : « les uns de l’Autre, ennemis ». À ce sujet, postuler comme en témoigne la traduction standard que les êtres humains seraient par essence ennemis « les uns les autres » n’est guère admissible et aucun verset coranique ne soutient cela. Il est par contre cohérent et rationnel de supposer que cette inimitié résultera des possibilités cognitives de l’Homme et du fait que le Shaytân de chacun, comme il le fit pour l’Archétype Adam/Elle, exploitera ces spécificités pour dévoyer l’Homme. C’est en ce sens que de nombreux versets qualifient le Shaytân d’ennemi de l’Homme : « …Certes, le Shaytân est pour l’Homme un ennemi déclaré ».[15] Notre traduction est donc bien littérale : « les uns de l’Autre, ennemis », formulation mettant en évidence que si « les uns/ba‘ḍu-kum » sont les hommes, « l’Autre/li-ba‘ḍin » représente le Shaytân : l’Ennemi.[16] Ceci confirme ce que nous avions déjà mentionné au v36, « le Shaytân » n’a pas été expulsé du « Jardin » pas plus qu’il n’en a chuté, il conserve donc en tant que Représentant de l’Archétype Iblîs un statut d’entité, d’où notre majuscule : « l’Autre ». Entité intrinsèque à l’Homme, non point physiquement, mais comme conséquence obligatoire de l’activité des trois spécificités cognitives qui lui sont propres. Cet « Autre » n’est donc autre que nous-mêmes et, en quelque sorte, « le Shaytân  » conserve la valeur discriminante qu’il avait eue au « Jardin » vis-à-vis de Adam/Elle.  Par ailleurs, si nous devions admettre que « le Shaytân » puisse être à l’action en tous lieux, tout temps, tout être, cette omnipotence ubiquitaire le parerait d’attributs divins, ce qui, dit ou non dit, relève d’une théologie dualiste. Dualisme que les religions monothéistes prises au piège de l’anthropomorphisme littéraliste ont eu grand-peine à dissimuler. Selon notre compréhension littérale du Coran, le dualisme ne réside qu’en l’homme, en ce que ses possibilités ontologiques le rendent apte au meilleur comme au pire et en ce qu’elles lui donnent de même les moyens de repousser l’Ennemi, son ennemi : « Certes, le Shaytân est votre ennemi, prenez-le donc en ennemi… »,[17] exhortation qui éclaire le sens de l’expression : « les uns l’autre ennemis ». Nous verrons au v38 une vérification de l’ensemble de cette analyse.

– « Cependant, Adam avait recueilli de son Seigneur des paroles et Il accueillit son repentir, car Il est Celui qui accueille la repentance, le Tout Miséricorde. »[18]

Comme d’autres passages coraniques de thème identique l’indiquent,[19]ce verset ne fait pas suite chronologiquement au précédent. En tête de phrase, la particule « fa » coordonne avec nuance deux temps de récit et, après avoir mentionné la « chute » ontologique de l’Homme au v36, il est ici évoqué le repentir d’Adam/Elle qui eut lieu antérieurement, d’où notre traduction du « fa » initial par « cependant ». Cette construction souligne le lien archétypal entre la possibilité de repentir offerte par Dieu à Adam/Elle, le devenir des hommes sur Terre et la Guidée de Dieu, v38, et l’usage de la raison critique. La scène se passe avant l’expulsion d’Adam/Elle du « Jardin »[20] et, si Dieu avait enseigné à Adam « tous les noms », v33,  Il lui fait à présent don « des paroles/kalimât » sans plus de précisions sur leur contenu, cette indétermination étant vraisemblablement destinée à ne pas donner d’importance à la forme, mais au fond, la signification du repentir.[21] Notre traduction : « et Il accueillit son repentir » suppose la résolution d’une difficulté textuelle qui a été fort discutée. En effet, le texte porte fa-tâba ‘alay-hi, ce qui en fonction du fait que le verbe tâba signifie aussi bien se repentir que revenir vers, accepter le repentir de quelqu’un, a été lu soit : « Il [Dieu] revient vers lui [Adam] » soit : « il [Adam] s’est repenti [à Dieu] ». Or, nous constatons que dans le Coran, toujours aussi sémantiquement rigoureux, l’usage de la préposition ‘alâ ou ses équivalents construits tels que ‘alay-hi ou ‘alay-kum [en notre verset l’on a fa-tâba ‘alay-hi] exprime systématiquement pour le verbe tâba le mouvement de Dieu vers les hommes, ce qui se traduit alors par : « Il [Dieu] accueillit son repentir ».[22] Que la réponse de Dieu à la “transgression” positive d’Adam/Elle soit d’instituer le repentir : « Il est Celui qui accueille la repentance », exprime la manifestation de Son attribut essentiel : Il est le « le Tout Miséricorde ». Ce passage coranique appelle quelques commentaires. Ce premier repentir n’a de signification que du point de vue archétypal, puisque Adam/Elle n’ont pas réellement commis de faute dont ils auraient eu à se repentir. En effet, indubitablement, nous l’avons exploré, les évènements et leur enchaînement ont été prédestinés en toute connaissance et toute science par Dieu : « Je sais parfaitement ce que point  vous ne savez !  ». Ainsi,  tous les acteurs : les Anges, Adam/Elle, Iblîs, l’Arbre, le Shaytân ont-ils joué irrémédiablement leur rôle. Tel était le plan divin et Il réalisa inéluctablement ce qui était inclus dans l’expression initiale du v30 : « Certes, J’institue sur Terre un Représentant ». Ainsi, le repentir de l’Archétype Adam/Elle[23] a-t-il pour seule fonction d’indiquer que le « repentir »[24] sera effectivement le propre de son « Représentant » : l’Homme. De fait, le repentir n’est rendu possible que de par l’acquisition des trois spécificités qui sont ontologiques à l’Homme : – la pensée, elle engendre la transgression, mais aussi la mesure. – la conscience, elle suscite une analyse rétroactive critique de l’acte commis. – le langage, il permet la verbalisation explicite de ces divers états.

– Du point de vue théologique, il apparaît que ce « Repentir originel » s’oppose à la doctrine du « Péché originel » si essentielle à l’économie dogmatique chrétienne.[25] Le Coran récuse ce dogme, puisque la croyance au Jour du Jugement et en l’impartialité absolue de Dieu suppose que chaque âme soit uniquement responsable de ses actes propres. L’homme, à qui l’on ne peut rationnellement imputer un péché inhérent et collectif, sera seul face à ses œuvres et face à Dieu : « Jour où nulle âme ne rachètera pour une autre la moindre chose, qu’il ne sera agréé d’elle aucune intercession, que l’on n’acceptera d’elle aucune contrepartie… ».[26] Le repentir occupe par conséquent une position centrale dans le Coran quant à la relation homme/Dieu. Le repentir est un perpétuel dialogue entre la créature et son Créateur et, tout comme Adam/Elle s’éloigna de Dieu par la transgression et par là même put ensuite retourner vers Lui, l’homme par ses fautes s’éloignera de Dieu et par son repentir vers Lui reviendra. Le repentir est donc un mouvement de l’âme, de la raison et du cœur, apaisant le croyant en sa relation à Dieu, mais aussi en la perspective eschatologique majeure : le « Jour de la Rétribution », Jour où la Toute-miséricorde du « Tout Miséricorde » lui sera absolument nécessaire.[27] Enfin, nous signalerons que l’intertextualité pratiquée par l’Exégèse a suscité un hadîth bien connu : « Tous les Fils d’Adam commettent des péchés, et le meilleur d’entre eux est celui que se repent le plus. » [28] Il est clair que ce texte se trouve à mi-chemin entre le dogme chrétien du « Péché originel » et celui du « Repentir originel » coranique et vise à concilier ces deux positions. Ce faisant, il n’est pas conforme au Coran qui, comme nous l’avons constaté, ne lie pas ontologiquement et directement l’Homme à la faute et, même si celui-ci du fait des possibilités et de l’autonomie que lui confèrent ses capacités cognitives fautera, sa faute ne sera que la conséquence de ses actes et non le résultat d’une cause antérieure. Il est donc heureux que, contrairement à l’aveuglement servile dû à la lumière du Hadîth nous n’ayons pas à imputer à la Lumière du Coran une telle erreur théologique à notre noble Prophète.

– «  Nous avons dit : « Chutez-en ! Tous !» Mais, assurément, il vous parviendra de Ma part une guidée ; quant à qui suivra Ma guidée, alors nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés. [38] Quant à ceux qui dénient et réfutent Mes Signes ; ceux-là sont les hôtes du Feu, ils y demeureront. »[29]

Pour le segment : « Nous avons dit : Chutez-en ! Tous ! », l’absence de préposition de coordination et le mode verbal indiquent qu’il ne s’agit pas en ce début de verset d’une reprise de l’impératif du v36 « Nous dîmes : Chutez ! » ou d’une deuxième “chute”, mais d’un rappel des faits, rappel qui sera suivi d’un complément d’explication. L’on note de plus la présence du complexe min-hâ qui, puisque les hommes ne résidaient initialement pas au « Jardin », revêt en ce cas une fonction grammaticalement neutre, d’où notre : « chutez-en ! ». L’ensemble de ces remarques confirme qu’il nous faut à nouveau entendre « chutez-en ! » au sens figuré. Ceci corrobore ce que nous avions mis en évidence au v36 : cette “chute” est archétypale, elle marque le transfert des spécificités de l’Archétype Adam/Elle vers le « Représentant » : l’Homme. L’ordre « chutez-en ! » concerne donc comme précédemment l’humanité, ce que l’adverbe jamî‘an/tous souligne : « chutez-en ! Tous ! »[30] Parce qu’ils sont dépositaires de la triade ontologique : langage conceptuel, cognition, conscience de soi, les hommes disposent de l’autonomie intellectuelle. Mais, cette capacité unique leur confère aussi bien raison qu’irraison, dualité qui nécessite comme l’indiquait archétypalement le « Repentir originel » offert à Adam/Elle au v37 une guidée de la part de Dieu : « mais, assurément, il vous parviendra de Ma part une guidée ». La locution fa-immâ est bien ici à comprendre comme signifiant « et, assurément », puisque la guidée est une conséquence attendue, voire sine qua non de l’équité divine envers Sa créature si “problématiquement ” dotée de la liberté de réfléchir, agir, choisir : le libre arbitre. Notons que la première mention de guidée est indéterminée par l’article : « une guidée », il s’agit donc d’une guidée individuelle, personnalisée. La deuxième mention est par contre déterminée par l’article possessif : « Ma guidée », il s’agit là de la Guidée universelle. Deux possibilités se dessinent alors : ceux qui en conformité avec la Foi innée ontologique[31] répondront positivement à l’Appel/Guidée de Dieu : « quant à qui suivra Ma guidée, alors nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés » et ceux « qui dénient et réfutent Mes Signes ». La Guidée universelle sera ainsi le vecteur positif, la tension vers Dieu, elle indique le cap, « le Shaytân » représentera le facteur de déviation interne à l’Homme et le Repentir s’avérera en être le correcteur de dérive. La conjonction de la raison critique et de la conscience de soi explique que l’Homme puisse accepter la Guidée tout comme dénier ce qu’il sait pourtant être vrai. Quelques versets d’une sourate tôt révélée témoignent de cette ambivalence : « Par l’Âme et ce qui l’équilibra et lui inspira son impiété comme sa piété. Certes, a réussi qui la purifiera et, certes, a perdu qui en mésusera. »[32] Cette ambivalence de l’Âme[33] a logiquement des corollaires doubles en l’Au-delà, et à ceux qui auront répondu favorablement « nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés » alors que les dénégateurs, ceux qui auront refusé la Guidée de Dieu, « ceux-là sont les hôtes du Feu, ils y demeureront ». Magnifique présent, mais lourd fardeau, la responsabilité individuelle ou liberté d’être en découle. La force de l’Homme est aussi sa faiblesse ; ainsi le “Repentir d’Adam”, v37, représente-t-il la possibilité toujours offerte par Dieu aux hommes, « car Il est Celui qui accueille la repentance », v37.

 

Conclusion

L’analyse littérale des derniers versets composant le Chapitre III dédié au contre-récit coranique du mythe biblique d’Adam et Ève aura confirmé les données suivantes :

– Adam et Ève sont en réalité une entité double : Adam/Elle dont le statut est archétypal et le lieu de manifestation est céleste : le Plérôme et le « Jardin ».

– En tant qu’Archétype, Adam/Elle ne sont en rien les ancêtres biologiques de l’Homme.

– En conséquence, Adam/Elle, pas plus que l’Homme, n’ont été parachutés sur Terre. Si l’Homme a marché sur la lune, Adam/Elle n’a pas foulé la Terre.

– De même, ni « Iblîs » ni son Représentant « le Shaytân » n’ont été du voyage. Le premier en tant qu’Ange a été expulsé du Plérôme, le second en tant qu’entité non créée personnifiera ce qui de l’Âme de l’Homme le pousse par l’exercice de son libre arbitre à se déterminer de manière autonome, pour le meilleur, mais aussi pour le pire.

– Ainsi, « Iblîs » et « le Shaytân » ont-ils en réalité joué de manière archétypale un rôle positif quant à la mise en place de la raison et de la conscience en Adam/Elle et, par voie de conséquence, en l’Homme.

– La « Chute » selon le Coran exprime donc le transfert ontologique à l’Homme des trois spécificités de l’Archétype Adam/Elle : le langage, la raison, la conscience de soi.

– Cependant, face à l’ambiguïté résultant de cette triple acquisition, Dieu a en a souligné la dynamique. D’une part, ces mêmes capacités permettent à l’Homme de se repentir de ses actes négatifs et, d’autre, part, Dieu n’a pas laissé sa créature seule et l’a toujours accompagné par Sa « guidée ». Guidé universelle que l’Homme peut entendre et accepter ou refuser et dénier.

– Enfin, du point de vue théologique, le contre-récit coranique de la Genèse aura réfuté le « Péché originel » et la « Condamnation originelle » bibliques tout en proposant trois concepts induisant une compréhension plus rationnelle et une réflexion théologique positive : la « Permission originelle », la « Pensée originelle », le « Repentir originel ».

Dr al Ajamî

 

[1] Voir : 1– Adam et l’Homme selon le Coran et en Islam ; S2.V30.

[2] Voir : 3– Adam et Elle/Ève, Iblîs et le Shaytân : raison et conscience selon le Coran et en Islam ; S2.V34-36.

[3] Voir : 2– Adam et le langage selon le Coran et en Islam ; S2.V31-33.

[4] Voir : 3– Adam et Elle/Ève, Iblîs et le Shaytân : raison et conscience selon le Coran et en Islam ; S2.V34-36.

[5] Nous rappelons que le séquençage des versets dans le Coran est principalement assonantique et qu’une phrase peut courir sur plusieurs versets comme un verset peut comporter plusieurs phrases. De fait, il n’existe pas de consensus entre les différentes Écoles de lecture et as-Suyûtî disait avec à propos en son Itqân que le nombre de versets du Coran oscillait entre 6000 et 7000. Pour mémoire, la lecture Ḥafs que nous suivons comme ligne principale comporte pour sa part 6236 versets.

[6] S2.V36 : « وَقُلْنَا اهْبِطُوا بَعْضُكُمْ لِبَعْضٍ عَدُوٌّ وَلَكُمْ فِي الْأَرْضِ مُسْتَقَرٌّ وَمَتَاعٌ إِلَى حِينٍ… »

[7] Rappelons que l’arabe utilise le pluriel à partir de trois éléments, pour deux il recourt à une forme grammaticale spécifique dite du « duel ».

[8] Par « ascendants » nous traduisons le duel abaway/les deux parents, puisque nous avons largement démontré qu’Adam et Elle n’étaient pas selon le Coran les géniteurs des premiers hommes. Il en est de même pour la locution banî âdam qui se comprend comme signifiant Fils d’Adam en tant qu’éponymes, sur ce point voir : Foi et non-foi, îmân et kufr selon le Coran et en Islam ; S7.V172.

[9] S7.V27 : « …كَمَا أَخْرَجَ أَبَوَيْكُمْ مِنَ الْجَنَّ… »

[10] S20.V117 : « … فَقُلْنَا يَا آَدَمُ إِنَّ هَذَا عَدُوٌّ لَكَ وَلِزَوْجِكَ فَلَا يُخْرِجَنَّكُمَا مِنَ الْجَنَّةِ »

[11] S20.V123 : « …اهْبِطَا مِنْهَا… »

[12] Cf. : 1– Adam et l’Homme selon le Coran et en Islam ; S2.V30.

[13] S7.V24-25 :

 قَالَ اهْبِطُوا بَعْضُكُمْ لِبَعْضٍ عَدُوٌّ وَلَكُمْ فِي الْأَرْضِ مُسْتَقَرٌّ وَمَتَاعٌ إِلَى حِينٍ (24) قَالَ فِيهَا تَحْيَوْنَ وَفِيهَا تَمُوتُونَ وَمِنْهَا تُخْرَجُونَ

[14] L’ensemble des significations du verbe habaṭa  peut en arabe, exactement comme en français, être entendu au sens propre ou figuré.

[15] S12.V5 : « إِنَّ الشَّيْطَانَ لِلْإِنْسَانِ عَدُوٌّ مُبِينٌ …»

[16] La particularité du mot ‘aduwun, ennemi, est d’être à la fois singulier et pluriel. Sachant que le nom-outil ba‘ḍin peut aussi sous-entendre un pluriel, soit : les autres, cela revient à dire en ce cas : les uns les autres ennemis du Shaytân, c’est-à-dire à titre individuel de votre “shaytân”, notre démon personnel, cf. S7.V27 et S6.V112.

[17] S35.V6 : « … إِنَّ الشَّيْطَانَ لَكُمْ عَدُوٌّ فَاتَّخِذُوهُ عَدُوًّا »

[18] V37 : « فَتَلَقَّى آَدَمُ مِنْ رَبِّهِ كَلِمَاتٍ فَتَابَ عَلَيْهِ إِنَّهُ هُوَ التَّوَّابُ الرَّحِيمُ »

[19] Ex. : S7.V22-23.

[20] Cf. : S20.V121-123.

[21] Pour identifier ces « paroles » l’on cite généralement le verset suivant : « Tous deux dirent : Seigneur ! Nous nous sommes tous deux lésés et si Tu ne nous pardonnes pas et ne nous fais point miséricorde nous serons très certainement du nombre des perdants. », S7.V23. Ce verset n’est en soi pas contributif, mais exprime le sens de la paraphrase qui caractérise les commentaires du Coran.

[22] Par contre, le recours à la préposition ilâ [fa tâba ilay-hi] exprimera systématiquement le mouvement de repentir de l’homme vers Dieu : « il se repentit à Dieu ».

[23] En ce v37 il s’agit d’Adam seul, mais, par exemple, en S7.V23 c’est Adam/Elle en tant que complexe archétypal qui exprime leur repentir.

[24] Le mot repentir, s’il exprime la même notion que le terme coranique tawba diffère quant à l’étymologie : la racine tâba invoque le mouvement de retour et, spécifiquement, le retour vers Dieu se nomme tawba. En français le repentir indique au contraire la cessation de mouvement puisque se repentir signifie renoncer à, cesser de.

[25] Cette interprétation des chapitres II et III de la Genèse se trouve inscrite principalement dans le Nouveau Testament en l’Épître de Saint Paul aux Romains ; Chap. V, vs12-21. Elle vise essentiellement à justifier rétroactivement le dogme de la Rédemption faisant de la mort du Christ en croix le rachat par ce sacrifice du « péché de tous les hommes ».

[26] S2.V48 : « …يَوْمًا لَا تَجْزِي نَفْسٌ عَنْ نَفْسٍ شَيْئًا وَلَا يُقْبَلُ مِنْهَا شَفَاعَةٌ وَلَا يُؤْخَذُ مِنْهَا عَدْلٌ…»  

[27] Nous avions indiqué en S1.V4 le lien entre notre verset et la Toute-miséricorde au Jour Dernier.

[28] Ce hadîth aḥâd rapporté principalement par at-Tirmidhî, Ibn Ḥibbân et Ibn Ḥanbal est classifié ḍa‘îf par Shaykh al Arnâ’ût.

[29] V38-39 :

قُلْنَا اهْبِطُوا مِنْهَا جَمِيعًا فَإِمَّا يَأْتِيَنَّكُمْ مِنِّي هُدًى فَمَنْ تَبِعَ هُدَايَ فَلَا خَوْفٌ عَلَيْهِمْ وَلَا هُمْ يَحْزَنُونَ (38) وَالَّذِينَ كَفَرُوا وَكَذَّبُوا بِآَيَاتِنَا أُولَئِكَ أَصْحَابُ النَّارِ هُمْ فِيهَا خَالِدُونَ

[30] D’aucuns ont supposé que par jamî‘an/Tous l’on devait comprendre l’ajout du Shaytân au nombre des parachutés, mais, outre notre démonstration au v36, l’on constate qu’en S20.V123 la séquence des événements exclut cette possibilité.

[31] Sur cet essentiel concept théologique, voir : Foi et non-foi, îmân et kufr selon le Coran et en Islam ; S7.V172.

[32] S91.V7-8 : « وَنَفْسٍ وَمَا سَوَّاهَا (7) فَأَلْهَمَهَا فُجُورَهَا وَتَقْوَاهَا (8) قَدْ أَفْلَحَ مَنْ زَكَّاهَا (9) وَقَدْ خَابَ مَنْ دَسَّاهَا »

[33] L’Âme ne peut pour autant être ontologiquement qualifiée de bonne ou mauvaise. Ce sont les aptitudes particulières de la raison qui engendrent cette ambivalence.