S53.V1-18
Notre réflexion quant aux origines révélées du Coran aura montré que le hadîth décrivant Muhammad aux prises avec l’Archange Gabriel dans la grotte de Ḥirâ’ ne pouvait être validé, voir : La première révélation selon l’Islam. Comment donc admettre que l’histoire des origines du Coran ne repose que sur un unique hadîth construit de toute pièce à partir de matériaux textuels disparates empruntés à l’Ancien Testament ? Conséquence logique de cette déconstruction du mythe fondateur, nous aurons par suite démontré du point de vue littéral que les cinq premiers versets censés avoir été révélés à cette occasion sont en réalité sans aucun rapport avec ce sujet, voir : La première révélation selon le Coran ; S96.V1-5. Comment donc reconnaître que ce que nous avons toujours entendu comme étant les premiers mots transmis de la Parole de Dieu à Muhammad ne repose que sur l’assentiment de notre foi ? Cependant, en l’occurrence, notre démarche ne vise point à déconstruire certaines certitudes de notre foi, mais à nous interroger à l’aune de la raison sur la validité de la grille de lecture mythologique proposée et imposée depuis mille ans par l’Islam. Ainsi, ces étapes herméneutiques franchies, il devient possible d’entendre le Coran, non plus en fonction de que l’Islam nous en enseigne, mais en auto-référentialité : ce que le Coran dit lui-même quant au début de sa révélation. Bien évidemment, il ne s’agit pas là de déterminer les premiers versets révélés, ce que nous ne sommes pas en mesure de réaliser, mais les versets rapportant les circonstances en lesquelles la première révélation eut lieu.
• Que dit le Coran
Du point de vue des mécanismes herméneutiques de la compréhension,[1] nous avons toujours cru que les cinq premiers versets de la sourate 96 : al–‘alaq/le Lien représentait la première révélation faite à Muhammad. Cette situation a occulté de fait la perception d’un autre passage du Coran qui, pourtant, traite de toute évidence de cette prime révélation du Coran. En effet, les dix-huit premiers versets de S53 : an–najm/l’Étoile sont très majoritairement réputés décrire le fameux épisode de l’ascension/mi‘râj du Prophète lors son voyage nocturne dit al–isrâ’. La traduction standard en sa fidélité à l’Exégèse générale est sur ce point sans ambiguïté et indique que le sidrat al–muntahâ du v14 est le « lotus de la limite », arbre (sic) situé au septième ciel et auquel accéda le Prophète lors de ladite ascension. De même, le « jardin de Ma’wâ’ », v15, désigne d’après elle « l’asile paradisiaque ».
Or, si tel était le cas, comment donc comprendre que les premiers versets de sourate l’Étoile sont visiblement en rapport avec la révélation du Coran : « ce n’est qu’une révélation inspirée », puisque le voyage mystique dit mi‘râj/ascension tel que la Tradition le décrit elle-même n’est aucunement en lien avec la révélation du Coran ? La raison théologique confirme aussi ce point, car la révélation est un phénomène qui implique la présence physique du récepteur-prophète ici-bas, ce qui n’est pas compatible avec ce que l’on suppose être l’ascension du Prophète. La logique de même s’oppose à cela, car les traditionalistes voyant en cette sourate des allusions au mi‘râj classifient S53 comme 23e chronologiquement, alors que selon eux le verset relatif au voyage nocturne de Muhammad, S17.V1, ouvre une sourate chronologiquement 50e ! Mieux, comme nous allons le constater, S81.V15-27 fait aussi allusion à cette descente de Gabriel. Or cette sourate est classée 7e, donc quasiment dix ans avant la date du mi‘râj donnée par la tradition. Nous ne pouvons donc pas valider l’hypothèse classique établissant pour ces versets de S53 un lien avec ledit voyage ascensionnel !
Aussi, considérons dans un premier temps la traduction littérale de ces versets : « Par l’étoile quand elle déclina ! [1] Point ne dévia votre compagnon et point ne s’égara, [2] et il ne s’exprime point sous l’effet de la passion ! [3] Ce n’est qu’une révélation inspirée [4] dont l’instruisit un intensément puissant, [5] pénétrant, se déployant [6] au plus haut de l’horizon. [7] Puis il s’approcha, resta en suspend.[8] Il fut ainsi à deux portées d’arc, ou moins encore. [9] Alors, il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla. [10] La raison n’a point failli quant à ce qu’il a vu ! [11] Le disputeriez-vous quant à ce qu’il a vu ? [12] Ce, alors même qu’il le vit lors d’une autre descente [13] au jujubier de la limite, [14] près du jardin refuge ! [15] Quand le jujubier fut enveloppé par ce qui le couvrit, [16] la perception point ne faiblit et point n’outrepassa ! [17] Il a réellement vu un des plus grands signes de son Seigneur ! [18] », S53.V1-18.
– L’analyse littérale de ce passage, fera prioritairement recours à l’analyse sémantique qui ici prédomine sans pour autant que ce texte ne soit exempt de difficultés terminologiques relevant de l’analyse lexicale. Par ailleurs, la compréhension de ces versets reposera comme de règle sur l’analyse contextuelle, c’est-à-dire pour cette sourate son contenu même. Toutefois, nous nous appuierons aussi sur l’intratextualité coranique puisque, comme nous le constaterons, les vs15-27 de S81 traitent visiblement du même sujet. Bien qu’il y ait beaucoup d’incertitude quant à la chronologie traditionnellement admise de ces deux sourates, l’analyse littérale montrera que S81 est antérieure à S53 qui, pour les versets concernés, apparaît être une reprise plus détaillée de ce à quoi S81 n’avait fait que brièvement allusion.
Précisons d’emblée que du point de vue sémantique aucun nom propre n’apparaît en notre passage coranique, ni celui de Gabriel ni celui de Muhammad et, de même, Dieu n’y est pas expressément cité. L’ensemble est donc seulement régi par des pronoms masculins singuliers et des verbes eux aussi à la troisième personne du singulier.[2] Or, c’est bien cette particularité qui a permis le jeu interprétatif défendu par l’Exégèse. Ceci étant précisé, le verset introductif : « Par l’étoile quand elle déclina », a fait couler beaucoup d’encre, spéculations allant de l’identification de l’étoile à Sirius à la supposition poétique d’un mode dit étoilé de révélation du Coran. Cependant, selon notre hypothèse de départ, il est simplement indiqué là que la première révélation du Coran à laquelle il va être fait allusion a eu lieu en fin de nuit, quand les étoiles sont à leur déclin. Ceci est directement confirmé et précisé par le segment parallèle suivant : « Par la nuit quand elle s’évanouit [3] et par l’aube quand elle exhale », S81.V17-18. Cette information est par ailleurs clairement énoncée en une autre sourate : « Par le Livre explicite, en vérité Nous l’avons révélé lors d’une nuit bénie… »[4]
– Du point de vue de l’analyse contextuelle, l’on notera à titre initial que l’ensemble de ce passage, tout comme cette sourate, est à l’évidence en lien avec des accusations portées par Quraysh contre Muhammad : « le disputeriez-vous quant à ce qu’il a vu ? », v12, et l’accuseriez-vous d’être fou : « point ne dévia votre compagnon et point ne s’égara », v2. Comme le précise S81, la folie est ici selon les croyances des Arabes synonyme de possession par un démon : « votre compagnon n’est pas possédé », v22. Ce segment emploie de même le terme « votre compagnon », appellation désignant a priori Muhammad en tant qu’appartenant à la même tribu que ces polémiqueurs : Quraysh. La polémique en question est en lien avec le fait que Muhammad prétend avoir reçu la révélation comme le laisse deviner la réponse : « ce n’est qu’une révélation inspirée », v4. En creux, l’on devine en la précision « il ne s’exprime point sous l’effet de la passion » que Quraysh accusa Muhammad d’inventer ce qu’il leur déclamait du Coran, v3, ou de s’exprimer sous l’emprise d’un démon : « et ceci [le Coran] n’est pas une parole émanant d’un démon maudit », S81.V25. Notons que l’affirmation « il ne s’exprime point sous l’effet de la passion » ne vaut dans le contexte que pour ce qui relève du Coran. Rappelons à ce sujet que ce segment a été totalement décontextualisé par l’Exégèse qui voulut voir là la preuve que tout ce que disait Muhammad était placé sous l’autorité de la révélation en supposant que Muhammad lui-même était ici qualifié de « révélation inspirée », ce qui ne fait pas sens.[5] Les exégètes voulaient ainsi valider la fiabilité des propos composant la Sunna, mais l’on constatera sans peine que « il ne s’exprime point sous l’effet de la passion » est le propos parallèle à « et ceci n’est pas une parole émanant d’un démon maudit » ci-dessus référencé. D’évidence, cette comparaison indique que ce qui préoccupait Quraysh était le Coran et non la Sunna, notion qui plus est anachronique en cette période précoce. De plus, nous avons démontré par d’autres voies l’infondé de cette croyance exégétique.[6]
– L’argumentaire d’autorité opposé à Quraysh est donc en substance : Muhammad n’est pas envoûté, ce n’est ni un égaré ni un menteur et, ce qu’il vous a récité, il l’a effectivement reçu de la part de Dieu par voie de révélation. Aussi, va-t-il leur être donné une information supplémentaire quant au phénomène en question, car si les Arabes reconnaissaient la transe du devin, le concept de révélation leur était semble-t-il incompréhensible, d’où : « l’instruisit un intensément puissant, pénétrant », vs5-6, glosé par le « détenteur de puissance » en S81.V20. Par cette description substantivée d’un être non nommé,[7] l’on devine qu’il s’agit de l’Archange Gabriel, car l’on sait par S2.V97 que c’est lui qui a été chargé de révéler le Coran à Muhammad de la part de Dieu et que, présentement, son apparition est effectivement et directement liée aux mécanismes de révélation : « ce n’est qu’une révélation inspirée », v4, c’est-à-dire le Coran. Du reste, il est dit de ce même être qu’« alors il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla », v10. Gabriel donc est apparu à Muhammad « se déployant/istawâ [8] au plus haut de l’horizon [9] », vs6-7, et cette vision fut réelle : « la raison/al–fu’âd[10] [de Muhammad] n’a point failli quant à ce qu’il a vu », v11. L’image suscitée évoque un être surdimensionné occupant tout l’espace, une apparition vraie, mais en soi surréelle. Cette irruption en notre réalité de Gabriel est expressément corrélée au fait que Gabriel « révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla », v10. Notons que ladite révélation ne peut avoir été réalisée que dans une certaine proximité avec Gabriel : « puis il s’approcha, resta en suspend. Il fut ainsi à deux portées d’arc, ou moins encore. Alors, il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla »,[11] vs8-10. La logique contextuelle du segment « alors, il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla », où les pronoms personnels sont sans sujets apparents, évite de le comprendre comme suit : « Il [Dieu] révéla [à Muhammad] ce qu’Il [Dieu] lui révéla », compréhension naturellement guidée par l’idée d’une rencontre de Muhammad avec Dieu lors de son “ascension”, lecture hors sujet. L’on comprendra donc ainsi ce verset : « il [Gabriel] révéla à Son serviteur [Muhammad] ce qu’Il [ (Dieu) voulut que Gabriel] révéla [à Muhammad] », v10. Il n’y a là aucune ambiguïté textuelle puisque le Coran affirme que la révélation opérée par Gabriel n’est pas indépendante et que c’est Dieu qui la gouverne : « …Gabriel ! N’est-il pas celui qui le révèle graduellement en ton cœur de par la permission de Dieu… », S2.V97, et « ne remue point ta langue afin d’en hâter le dit, car Nous incombe son assemblage ainsi que sa récitation…», S75.V18, voir infra. Comme nous l’avions fait en introduction, il convient d’insister sur le fait que le segment « il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla » fait référence à ce qui fut à ce moment-là révélé à Muhammad, contenu de révélation non mentionné ici et qu’il ne faudrait, bien évidemment pas confondre avec ces dix-huit versets de S53 !
– Reste à déterminer si notre passage parle de la première révélation faite à Muhammad, d’une révélation parmi d’autres qu’il reçut ou de toutes les révélations ayant donné lieu au Coran. Le dernier cas de figure est à exclure formellement puisque S2.V97, que nous venons de rappeler, ainsi que de nombreuses autres occurrences indiquent une modalité de révélation selon laquelle Gabriel ne se manifeste pas à Muhammad. La deuxième hypothèse sera infirmée si nous pouvons montrer que par « il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla » concerne la première révélation faite à Muhammad. Plusieurs arguments forment en ce sens faisceaux :
1- Il est indéniable que la manifestation de Gabriel « se déployant au plus haut de l’horizon », vs6-7, ainsi décrite est la première apparition de Gabriel à Muhammad puisqu’il est dit par suite « qu’il le vit lors d’une autre descente »[12], v13.
2- Lors de cette première apparition il est explicitement précisé que Gabriel fit une révélation à Muhammad : « il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla » et cette révélation est nécessairement du Coran puisque celui-ci est au centre de la polémique à laquelle répond ce passage : « le disputeriez-vous quant à ce qu’il a vu ? », c’est-à-dire le Coran, qui « n’est [donc] qu’une révélation inspirée ».
3- Par ailleurs, la révélation du Coran à Muhammad est de manière régulière réalisée selon un processus ayant lieu en l’esprit/qalb du Prophète: « Ne remue point ta langue afin d’en hâter le dit, car Nous incombe son assemblage/jam‘a-hu[13] ainsi que sa récitation/qur’âna-hu, et lorsque nous le réunissons/qara’nâ-hu, suis donc son énonciation/qur’âna-hu. », S75.V18.
4- En ce mécanisme de révélation Gabriel n’est que l’agent intermédiaire : « …Gabriel ! N’est-il pas celui qui le révèle graduellement en ton cœur de par la permission de Dieu… », S2.V97, ce qui signifie que la manifestation physique de Gabriel ne fait pas partie du phénomène révélatoire.
5- Ceci est confirmé par le fait que lors de la deuxième et dernière « descente » de Gabriel il n’est pas précisé qu’il fit une révélation à Muhammad. Au contraire, il y a seulement insistance sur le lieu physique de l’apparition : « au jujubier de la limite, prés du jardin refuge »,[14] v14-15. Cependant, contrairement à la description de la première apparition de Gabriel, cette seconde manifestation est pour ainsi dire dématérialisée afin de mieux souligner, paradoxalement, sa nature immanente : « quand le jujubier fut enveloppé par ce qui le couvrit ». La différence d’avec la première apparition ainsi exprimée laisse à penser qu’en ces conditions il n’y eut pas de révélation faite à Muhammad. Aussi, cette manifestation est-elle ici l’unique phénomène en jeu lequel est rappelé en tant que manifestation sur-naturelle et signe de Dieu « il a réellement vu un des plus grands signes de son Seigneur », v18, sans doute est-ce là Gabriel.
6- Contextuellement, ce rappel est destiné à montrer face à la polémique entretenue par Quraysh que ce qui se produisit pour Muhammad n’a aucun rapport avec une possession démoniaque : « votre compagnon point ne s’égara », v2. Effectivement, les Arabes vénéraient les anges, voir par exemple les vs26-27 de la sourate 53 dont nous étudions les premiers versets, et, du reste, il est précisé que Muhammad était parfaitement lucide lors de cette apparition : « la perception point ne faiblit et point n’outrepassa », v17. Il est donc logique que les faits invoqués dans ce contexte fassent allusion au début de la révélation et à la nature exacte du phénomène y présidant.
7- En synthèse, l’ensemble de ces observations textuelles enseigne que s’il y a eu révélation de Coran lors de la première apparition de Gabriel à Muhammad alors qu’il le recevra pendant les vingt-trois années à suivre selon un processus en lequel Gabriel ne se manifeste pas, c’est donc que nous sommes en cette première apparition de Gabriel avant la “normalisation” du phénomène révélatoire et que l’évènement ici décrit est la première révélation, l’initiation du phénomène. En effet, cette première révélation est caractérisée par une modalité différente impliquant la « descente » de Gabriel et sa proximité : « à deux portées d’arc, ou moins encore ». Cela ne signifie pas que Gabriel ait dicté directement à Muhammad des versets du Coran puisqu’il est dit : « il révéla/awḥâ à Son serviteur ce qu’Il révéla ».[15] La révélation par inspiration dont il est ici fait mention relève donc bien du mécanisme de révélation “normal” du Coran. Tout se passe donc comme si l’initiation de la révélation du Coran nécessitait que Gabriel se manifestât à Muhammad afin que celui-ci comprenne l’origine du phénomène dont il serait par la suite le siège, et c’est ainsi que « la raison n’a point failli quant à ce qu’il a vu ! », v11. De fait, le Prophète recevra ensuite la révélation selon le processus normalisé, c.à.d. sans que jamais Gabriel ne se manifeste à nouveau. Gabriel est alors l’agent non-physique médiant en l’esprit/qalb de Muhammad la révélation dirigée par Dieu.
– Au final, ce passage de S53 : l’Étoile, v1-18, fait donc référence à ce qui se produisit lors de la première révélation du Coran faite à Muhammad et le sens littéral du passage concerné peut être exprimé comme suit : « Par l’étoile quand elle déclina [le Coran fut révélé]. [1] Point ne dévia votre compagnon et point ne s’égara [contrairement à ce que Quraysh affirmait], [2] et il ne s’exprime point sous l’effet de la passion [contrairement à ce qu’ils croyaient] [3] Ce n’est [le Coran] qu’une révélation inspirée [4] dont l’instruisit un intensément puissant [Gabriel],[5] pénétrant, se déployant [6] au plus haut de l’horizon [apparition réelle ayant eu lieu ici-bas]. [7] Puis il s’approcha, resta en suspend.[8] Il fut ainsi à deux portées d’arc, ou moins encore. [9] Alors, il [Gabriel] révéla [du Coran] à Son serviteur [Muhammad en tant que serviteur de Dieu] ce qu’Il [(Dieu) voulut que Gabriel] révéla ».
Conclusion
Après que nous ayons déconstruit le « mythe de la grotte » au cours des deux précédents articles consacrés à ce thème,[16] l’analyse littérale des dix-huit premiers versets de Sourate an–najm/l’Étoile aura démontré que le Coran fait lui-même allusion à sa prime révélation, ce qui, rappelons-le, est donc sans rapport avec la croyance défendue par l’Islam autour des cinq premiers versets de sourate al–‘alaq/le lien.[17] De même, nous aurons montré que ces versets ne font absolument pas allusion à la supposée ascension/mi‘râj de Muhammad. Ce passage coranique nous renseigne donc sur les points suivants quant au début de la révélation du Coran :
– La première révélation du Coran eut lieu en fin de nuit : « par l’étoile quand elle déclina », v1.
– Gabriel a été l’agent de cette révélation faite à Muhammad : « l’instruisit un intensément puissant », v5.
– Cet événement ne s’est pas déroulé dans une grotte, car Gabriel se manifesta en un horizon ouvert : « se déployant au plus haut de l’horizon », v6-7.
– Le Coran ne fournit donc aucune indication de lieu et la description de la scène, bien que réelle, est formulée de manière à exprimer son aspect surréel : « au plus haut de l’horizon. Puis il s’approcha, resta en suspend », v7-8.
– Gabriel n’a pas empoigné le Prophète, car il resta à distance de Muhammad : « il fut ainsi à deux portées d’arc, ou moins encore », v9.
– Gabriel n’a pas dicté ce qu’« il révéla » du Coran à Muhammad puisque le mode opératoire est qualifié de « révélation inspirée », v4, processus identique à celui décrit de manière générale pour la révélation du Coran : « N’est-il pas celui qui le révèle graduellement en ton cœur », S2.V97.
– Gabriel ne parla pas à Muhammad, ce n’est en aucun cas le locuteur direct de la “Parole de Dieu,”, mais le médiateur en l’esprit/qalb du Prophète, processus mis en œuvre sous l’entier contrôle de Dieu : Gabriel « révéla [du Coran] ce qu’Il [(Dieu) voulut que Gabriel] révéla. », v10, c’est-à-dire « de par la permission de Dieu… », S2.V97.
– Ce passage coranique ne nous renseigne pas quant au contenu de ce qui fut révélé lors de cette première occasion : « il révéla à Son serviteur ce qu’Il révéla », v10.
– Gabriel se manifesta à Muhammad lors de la première révélation du Coran afin qu’il soit conscient de l’origine surnaturelle, mais non démoniaque, de ce qui se produisit : et sa « raison n’a point failli quant à ce qu’il a vu », v11, et Muhammad a ainsi vu « un des plus grands signes de son Seigneur », v18.
– Ces versets insistent sur le fait que la réception de la révélation par Muhammad ne correspond pas à un état extatique, le verbe voir/râ’a au sens strict y est répété quatre fois.
– Il ne s’agit donc pas d’une vision spirituelle, mais réelle, et l’on note en ces versets l’emploi d’une triple terminologie destinée à marquer l’aspect concret de la situation : la vue/ru’yah ; la raison/al–fu’âd ; la perception par les sens/al–baṣar.
– Il est précisé que pour chacun de ces trois niveaux le Prophète a été véridique en ce qu’il a vécu et, au final, qu’il demeura parfaitement lucide : « la perception point ne faiblit et point n’outrepassa », v17. Ces indications ont été fournies en réponse aux doutes et à l’incompréhension émis par Quraysh dès lors que Muhammad fit connaître son expérience publiquement : « le disputeriez-vous quant à ce qu’il a vu ? », v12.
– Ces indications quant à la pleine conscience de Muhammad ont aussi une portée générale puisqu’elles permettent de justifier que Muhammad n’était pas atteint de folie : « point ne dévia votre compagnon et point ne s’égara », v2, et que les propos qu’il rapporta comme étant reçus par voie de révélation n’étaient pas délires ou fantasmagories : « il ne s’exprime point sous l’effet de la passion », v3.
– Enfin, il est indiqué que Gabriel se manifesta une deuxième fois à Muhammad : « il le vit lors d’une autre descente », v13.
– Cette rencontre est évoquée à titre d’argument supplémentaire contre le scepticisme de Quraysh : « le disputeriez-vous quant à ce qu’il a vu ? », v12.
– En ce contexte, la véracité du Prophète est comme soulignée rhétoriquement par la précision topographique du lieu de ladite apparition ; « au jujubier de la limite, prés du jardin refuge », v14-15.
– Cette localisation concrète est sans aucun rapport avec un supposé « Lotus de la limite » sis aux portes du jardin-Paradis : « l’asile paradisiaque ».[18] Ceci confirme que ce passage de S53 est sans lien avec le voyage ascensionnel/mi‘râj du Prophète et, par conséquent, élimine toute preuve coranique de ladite ascension mystique.
– Par rapport à la description de la première apparition de Gabriel, v6-9, cette deuxième manifestation de Gabriel est différente, plus dématérialisée, plus indicible : « quand le jujubier fut enveloppé par ce qui le couvrit », v16.
– Il y a par contre insistance sur le fait que même lors de cette vision, réelle, Muhammad conserva toute sa lucidité : « la perception point ne faiblit et point n’outrepassa », v17, ce contrairement aux légendes colportées par le Hadîth.
– Il n’est pas précisé qu’il y ait eu à cette occasion une révélation, ce qui suppose qu’en dehors de la première révélation ou Gabriel apparut, tout le processus révélatoire du Coran se réalisera sans jamais que Gabriel se manifeste et qu’il opérera la révélation selon le procès normalisé suivant : « celui qui le révèle graduellement en ton cœur », S2.V97.
– A contrario, rien ici, ni dans le Coran, n’indique l’existence d’une troisième manifestation immanente de Gabriel. Ceci n’empêcha pas le Hadîth comme la Sunna d’avoir brodé maints motifs de Gabriel sur le tissu de la mythologie des origines coraniques.
Nous aurons ainsi pu constater que le récit du début de la révélation selon le Coran donné par S53 : Sourate an–najm/l’Étoile ne correspond pas au mythe légendaire de la grotte dite de Ḥirâ’. Situation cohérente, puisque nous avons par ailleurs montré que les sources de l’unique hadîth disponible en la matière, dû à az–Zuhrî, sont composites et intertextuelles, toutes extraites de l’Ancien Testament.[19] Ainsi, depuis plus de mille ans, l’imaginaire musulman a été structuré par un fond scripturaire irrationnel et construit de toutes pièces. Cela a eu pour conséquence d’ancrer notre foi en la révélation en des fondements erronés et magico-magiques, inaccessibles à la raison. Or, le Coran a pourtant pris la précaution de fixer le cadre en lequel nous devons rationnellement, du moins autant que possible face à la transcendance ontologique de Dieu et de Sa Révélation, comprendre le fondement même de notre foi de musulman : la révélation du Coran. Ce n’est point à partir du légendaire, du mythologique que nous devons croire à l’origine révélée du Coran, mais par l’exercice de notre raison critique : « N’examineraient-ils donc pas attentivement le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient, certes, de nombreuses contradictions ! », S4.V82.
À vrai dire, nous touchons là directement un problème majeur en Islam : ce n’est point le Coran qui contient des contradictions, mais le conflit d’interprétations engendré par l’auto-construction de l’Islam qui a généré effectivement des oppositions et contradictions entre le Coran et l’Islam. La différence entre ce dont le Coran dit lui-même de sa propre origine et ce que l’Islam a institué comme mythe illustre parfaitement cette situation d’ordre herméneutique. Il ne s’agit donc pas par notre recherche de déconstruire l’Islam – quand bien même cela serait nécessaire pour qui prétendrait le réformer, ce qui n’est pas notre cas – mais bien par l’exercice de la raison critique de rompre les circularités herméneutiques qui gouvernent inconsciemment notre compréhension du Coran. Une telle démarche à comme arrière-plan la conscience du danger potentiel dû au conflit entre le propos coranique et l’interprétation que l’Islam en propose et impose, il apparaît en cela absolument nécessaire par la mise au jour du sens littéral de lever cette confusion afin qu’elle n’aboutisse pas à un conflit de foi.
Dr al Ajamî
[1] Voir : Herméneutique et Vérité et la notion de non-herméneutique : Le Sens littéral.
[2] Rappelons que la conjugaison arabe utilise des pronoms personnels affixés à la forme conjuguée elle-même.
[3] Le verbe ‘as‘asa, concernant la nuit, signifie aussi bien qu’elle s’épaissit que son contraire : « elle s’évanouit ». Étant entendu qu’il est immédiatement indiqué au sujet de l’aube qu’elle apparaît ou, très littéralement, qu’« elle exhale », le sens à retenir est bien logiquement celui indiquant la fin de nuit, d’où : quand « elle s’évanouit ».
[4] S44.V2-3 : « … وَالْكِتَابِ الْمُبِينِ (2) إِنَّا أَنْزَلْنَاهُ فِي لَيْلَةٍ مُبَارَكَةٍ »
[5] Voir notre analyse critique : La Sunna selon le Coran et en Islam, fonction et mission du Messager. Noter aussi que les deux autres occurrences coraniques du substantif waḥy/révélation désignent sans conteste le Coran : « Dis : Je vous avertis par la révélation/al–waḥy, mais les sourds n’entendent pas l’appel quand ils sont avertis. », S21.V45, idem en S20.V114.
[6] Voir idem : La Sunna selon le Coran et en Islam, fonction et mission du Messager.
[7] Signalons ici une allusion subtile à ce qu’il s’agisse effectivement de l’Archange Gabriel/Jibrî’il puisqu’en arabe ce nom vient de l’hébreu jibra-El : puissance de Dieu.
[8] La forme verbale istawâ à de nombreuses significations, mais, employée comme ici sans préposition et relativement à Gabriel, le seul sens sémantiquement possible est : occuper tout l’espace, d’où notre « se déployant ». Nous signalerons que la traduction standard a commis un « il se montra sous sa forme réelle [angélique] » dont le coefficient d’extrapolation traductionnelle laisse rêveur !
[9] Certains ont supposé ici que c’était Muhammad qui était « à l’horizon supérieur », exprimant ainsi le fait qu’ils lisaient cette sourate comme se référant au voyage ascensionnel/al–mi ‘râj de Muhammad… L’on peut de plus opposer à cela le verset parallèle de S81 : « Il [Muhammad) l’a vu [Gabriel] au clair horizon », v23.
[10] Le terme fu’âd désigne littéralement certains viscères : le cœur, le poumon, le foie. Au sens figuré il signifie le cœur en tant que siège du courage, mais surtout de l’esprit, de la raison.
[11] L’on notera que l’expression « à deux portées d’arc, ou moins encore » s’oppose totalement à ce que le hadîth de la grotte de Ḥirâ’ décrit. En effet, la distance maintenue en cette relative proximité ne permet pas de supposer que cela put se dérouler dans l’étroitesse d’une grotte. Bien au contraire, cela indique une scène à l’extérieur comme, de même, la deuxième manifestation de Gabriel mentionnée en notre sourate décrit une scène impérativement extérieure.
[12] En tant que locution nazlatan ukhrâ signifie : une autre fois, mais contextuellement l’accent est mis sur la notion d’une deuxième manifestation terrestre de Gabriel, d’où notre compréhension au sens littéral : « une autre descente ».
[13] Le sens de jam‘a/assemblage est, s’agissant de ce stade du processus de révélation, probablement celui de « composition ».
[14] Le terme arabe sidra désigne généralement plusieurs types d’arbres épineux adaptés aux conditions désertiques, mais, principalement, le « jujubier » : zizyphus spina christi . Dans le contexte, s’agissant d’une deuxième manifestation de Gabriel ici-bas, ce « jujubier » semblait connu pour marquer une limite territoriale et il était situé près d’un jardin en lequel l’on pouvait s‘abriter. Nous expliquons plus avant que l’objectif du Coran quand il rappelle ici cette « autre descente » est d’affirmer que Muhammad a vécu des faits réels localisables géographiquement. Nous sommes là bien loin des récits merveilleux transformant cet arbre isolé aux portes du désert en un splendide lotus dit alors « Lotus de la limite ». Or, nul jamais vu pousser des lotus dans le sable ! L’assimilation du jujubier au lotus est assez ancienne puisqu’on la retrouve dans certains hadîths compilés au IIIe siècle de l’Hégire, époque où l’Islam était au contact des cultures religieuses asiatiques, notamment le bouddhisme en Afghanistan ou à l’ouest de l’Inde. L’orientalisme puis l’iconographie occidentale ont assuré le succès de cet étrange « Lotus de la limite », mais ce déplacement vers le champ du merveilleux de ce qui n’est à l’origine qu’un arbre repère, comme fréquemment dans les zones arides, n’exprime que le fait que l’on ait voulu comprendre ces versets de S53 en lien avec l’ascension/mi‘râj du Prophète, ce qui, nous le démontrons, est une surinterprétation manifeste.
[15] L’on notera que c’est cette apparition de Gabriel qui a inspiré az–Zuhrî dans son fameux hadîth de la « grotte de Hirâ’ », cf. La première révélation selon l’Islam ? À ce sujet, l’on constate une différence essentielle entre le propos de ce hadîth et nos versets de S53. En ces versets, l’apparition de Gabriel revêt un caractère certes sur-naturel, mais Muhammad reste maître de lui-même face à cet évènement extra-ordinaire : « La raison n’a point failli quant à ce qu’il a vu ! [11] ». Selon le hadîth construisant le “mythe de la grotte” Muhammad apparaît paniqué et, surtout, Gabriel le moleste à trois reprises, alors que selon nos versets Gabriel ne s’est approché de Muhammad qu’à « deux portées d’arc, ou moins encore ». L’ensemble de la scène coranique donne une impression de sérénité spirituelle et non pas l’image d’un corps-à-corps entre Gabriel et Muhammad. Renvoyons à nouveau à La première révélation selon l’Islam ? où nous montrons qu’en réalité az–Zuhrî a emprunté à l’Ancien Testament ce combat de l’Ange et du Prophète.
[16] Voir : La première révélation selon l’Islam ? et La première révélation selon le Coran ?
[17] Sur ce point, voir : La première révélation selon le Coran ?
[18] Cf. la traduction standard et bien d’autres puisqu’en la matière règne le consensus asservi.
[19] Sur ce point, voir : La première révélation selon l’Islam ?