Skip to main content

Cet article est la version intégrale du chapitre II de notre thèse doctorale :  Analyse littérale des termes dîn & islâm. Dépassement spirituel du religieux et nouvelles perspectives exégétiques : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01556492/document

En ce chapitre, nous envisageons d’un point de vue théorique et sémantique la distinction entre sens et interprétation. Cette démarche est nécessaire puisque la théorie herméneutique postule que toute signification d’un texte n’est qu’une interprétation parmi d’autres. Il n’y aurait donc pas de possibilité de comprendre réellement ce que l’auteur d’un texte avait voulu signifier, le lecteur serait toujours en train de détourner le sens voulu par l’auteur vers une interprétation personnelle. Nous avons donc étudié les mécanismes cognitifs et sémantiques à l’origine de la formation des interprétations et avons montré que l’interprétation était distincte du sens. Cette démarche est le préambule nécessaire qui nous permettra de mettre en évidence l’existence du sens littéral en tant que signification non-herméneutique et non interprétative, cf. Chapitre III : Sens littéral et Vérité du texte.

 

Chapitre II – Sens & Interprétation                                                                                                                     

    L’herméneutique nous aura livré son âme, l’Interprétation. Cette entité devant s’entendre comme la circularité des renvois des signifiants aux signifiés, renvois indéfinis ouvrant à l’abîme vertigineux de l’infini du sens. L’interprétation née de l’infinité des horizons offre ainsi un horizon illimité. Et, si « l’herméneutique ne consiste nullement à développer une procédure de compréhension, mais à éclairer les conditions dans lesquelles elle se produit »,[1] il n’en demeure pas moins qu’elle s’est hypostasiée en l’immaculée conception de l’Interprétation en tant que, non plus mode de compréhension, mais compréhension elle-même. Concept ontologique, phénoménologique, philosophique qui, pragmatiquement, concerne tout texte, mais qui par un incident retour à l’origine de la problématique, vectorise la réception de toute Parole écrite sacrée ; le Coran, donc, en ce qui concerne notre recherche. Il semblerait dès lors acquis, toutes Écoles confondues, que comme le pressentirent les Pères de l’Église « l’écriture grandit avec ceux qui la lisent ».[2] De manière profane le principe perdure, lire est interpréter et si écrire est de même interprétation, alors lire est interpréter une interprétation, phénomène indéfiniment diffractant, un absolu narcissisme textuel. Ce paradigme actuel exprime la crise de conscience contemporaine  nous sommes au monde en une indissoluble complexité en laquelle règne l’incertitude et l’incomplétude. Comment, en ces conditions, prétendre à la réduction de l’entropie de notre être-au-monde, à la simplification et, sacrilège, à la certitude ?

  1. Définitions de l’interprétation

L’étymologie, ce labour séminal d’antiques terres fertiles, enseigne que l’interprète/interpretis est l’agent entre/inter deux parties, celui qui négocie le prix/pretium, la valeur dépend donc de cette opération. Le commerce ayant toujours été une activité internationale, cet intermédiaire devint le traducteur de la langue de l’un vers celle de l’autre, l’interpretatio est alors traduction. Le traducteur, l’interprète, est un passeur de sens, ce qu’indique au demeurant le latin traducere construit de tra/au-delà et ducere /conduire, traduire est conduire le sens d’un lieu d’émission à un lieu de réception. C’est encore ce contexte de négoce qui explique que ce truchement, ou démarche traductive, soit dite explication, l’interprète doit faire en sorte d’expliquer à l’un ce que l’autre veut afin que le marché puisse être conclu en termes bien compris, l’interpretatio est alors explication.[3] De ce fait, interpréter c’est rapprocher ce que la différence éloignait, l’interprétation est ainsi une interface communicationnelle. Sous cet aspect, l’on constate que l’opération d’interprétation-explication suppose une double compréhension, celle du locuteur par l’interprète et celle de son allocutaire direct. Cette médiation transporte en le transposant le sens voulu par le locuteur vers le réceptionnaire et, bien conduite, elle trahit le perfide adage : « traduttore traditore ».[4] L’interprétation est donc tout autant explication que traduction, faits concrets qui ne présagent aucunement d’une infinité de solutions, mais admettent, dans les limites de leur réussite, l’imperfection. Nous pouvons déjà noter que cette position est en opposition d’avec celle soutenue par l’herméneutique contemporaine.

D’un point de vue linguistique, l’interprétation revêt plusieurs significations. Jusqu’au XIXe siècle nous retrouvions couramment l’idée première : action de traduire un texte d’une langue vers une autre, puis celle d’interprète en tant que traducteur. L’exégèse est aussi dite interprétation, l’interprète rendra compréhensible ce qui du Texte est en soi difficile, compliqué, ambigu.[5] En pratique, cette activité interprétative n’est qu’une pseudo paraphrastique destinée à harmoniser le sens apparent du texte avec le paradigme exégétique dont le commentateur est porteur. Relevant de processus similaires et en conformité avec le sens spirituel des Écritures,[6] interpréter est aussi imaginer des systèmes de référents allégoriques ou symboliques. Ainsi, à notre époque, la confusion entre exégèse et ces modalités retreintes et spécialisées de l’interprétation est-elle encore mise à profit dans les milieux réformistes musulmans afin, d’une part, de relativiser le poids de la doxa exégétique classique et, d’autre part, de pouvoir produire des commentaires en adéquation avec les postulats de leur contemporanéité. Mais, relativiser la force textuelle n’est-il pas affirmer sa propre puissance interprétative. Par ailleurs, de manière générale, l’interprétation correspond à l’action de donner un sens personnel à un fait ou acte ; interpréter un rêve, une composition musicale, littéraire ou artistique. L’objet interprété n’est qu’un support à notre propre expression, se connaître à travers l’autre. Le caractère subjectif de cette interprétation individuelle est patent en psychologie où interpréter est donner une signification déformée ou erronée.

D’un point de vue herméneutique, il convient de signaler une permutation étymologique, catalyseur d’une transmutation philosophique essentielle, et ce n’est point sans propos si le basculement paradigmatique propre à l’herméneutique post-exégétique est de la sorte signé. En effet, de prime abord le latin interpretatio et le grec herméneuein sembleraient synonymes, tous deux signifiant interpréter, expliquer, traduire. Mais, nous l’avons vu, l’interpretatio avait trait à une opération concrète, une négociation de faits. Or, les philosophes grecs n’étaient point marchands, mais théoriciens. Aussi, l’hermêneuein était-elle ancrée à une dimension spirituelle, la médiation plus ou moins magique de la volonté des dieux[7] et seule l’intellection/noêsis primait.[8] Conséquemment, le néologisme de Dannhauer, hermeneutica, visa-t-il à renvoyer à l’erméneutikos : ce qui relève de l’interprétation, qui fait comprendre. Ce n’est plus alors le résultat qui sera pris en compte, mais la réflexion sur ce qui y préside. Ce glissement étymologique indique de facto la révolution en marche, l’interpretatio latine ne pouvait plus exprimer le projet herméneutique et l’Interprétation fut alors le mode opératoire par lequel nous comprenons. Malgré les apparences, le dieu médiateur Hermès ne sera plus honoré, l’Homme deviendra l’interprète de lui-même. Ainsi, le méta-concept d’Interprétation n’est-il plus l’explication d’un fait, mais le phénomène interprétatif réalisant la compréhension, non plus une conséquence mais une cause. Renversante transfiguration paradigmatique : « l’interprétation est la forme explicite de la compréhension »,[9] mais il est vrai que dans un cercle l’on n’a jamais conscience de marcher sur la tête. L’interprétation telle que Gadamer l’a théorisée est le fondement de l’herméneutique contemporaine, elle est à double voie et vaut identiquement pour l’auteur et le lecteur. Il y a interprétation dans le sens où le lecteur fait converger les interprétations précédentes déposées par la tradition,[10] cascade inductive provoquée par la mise en œuvre de divers référents extérieurs et antérieurs au texte[11]  qu’un lecteur donné aura acquis et qu’il mobilise pour former du sens. Comme tous les lecteurs sont construits et instruits différemment et en des temps et situations divers, les possibilités de sens apparaissent infinies ou du moins fort nombreuses, en tout état de cause, supérieures à ce que le texte pouvait sans doute contenir. Les interprétations ne créent donc pas du sens ex nihilo, elles exploitent selon divers angles le potentiel du texte et traduisent du sens en amont même du locuteur et de l’allocutaire. Ce sont ces paradigmes, issus des milieux où opèrent l’écriture et la lecture, qui conditionnent la direction interprétative que le lecteur prendra. De tels choix vectoriels peuvent intervenir indépendamment de l’épistèmê en laquelle le texte a été produit, mais ceci suppose aussi que l’on pourrait rechercher par la lecture à identifier ledit domaine épistémologique, ce qui serait en soi un facteur discriminant et réducteur de l’activité interprétatrice.

  1. Interprétation de la définition

Pour autant, force est de constater que nous entendons prêcher à l’encan que selon la théorie herméneutique tout n’est qu’interprétation et qu’il n’y a de vrai que la relativité de la vérité ; Paul Ricœur n’a-t-il pas écrit que l’herméneutique est la « lecture d’un sens caché dans le texte du sens apparent ».[12] Par voie de conséquence, il n’existerait pas d’interprétation apodictique d’un texte ou d’un fait, mais seulement des interprétations plus ou moins plausibles. Tout ne serait donc qu’affaire d’interprétations, chacun échappant ainsi à la critique méthodologique de ses propres interprétations. Cependant, à bien examiner ce trope commun aux milieux des herméneutes, sémioticiens et autres chercheurs en sciences sociales, tous de disciplines noologiques, l’on note qu’il repose sur une inversion patente et pleinement déconstructiviste, ce qui était en herméneutique une cause devient une conséquence.[13] L’interprétation serait non plus le mécanisme de la compréhension, mais ce par quoi nous pouvons spéculer intentionnellement et librement. Les préjugés individuels, au sens banal du terme, remplacent alors les “pré-jugés” opératifs tels que Gadamer les définissait.[14] L’interprétation reprend ici son acception courante, non académique : tout sens que l’on peut donner à un objet, un signe. Il est ainsi couramment posé qu’interpréter c’est créer du sens, certes, le fait est indéniable, délire interprétatif y compris, mais il n’y a pas là matière à admettre que toute interprétation soit une compréhension justifiée. En quoi supposer que l’interprétation soit la compréhension d’un texte, justifie-t-il que toute interprétation puisse en être un sens, sans critères de jugement et indéfiniment ? L’interprétation entendue en tant que validation d’un point de vue subjectif est un abus de sens herméneutique.

Plus avant, parce que la roue de la pensée est autonome, il nous est à tous devenu insupportable qu’un texte ne puisse admettre qu’une seule interprétation, ce qui reviendrait à dire qu’il n’aurait qu’un seul sens et, donc, aucune interprétation possible. Cette aporie, car c’en est une, est vécue à l’âge de la philosophie plus libertaire que libératrice comme un intolérable totalitarisme, une violence éthique.  Mais, l’anarchie comme principe herméneutique n’est-elle pas l’inverse de la production régulée que postule l’herméneutique universelle ? Si l’on considère que l’entropie interprétative n’engendre pas le chaos et que le « pouvoir-dire » d’un texte « dépasse son vouloir-dire »,[15] l’on n’aura pas démontré que ceci serait le fait de l’auteur ou du texte, sa/leurs volontés, mais seulement le fait du lecteur. La notion de « pouvoir-dire » est en soi un parti-pris implicitement fondé sur le sophisme suivant : Je peux interpréter à l’infini et tout texte est interprétable, donc un texte est une somme infinie d’interprétations. L’acceptation tacite de cet illogisme du « pouvoir-dire » n’est que l’expression de la revendication du pouvoir de dire. Si nous délaissons le « vouloir-dire » au profit du « pouvoir-dire », il n’est alors pas nécessaire d’imposer à l’homme le respect du texte ou une forme de respect du texte. Or, ce rapport entre le texte et l’interprète outrepasse l’acte de lire. Il n’y a plus là de lecteur, ni même de lecteur-interprète, mais un interprète-lecteur. Le lecteur ne serait plus celui qui cherche à comprendre une consigne écrite, mais celui qui utilise[16] le texte au bénéfice de ses propres opinions ; l’on peut ainsi écrire un traité de bioéthique critique à partir de l’énoncé : « fumer tue ». Si comprendre n’est que donner une interprétation, alors lire serait « dire de l’énoncé » et non pas comprendre ce que dit l’énoncé, les mots du Je de l’auteur deviennent les jeux de mots du lecteur. Aussi, face au totalitarisme herméneutique, toute réaction est de pétition salutaire, citons : « Interpréter, est-ce sans limites ? La thèse de l’illimitation de l’interprétation nous est aujourd’hui familière […] Comment ne pas dire, comme tout le monde, que l’interprétation d’une langue étrangère, d’une œuvre littéraire ou artistique, d’un texte religieux ou philosophique, d’un rêve ou d’un acte, d’un texte de loi, ou même d’un phénomène quelconque, est infinie ? […] L’interprétation semble donc naturellement coextensive à la culture […] Préparée par Nietzsche, fondée par Heidegger, développée par Gadamer, la (les) philosophie(s) de l’interprétation, ou “herméneutique”, prétend faire du concept d’interprétation un principe dominateur de la pensée humaine. Refusant de nous résigner sans examen, nous entendons entraîner avec nous le lecteur moderne dans une discussion critique, tâche sceptique d’autant plus nécessaire qu’elle s’attaque à un credo dorénavant au-dessus de tout soupçon. »[17]

  1. Limites du sens et de l’interprétation

Contre tout discours déconstructiviste, les faits sont têtus, et l’observation montre qu’un certain nombre de signaux font sens de manière univoque, même Derrida s’arrêtait au feu rouge, et ce, surtout, lorsqu’il avait décidé de ne pas les respecter. À l’inverse, quand le téléphone sonne sans que nous sachions précisément ce que cela peut être il semble bien que nous relevions de la psychiatrie ou d’une aphasie d’ordre neurologique. Ainsi, que l’homme puisse interpréter différemment un même texte ne prouve en rien qu’un texte ne soit pas raisonnablement limité et fini en intentions de sens. Au contraire, sauf volonté expresse du poète, du politicien ou du marketeur, il est évident que le texte en tant que suite de signes linguistiques est un acte pragmatique ayant pour fonction de limiter l’interprétation en vue de transmettre avec précision une information obvie limitée et finie. Face à la diversité des interprétations que nous envisageons possibles, la seule conclusion logique de ce qui se présente comme un constat, car éprouver le mensonge n’infirme point que la vérité existe, est que seule la capacité de l’homme à interpréter est infinie et indéfinie, ce qui en soi ne remet nullement en cause les fondamentaux bien compris de l’herméneutique. Connaître que tout texte est interprétable à l’envi ne démontre en rien que l’essence du texte soit de n’être qu’interprétée ou, de manière plus prosaïque, qu’il n’aurait pas pour fonction première de délivrer un unique sens. L’interprétation considérée comme le corrélat majeur de l’herméneutique n’est en réalité que l’un de ses postulats. Si l’écrit encode en signes le langage, il en revêt nécessairement les attributs, mais cette ambivalence polysémique empruntée n’est que théorique puisqu’en règle générale l’auteur, comme tout communicant, a suivi une stratégie visant à réduire l’ambiguïté potentielle de son discours écrit. Ce mouvement désordonné traduit bien l’oralité pour laquelle prime l’expression, mais en l’écrit prime la réflexion, le renvoi de la pensée à des signes, d’où son organisation néguentropique.[18] Pragmatiquement, le fait que l’homme depuis qu’il parle – et plus récemment depuis qu’il écrit – communique avec un fort taux de réussite indique qu’au-delà des théories de l’interprétation existent des phénomènes de régulation, des limites à la dérive interprétative.

Par ailleurs, d’un point de vue conceptuel, si l’interprétation herméneutique est dite infinie c’est qu’il n’est pas pris en compte sa compétence : est-elle bonne ou mauvaise ? Plus, le fait de ne formuler aucun jugement de valeur équivaut à admettre que toutes les interprétations sont également valables. Mais, en quoi l’infini serait-il indifférencié ? Logiquement, un infini de sens ne peut être un sans fin indéterminé, un chaos informel non informatif. Au contraire, ce type d’infini est constitué d’éléments déterminés et différenciés, indéfiniment. Et, s’il n’en était pas ainsi, il y aurait donc deux infinis de sens antithétiques, un positif et un négatif ou un bon et un mauvais ou un beau et un laid ou un possible et un impossible. Or, s’il y a en la matière deux infinis, c’est qu’aucun n’est infini. Deux solutions à cette contradiction ontologique : soit il existe un infini constitué d’une infinité d’interprétations et d’un ensemble fini de sens, soit il existe une infinité de sens contenant un nombre défini d’interprétations. De toute évidence, seule la première hypothèse est tenable. En conséquence de quoi, le postulat herméneutique d’une interprétation infinie n’est fonctionnel que du fait d’une confusion établie entre sens et interprétation.

Pour distinguer ces deux domaines, il nous faut en fixer axiologiquement les limites. De ce qui précède, nous pouvons conclure qu’il n’y a pas d’infinité du sens, mais une infinité d’interprétations, et ceci peut à nouveau être démontré comme suit :

Le sens d’un texte n’est pas uniquement ce qu’il aurait voulu signifier mais, de manière globale, il est l’ensemble des possibilités signifiantes que le lecteur peut lui trouver. Si un texte peut dire beaucoup, il ne peut pas pour autant, dire tout et son contraire, cela s’entend bien sûr pour un texte émanant d’une pensée cohérente. Telles sont les limites premières des sens d’un texte : ils doivent être compatibles entre eux et, de ce point de vue, ils sont alors tous exacts et ne peuvent être en contradiction avec d’autres parties textuelles de l’œuvre si celle-ci existe. Nous repérons là une ligne de démarcation : entre deux propositions antithétiques d’un même énoncé non ambivalent,[19] l’une est un sens et l’autre une interprétation ou bien les deux sont des interprétations, mais elles ne sauraient être toutes deux sens du texte. L’on en déduit que deux propositions différentes non contradictoires peuvent être deux sens possibles d’un même texte ou un sens et une interprétation. Autrement représenté, la notion de sens recouvre l’ensemble des solutions convergentes, c’est-à-dire directement originées au texte, chaque sens proposé provient d’une analyse de sens différente d’un seul et même texte,[20] nous les qualifierons donc de sens premiers :

Pour des raisons techniques, le schéma ci-dessous n’apparaît pas en sa totalité, l’on peut donc pour l’instant se reporter directement à notre thèse pages 48-49  https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01556492/document

                    → S1

Texte           → S2

                    → S3

                    → Sn ; nous avons montré que « n » n’est pas infini.

Par ailleurs, les interprétations ont une double caractéristique que les sens premiers n’ont pas. D’une part, puisqu’elles peuvent être contradictoires, l’on en déduit qu’une interprétation peut être dérivée d’une précédente :

I1 → I2→ I3 → I4 → In → In + 1 ; cette suite est infinie : n ∈ [ 0 ; + ∞ [ .

D’autre part, les interprétations sont divergentes. Par divergent, nous entendons le fait que les interprétations, parce qu’elles sont ipso facto antithétiques l’une de l’autre, ne s’originent pas directement au même texte. Il en découle l’existence de deux types d’interprétations. Le premier repose nécessairement sur une modification du texte source, nous les nommerons interprétations secondes :

                → Texte’ → It’1 → It’1’→ It’1’’ → It’1’’’ → It’n → It’n+1

Texte       →Texte’’ → It’’1 → It’’1’→ It’’1’’ → It’’1’’’ → It’’n → It’’n+1

                     →Tn’+1

Le second correspond à la dérivation d’un sens premier, d’où la dénomination d’interprétations dérivées :

                 → S1 → I1 → I1’→ I1’’ → I1-n → I1-n+1

Texte        → S2 → I2 → I2’ → I2’’ → I2-n → I2-n+1

                 → S3 → I3 → I3’ → I3’’ → I3-n → I3-n+1

                 → Sn → In → In+1

Ainsi, à titre d’exemple, si l’on considère indépendamment de tout contexte l’énoncé écrit suivant : « J’ai pris du pain à midi », cinq sens premiers sont possibles :

S1 – j’ai mangé du pain au repas de midi

S2 – j’ai mangé un pain au repas de midi

S3 – j’ai mangé des pains au repas de midi

S4 – j’ai acheté un pain à midi

S5 – j’ai acheté des pains à midi.

Sans tenir compte du fait qu’elles convertissent la compréhension en des énoncés différents, ces cinq propositions de sens respectent sans les modifier la forme et la structure sémantique du texte original. Pris hors contexte, ces sens premiers sont tous exacts et ne s’excluent pas les uns les autres. Notre cas d’étude est absolu, c’est-à-dire hors de tout contexte. Cette situation est théorique, car la polysémie mise à jour sera dans les faits d’énonciation réduite par des informations sémiotico-contextuelles complémentaires, lesquelles permettront d’établir la solution de sens qui élimine tout ou partie des autres. Nous verrons lors du présent chapitre IV et lors de son application à la détermination de sens de nos deux termes clefs dîn et islâm dans le Coran l’importance essentielle des différents contextes, cf. Partie II. L’on note que seul le contexte génère la contradiction entre divers sens premiers d’un même énoncé. Si S1 est vrai, alors S4 et S5 sont nécessairement faux ; si S2 est vrai, S3, S5 et S4 sont faux ; si S3 est vrai, S2, S4 et S5 sont faux. L’on pourrait objecter, par exemple, que le fait que S2 soit vrai n’exclut pas que S4 le soit aussi. Rien n’interdit effectivement que notre quidam ait acheté un pain puis l’ait mangé, mais dans l’énoncé initial « j’ai pris du pain à midi » si l’on admet le sens S4 « j’ai acheté un pain à midi », cette solution exclut de facto S1 : « j’ai mangé du pain à midi », car si le verbe « prendre » peut avoir double signification il ne peut présentement les exprimer simultanément puisque l’on peut manger ce que l’on n’a pas acheté et acheter ce que l’on ne mangera pas. Supposer que S1 et S4 coexistent n’est possible que lorsque S1 est en réalité une interprétation de forme I4 de S4. Par ailleurs, si je me dis qu’il a acheté un pain, sans l’avoir mangé, le lundi midi de la semaine dernière plutôt que le midi du jour de l’énonciation, il s’agira d’une interprétation de rang 3 I4’’’. Sans préjuger de sa catégorisation, plus on avance en rang de dérivation et plus l’on tend vers la surinterprétation.

Ainsi, quant aux interprétations, nous ferons les observations suivantes :

– It’1 – Si je comprends que le locuteur dit : « j’ai volé du pain à midi », c’est que je suppose qu’il avait utilisé le verbe « prendre » à la place du verbe « voler », mais en réalité c’est moi qui opère à priori cette substitution, il s’agit donc d’une interprétation seconde de type It’1 puisque pour cela il a fallu que je modifie le texte.

It’1’ – Si je pense qu’il me signifiait « j’ai volé un pain », ce résultat est obtenu à partir de It’1, en ce cas c’est une interprétation seconde de rang 2 : It’1’.

It’1’’– Si je pense qu’il dit « j’ai volé plusieurs pains », comme il n’y a pas de nouvelle modification du texte, mais seulement une exploitation de l’indécision de l’article partitif « du », c’est une interprétation seconde de rang 3 : It’1’’.

It’1’’’ – Si je pense qu’il m’avoue son larcin pour s’en repentir, c’est une interprétation seconde de rang 4 : It’1’’’.

I1 – Si je pense qu’il me signifie : « je n’ai mangé que du pain à midi » ce résultat est obtenu à partir de S1, il s’agit donc d’une interprétation dérivée de type I1.

I2 – Si je suppose qu’ainsi il m’informe qu’il a pris un coup de poing à midi, le texte source mentionnant « du pain » ceci ne peut être déduit que du sens premier S2, proposition en laquelle le sens figuré et grivois du verbe manger et la détermination « un pain » permettent cette interprétation dérivée de type I2.

I4 – Si je pense que cela signifie qu’il veut me donner un pain, c’est une interprétation dérivée de S4, interprétation dérivée I4.

I5 – Si je pense qu’il veut me donner des pains, cette hypothèse est dérivée de S5, c’est une interprétation dérivée I5.

I5’– Si je pense qu’il veut me donner des pains qu’il a volés, il s’agit d’une interprétation dérivée de rang 2 I5’.

Comme nous l’avions indiqué, la série interprétative est potentiellement infinie et nous pourrions envisager que notre locuteur mente, ou qu’il nous signifie qu’il a faim et qu’en réalité il n’a rien mangé ; qu’il veut me donner du pain ou me demande d’en voler avec lui ; qu’il veut m’en vendre ou qu’il insinue que je pourrais en vendre à sa place ; qu’il a pris une baguette, un pain complet ou un sans sel ; que par pain il désigne autre chose comme un pain de cire, un pain à cacheter, un fournil, une boulangerie, une source de vie spirituelle, un moyen de gagner sa vie, son pain quotidien ou, par métonymie, d’autres nourritures, etc.

En synthèse, sens et interprétation obéissent à des règles d’élaboration différentes permettant de les distinguer théoriquement. Si tous deux fournissent une compréhension de l’énoncé, l’interprétation est une signifiance [fait de véhiculer une information] alors que le sens est une signification [ce qui est signifié]. Les caractéristiques et les stratégies de l’un et de l’autre sont opposées comme le résument les sept points mis en exergue infra. Notion conceptuelle essentielle, les sens premiers sont tous exacts alors que les interprétations sont toutes équivalentes. Formulé autrement, rien ici ne présuppose de la valeur de l’interprétation et ne permet donc pas de discriminer l’interprétation exacte de l’erronée. En conséquence de quoi leur validité est relative et leur véridicité non pertinente. Pour l’essentiel, nous listerons donc les traits distinctifs entre sens et interprétation :

  • Si les interprétations tendent vers l’infini, les sens sont eux limités.
  • Si les interprétations sont équivalentes entre elles, les sens sont tous exacts.
  • Si les interprétations ne sont que des significations possibles, les sens sont des significations probables.
  • Si les sens s’originent toujours au texte et ne sont jamais dérivés les uns des autres, les interprétations sont en situation inverse.
  • Si les interprétations modifient sémantiquement l’énoncé, les sens en respectent la structure sémantique.
  • Si la nature et le nombre des interprétations dépendent de la capacité de l’interprète, les sens sont déterminés par la sémantique du texte.
  • Si par contextualisation une interprétation ne peut être invalidée, mais seulement déclassée, certains sens peuvent quant à eux être invalidés.

Nous aurons donc mis en évidence l’opposition structurelle entre concepts de sens et d’interprétation, ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas pour l’autre, et inversement. Concernant l’interprétation, ces observations confirment de manière restrictive l’idée herméneutique conventionnelle d’une “équité interprétationnelle” : tout étant interprétation, aucune vérité prédicative n’existerait et, concernant un texte, toutes les interprétations proposées seraient à prendre à égale considération. Accessoirement, mais pas seulement, cette pluralité indifférenciée des interprétations a été dogmatisée et autorise chaque chapelle à entendre son propre son de cloche. C’est en réalité la notion de sens qui est discriminante. Toutefois, nous verrons que certaines interprétations tirent leur légitimité du fait que de manière plus générale elles s’inscrivent en la zone de sens générée par l’acte de lecture.[21] À ce stade, nous admettrons donc ce que nous avions émis à titre d’hypothèse : toute la problématique babélienne de l’herméneutique repose sur la confusion entre sens et interprétation.

Appliqué aux nouvelles approches du Coran, citons un exemple contemporain parmi tant d’autres de cette équivoque : « Il ne peut y avoir une interprétation unique d’un texte, une signification unique […] mais il existe une multitude d’interprétations et de significations […] on ne peut pas dire de manière absolue : voilà quel est le sens du texte… », c’est nous qui soulignons.[22]  Intra-muros, nous pouvons signaler la “labellisation” quasi constante des nouvelles traductions du Coran par des formules de type : « Interprétation du sens des versets du Saint Coran ». Enfin, au registre du sabir herméneutique, citons : « Le message coranique n’a pu être révélé que parce qu’il a été compris ! » ! Par déontologie, nous respecterons l’anonymat de cet auteur bien connu du débat herméneutique.

Enfin, du point de vue théorique, l’on pourrait nous objecter qu’il est impossible de dichotomiser l’entité Interprétation en herméneutique puisqu’elle est universelle et ontologique à l’Homme – car comment briser un espace infini holistique ? Effectivement, nous avions vu en notre heuristique du chapitre précédent que l’Interprétation en tant que phénoménologie de la compréhension par la mise en jeu de différents cercles herméneutiques en justifiait le caractère infini.[23] Mais, faut-il en conclure que sens et interprétation seraient indistincts ? Or, nous venons de montrer que sens et interprétation avaient des caractéristiques opposées, et deux éléments opposés point par point ne peuvent être identiques. Nous avons là systématisé les résultats de la fonction Interprétation et non pas le principe. Sans doute est-ce la confusion terminologique et principielle entre Interprétation en tant que fondement de la compréhension et interprétations en tant que produits cognitifs desdites opérations de compréhension qui est cause de l’embarras herméneutique contemporain,[24] ce que notre typographie majuscule/minuscule s’attachera dorénavant à éclaircir. Plus avant, l’intérêt de cette problématisation est d’avoir identifié ce qui relève des interprétations, interprétations secondes et dérivées, et ceci, comme nous allons le constater, doit permettre d’en établir une procédure de régulation. D’autre part, plus essentiel encore à notre étude, la mise en évidence de la notion de Sens ouvre la voie vers l’identification du sens littéral, objet théorique et concret de notre quête. Pragmatiquement, il n’y a aucune difficulté à envisager que l’on puisse interpréter un texte à l’infini, mais ceci n’implique pas qu’il ait une infinité de sens.

  1. De la surinterprétation

Selon la définition académique de la surinterprétation, il s’agirait d’une interprétation élaborée au-delà d’une interprétation apparemment complète. Umberto Eco[25] a dépassé ce concept visiblement issu de la psychanalyse et considère comme étant une surinterprétation ce qui ne peut être une interprétation admissible,[26] notion qu’il définit en ces termes : « Toute interprétation donnée portant sur une certaine portion d’un texte peut être acceptée si elle est confirmée par [une autre portion du texte], et elle doit être rejetée si elle est contestée par une autre portion du texte. En ce sens, la cohérence textuelle interne contrôle les parcours du lecteur, lesquels resteraient sans cela incontrôlables. »[27] Dans le même ouvrage,[28] intervient Richard Rorty qui, pour l’occasion, se pose en défenseur de la surinterprétation et l’envisage comme suit : toute compréhension ne visant pas à reconstruire l’intention du texte, mais à rechercher tout ce que le texte n’aurait pas dit, omis. Une autre approche rend compte de l’effet révélateur de l’interprète projecteur : « La surinterprétation, lumière trop intense, surexpose son objet et rend le cliché trop transparent. »[29] Appliquée au champ des sciences sociales, Bernard Lahire catégorise la surinterprétation en définissant des interprétations « imprudentes ou inadéquates ».[30] La surinterprétation n’est alors qu’une classe d’interprétations borderline. Il en distingue trois types : 1– Les interprétations dues aux décrochages interprétatifs par rapport aux situations interprétées ; 2 – Les interprétations produites par le décalage non objectivé, non contrôlé et non corrigé, entre la position du chercheur face aux matériaux étudiés et la position des enquêtés ; 3 – Les interprétations générées par la combinaison de la surabondance  de preuves destinées à prouver la véridicité du modèle théorique utilisé et de productions  littéraires  “d’effets de preuve”.[31] En fonction de notre modélisation, cette systématisation garde toute sa pertinence dès lors que l’on permute chercheur/lecteur et sujet interprété/texte. Nous verrons[32] que notre modélisation confirme la quasi indépendance des mécanismes de production de la surinterprétation et le fait qu’elle tend vers + ∞. Avoir conscience de ces processus déviant de l’interprétation vers la surinterprétation réfère à la limitation éthique que l’interprète peut s’imposer, voir paragraphe suivant. Sous cet aspect, l’autocritique, base de l’autorégulation, ne résiste pas à la tentation et, plutôt que de considérer son propre inconscient, il est plus aisé de définir la surinterprétation comme l’étrange étranger au-delà des limes de notre empire. L’identification de cette barbaresque surinterprétation renvoie par le jeu de l’altérité à l’autolégitimation de soi. Reconnaître qu’il y a des interprétations aberrantes dites surinterprétations est convenir implicitement qu’il en existe nécessairement de saines, socle de la validité de l’herméneutique des sciences humaines. Plus, en sacrifiant la surinterprétation à l’autel de la guerre des idées, cela revient, du moins en apparence, à résoudre le conflit des interprétations issu de l’impasse aporétique en laquelle le virage herméneutique de ces disciplines a conduit car, si tout n’est qu’interprétation, rien n’est signifiant, et la recherche en sciences noologiques ne serait que spéculation.

  1. Limitations de l’interprétation

La régulation des sens premiers tels que nous les avons définis sera envisagée au prochain chapitre, lui-même consacré au sens littéral. Présentement, nous nous interrogerons sur les limitations de l’interprétation, notion qui ne doit pas être confondue avec la notion de limites de l’interprétation laquelle, dans le prolongement du § 4, n’aurait pour fonction que de pouvoir discriminer entre interprétation juste et fausse ou interprétation et surinterprétation. Ceci étant, hors même du propos herméneutique, si l’on admettait qu’infinité de sens et infinité d’interprétations sont une seule et même chose, alors la question du sens disparaîtrait. De la sorte, le sens que donna De Vinci à son tableau pourrait être identique aux interprétations du Da Vinci code. Or, nous reconnaîtrons volontiers qu’il n’en est pas ainsi, à moins que toute œuvre ne soit qu’une pénultième opération de sexage des anges. Si l’interprétation est infinie, il y a tout de même et nécessairement une limitation des interprétations car, dans le cas contraire, comment savoir que l’interprétation d’une vessie n’est pas celle d’une lanterne. En pratique, nous ne baignons pas dans un indéfini univers où tous les messages à force d’être infinis deviennent indistincts. Il y a, contre la théorie, obligatoirement des stratégies cognitives mises en œuvre opérant des choix pertinents, des systèmes de régulation qui orientent ce flux informatif et éliminent le bruit de fond interprétatif parasite. Nous ne pensons point là à la fusion gadamérienne des horizons ou à l’intersubjectivité implicite de U. Eco, mais au fait que, face à un texte, c’est-à-dire une information donnée en fonction des règles de la langue, nous réussissions généralement à discerner un espace commun de signification partagé par l’auteur en son intention, le texte en sa forme et le lecteur en sa position. Nous présenterons au chapitre à suivre une modélisation de ces interactions. À ce stade, la compréhension sera donc pour nous, non point la résultante vectorisée par un lecteur modèle, mais par un lecteur compétent sachant utiliser avec succès un certain nombre de critères permettant la limitation de l’activité interprétative potentielle.

Pour cela, l’on doit prendre en compte une première ligne de démarcation d’ordre déontologique : je peux dire tout et son contraire, mais je ne peux accuser mon texte de cela. En confondant infinité de l’interprétation et finitude du sens l’on a écarté la question éthique. Si je peux accepter que l’on dise n’importe quoi, puis-je accepter que l’on dise n’importe quoi de moi ? La liberté de penser n’est en rien la liberté de penser n’importe comment et nous sommes en droit de rejeter l’interprétation sine materia.[33] Nous avions développé ce point au sujet de la surinterprétation quant à la prise de conscience du fait que tout chercheur est exposé au risque de mutiler l’objectivité de ses interprétations sur son lit de Procuste. Une seconde ligne de démarcation est sémantique, elle comporte plusieurs types de limitation de l’interprétation, nous citerons les principales :

– La première limitation de ladite activité interprétative est la conséquence de l’intention de l’auteur et de son expression par le texte. Le lecteur, dès lors qu’il souhaite comprendre la signification d’un texte est en une démarche de recherche de la première par le décodage de la seconde. Un auteur peut volontairement écrire un texte ambivalent ou ambigu comme, au contraire, travailler à le rendre univoque.

– La deuxième est la capacité interprétative du lecteur et, en fonction de ses compétences en la matière, il élargira plus ou moins le champ des significations possibles. C’est la non régulation de cette activité interprétante, parce que très souvent non perçue par l’interprète, qui est fort souvent cause de l’inflation des interprétations jusqu’à la surinterprétation.

– La troisième relève de l’application à entendre le texte, l’étude des signifiants. La polysémie théorique des sèmes est limitée par leur concaténation syntaxique et grammaticale. Corollairement, la précision linguistique acquise par l’auteur contrôle en amont la réduction des possibilités d’interprétation. De même, la compétence du lecteur peut agir comme réducteur, mais aussi en tant que démultiplicateur.

– La quatrième limitation est lexicale. La polysémie terminologique est lexicalement contingentée. Ainsi, alors que la racine ḍaraba connaît selon le Lisân al–‘arab une soixantaine de significations et le terme dîn près d’une cinquantaine, le verbe lakaṣa signifie uniquement frapper d’un coup de poing. En français, « barbarisme » a quatre acceptions, mais pactole ou goudron n’en ont qu’une. Au regard de l’importance de la question quant au vocabulaire coranique et à l’objet de notre recherche, nous renvoyons à l’étude développée de ce sujet.[34]

– La cinquième repose sur le recours à de nombreux marqueurs sémantiques orientant le sens à donner. Pour le Coran, catégorie spécialisée, rappelons l’indication fréquente du sens allégorique comme en S2.V264 où nous lisons : mathalu-hu ka-mathali ṣafwân/son exemple est l’exemple d’un rocher ou, mieux : allégoriquement il est à l’image d’un rocher. Concernant, la distinction sémantiquement possible entre le sens propre et le sens figuré d’autres moyens existent. Si nous disons : « J’ai mangé du bœuf », cette affirmation ne peut être comprise qu’en sa version gastronomique, mais par « J’ai mangé un bœuf », comme il est peu vraisemblable que notre locuteur ait mangé un bœuf en entier, l’on s’orientera vers un sens figuré : « J’ai eu à supporter un bœuf musical de piètre intérêt » ou autre hypothèse métaphorique. Ceci est encore plus net lorsque l’on dit « J’ai mangé du lion ».

– La sixième est littérale. Nous entendons par là l’existence intentionnelle d’un sens apparent ou obvie, c’est-à-dire un domaine de sens se situant en une zone de communication hors interprétation. Plus exactement, une aire littérale déterminée par les limitations objectivables des trois intentions, celles de l’auteur, du texte et du lecteur. Nous préciserons cette notion essentielle au chapitre à suivre.

– La septième limitation est contextuelle et sans aucun doute est-ce la principale, celle constamment fonctionnelle dans l’intercommunication. Qu’il s’agisse d’un discours, d’un texte ou d’une œuvre, le contexte est fortement limitatif, il fournit un cadre aisément perceptible et a une puissante activité réductrice. Le dadaïsme et l’art moderne déconstructif l’avaient bien compris puisqu’ils s’appliquèrent à décontextualiser leurs créations, dont le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte [35] est le contre-pied en trompe-l’œil. Plus le contexte est dense et redondant, plus l’œuvre est cohérente et plus le sens est sérié. En réalité, le contexte est une entité plurielle hiérarchisée reliant l’intratextualité, la métatextualité et l’intertextualité, nous envisagerons cela au chapitre IV étant donné l’importance pour notre méthodologique de l’étude comparative des différents contextes coraniques mis en jeu. Ce lien direct entre contexte et sens sera vérifié lors de l’étude de nos termes-clefs dîn et islâm.

De fait, Il n’est rien de plus classique que ces régulateurs sémantiques, ne sont-ils pas à l’œuvre en nos quotidiens.  Face à l’incertitude du monde interprétatif, ils nous offrent la certitude du sens, faculté décisionnelle de l’ordre des réflexes de survie. L’espèce humaine ne serait-elle point celle qui a développé cette extraordinaire capacité à se mouvoir en la jungle des infinis possibles sans laquelle elle n’aurait pu s’extraire de son indifférencié limon originel. La grammaire générative de Chomsky est sur ce point pertinente : « Le fait central sur lequel doit porter toute linguistique significative est celui-ci : un locuteur exercé peut produire dans sa langue une phrase nouvelle au moment opportun, et d’autres locuteurs peuvent la comprendre immédiatement, bien qu’elle soit également nouvelle pour eux. La plus grande part de notre expérience linguistique, comme locuteur et comme auditeur, a trait à des phrases nouvelles ; une fois que nous avons acquis la maîtrise d’une langue, la classe des phrases avec lesquelles nous pouvons opérer couramment et sans difficulté ou hésitation est si vaste que nous pouvons la tenir infinie à tous égards : à celui de la pratique et manifestement aussi à celui de la théorie. La maîtrise normale d’une langue implique non seulement la capacité de comprendre immédiatement un nombre infini de phrases entièrement nouvelles, mais aussi l’aptitude à identifier des phrases déviantes et éventuellement à les soumettre à interprétation… ».[36]

  1. Vers une herméneutique critique  

En termes bibliques, nous ne dirons pas à l’instar du Qohélet qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : « ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera »,[37] mais bien plutôt que l’existence de la lumière repose sur l’effacement des obscurités.[38]  Une fois le désenchantement venu, la comète herméneutique semble avoir perdu de sa magnitude, ne s’agirait-il pas alors de reconstruire du sens à partir, paradoxalement, de la matière de ce quasi trou noir. Pour ce faire, nous aurons mis en évidence les principales apories de la théorie de la relativité de l’interprétation générale, approche épistémologique qui, ceci est admis, fait de la réfutabilité ou “falsifiabilité” un critère de scientificité.

D’autres ont ouvert le débat,[39] mais ici, comme point d’ancrage, nous pensons tout particulièrement à Denis Thouard et à sa proposition d’herméneutique critique s’inscrivant dans le prolongement des réflexions de Peter Szondi et Jean Bollack.[40] Leur constat est le suivant : le texte, encerclé par l’herméneutique post-déconstructiviste contemporaine, a été abandonné au profit de paradigmes spécialisés qui, bon gré mal gré, lui sont imposés par l’interprète et génèrent de fait une interprétation dérégulée. Il conviendrait donc de replacer l’œuvre au sein d’un dispositif lui restituant son pouvoir d’autonomie, ce que Denis Thouard exprime ainsi : « instaurer une distance par rapport à un contexte, une œuvre se constitue dans sa puissance de dire. »[41] Puis, il définit l’herméneutique “critique” en ces termes : « elle entend réhabiliter la fonction du jugement et revendique la légitimité d’une méthode ».[42] Nous retrouvons là la notion de jugement éthique évoquée au paragraphe précédent et notre nécessité méthodologique. La proposition de J. Bollack était philologique, non pas en tant que retour à d’anciennes amours exégétiques, mais de manière ciblée et contingentée, afin de rééquilibrer le glissement onto-philosophique propre à l’herméneutique post-gadamérienne ; ce que Denis Thouard formule de la sorte : « Une telle philologie réduite à la critique risque d’être aveugle, et une telle philosophie herméneutique d’être vide car sans objet à force d’être universelle. »[43] Malgré tout, il appert que la démarche “philologique” de Jean Bollack et la position comparatiste de P. Szondi ne semblent point avoir fait florès.

Notre modeste ambition, bien que différente théoriquement et pragmatiquement, traduit toutefois la même tension entre les postulats incontournables de l’herméneutique philosophique universelle et les exigences de la philologie comprise en tant que recherche de l’intelligibilité et de la cohérence d’un texte. Nous préciserons notre pensée à l’aune d’une charge de Nietzche contre les théologiens qu’il jugeait inaptes à la philologie, et il ajoutait : « J’entends ici le mot philologie dans un sens très général : savoir déchiffrer des faits sans les fausser par des interprétations, sans perdre, dans le désir de comprendre, la précaution, la patience et la finesse. »[44]

  1. Pour une non-herméneutique ?

Oserions-nous ce blasphème après avoir porté foi au credo herméneutique ! Notre point d’interrogation en titre ne ressemblerait-il pas à un parapluie protecteur ? Pire, la locution composée : « non-herméneutique » ne serait-elle pas un oxymore anathématique ? Sans doute aurions-nous alors comme excuse que toute théologie bien comprise permet de mieux distinguer l’objet adoré que la doxa par trop de surexposition ne l’autorise. Le risque est mesuré, car il ne s’agira pas de plaider contre “l’Herméneutique”, mais pour la recherche d’un domaine inclus qui ne soit pas contraint à la perte de sens par l’emprise de « l’interprétance ».[45] Contre la domination sur-légitimée de l’interprétation, nous souhaitons déterminer un espace propre à dégager la signification sans pour autant négliger ou rejeter les conditions phénoménologiques de l’émergence de la compréhension. Nous comprenons, comme nous l’avons souligné aux deux paragraphes précédents, qu’il n’y a pas d’opposition entre ces deux domaines. Le premier est seulement un cercle inscrit dans la circularité herméneutique. Si celle-ci a une tendance entropique à contextualiser l’œuvre, notre approche critique tend au contraire à la décontextualiser. L’œuvre est ce qu’elle dit être, postulat en apparence simple, mais qui pourrait bien être une base oubliée de la compréhension. Comme nous l’avons déjà indiqué, cette “désacralisation méthodologique” prend toute sa valeur quant au Coran tel que nous l’envisageons.[46] Il semble bien qu’il ne soit pas nécessaire de connaître l’architecte pour juger du monument, tout comme l’on peut en déterminer les fondations en étudiant de manière critique sa construction, mur après mur et brique par brique. C’est cette congruence vérifiée qui représente la détermination juste du sens. En effet, si mes conclusions imposent ou supposent rétroactivement que le bâtiment en question soit plus grand que ses assises, ou l’inverse, je suis assuré d’avoir dépassé les limites de sens et d’avoir interprété ledit édifice.

Il est donc possible de concevoir une approche analytique opérant une normalisation de l’interprétation au bénéfice de la détermination du sens. Nous aurons présentement justifié la différence entre ces deux champs de signification, et nous allons par la suite en établir les modalités. Si l’Herméneutique vise à expliquer les conditions de la compréhension, un algorithme ayant pour fonction de réduire comme algébriquement les solutions de sens générées ne peut lui être extérieur, et ce, selon la phénoménologie herméneutique elle-même, tout comme il n’y a pas de système viable et fonctionnel sans mécanismes de régulation endogènes. Ces opérations n’exercent donc pas leur contrôle hors herméneutique, mais en une zone qui lui est interne, ainsi peut-on, à condition de l’entendre sans contresens ou exclusion, les qualifier de non-herméneutiques.[47] Conséquemment, il est aisé d’en fournir une définition simple : méthodologie rationnelle de l’établissement du sens et de la pertinence de la compréhension. De manière plus globale, l’on entend par non-herméneutique une pragmatique admettant les bases ontologiques de la compréhension de l’herméneutique héritée de Schleiermacher, Heidegger et Gadamer, mais se proposant à l’intérieur de ce paradigme d’établir un domaine de définition permettant l’intelligibilité d’un texte selon des perspectives théoriques critiques déterminées et des outils méthodologiques donnés.

Conclusion

Nous n’aurons pas hésité à détourner Lévinas,[48] un texte s’écoute, s’entend, ce ne sont point les oiseaux de mon interprétativité dont je dois provoquer l’envol, mais bien celui de ceux qui nichent au creux de l’arbre de sens que l’auteur enracina. Nous ne sommes pas herméneute, l’herméneutique en tant que nouvelle koinè[49] n’est point notre sujet. Il n’aura pas été pour autant de nos intentions de récuser l’importance de l’Herméneutique comme explication des mécanismes de compréhension. Toutefois, nous en aurons interrogé les limites de sa pertinence, l’ubiquité, le caractère infrangible. Dénier la réalité du phénomène observé serait nier que nous sommes au monde des êtres pensants, aussi la seule interrogation qui anime notre projet est-elle de savoir si nous sommes ontologiquement et définitivement enserrés en ce grand cercle herméneutique ou s’il existe un moyen de solutionner la problématique du sens qui loin d’être résolue par l’herméneutique s’en trouve sans cesse repoussée.

L’objet de notre présente recherche est pragmatique, si ce n’est pratique : mettre en place une méthodologie permettant de déterminer la signification de versets coraniques avec le plus de précision probante possible. Ce n’est donc pas directement la question théorique du sens qui guide notre propédeutique, mais la mise au jour d’un socle conceptuel à même de supporter un appareillage critique avec nulle autre finalité que de réinscrire le texte dans la perspective du sens versus interprétation. Cette réhabilitation n’est en rien un retour en arrière, un temps béni ou l’interprète n’était que le serviteur de l’Écriture, où le texte imposait sa parole. Une telle époque n’a d’ailleurs jamais réellement existé, et nous avons montré au chapitre précédent que l’évolution linéaire de la pensée herméneutique relevait plus de la réification mythologique que de l’histoire. Ce qui est certain, c’est que nos conditions sociologiques et ontologiques ont changé et que l’herméneutique contemporaine n’est rien d’autre qu’une traduction de notre Être-au-monde actuel. Aussi, promet-elle au lecteur liberté et indépendance textuelles mais, ce faisant, elle l’enchaîne aux forces de l’interprétation, espace indéfini et infini qui le dépasse, car à trop d’horizons ne répond jamais excès de repères.

Notre position, au contraire, cherche à libérer le lecteur de cette capitulation face au texte et à lui offrir les moyens d’une résistance à la tyrannie en acte des interprétations. Elle lui propose de s’adjoindre au texte sous la houlette bienveillante de l’auteur afin de mener le combat du sens. Ne faut-il pas voler au secours du texte moribond, dépossédé par les interprètes de grands chemins et, si ce n’est payer des droits d’auteur, du moins lui reconnaître ses droits, telle est la péréquation que nous souhaitons réaliser. Encore une fois, il ne s’agira pas d’opposer herméneutique à non-herméneutique, pas plus que le vrai au faux, mais bien l’objectivité à la subjectivité par une démarche se donnant les moyens épistémologiques d’une recherche neutre de résultats versus une approche interprétative soupçonnée de postuler à priori de la validité de la subjectivité ou, du moins, de repousser indéfiniment le sens au bénéfice de l’interprétation. En termes cartésiens, il convient d’inscrire au sein de l’Herméneutique la triade modulation/déduction/réduction en tant que déterminant du sens contre production/induction/inflation en tant que vecteur des interprétations. Enfin, en cette perspective, étape préliminaire essentielle, nous aurons dégagé une démarcation théorique entre lignes de sens et d’interprétation ainsi que la possibilité, somme toute classique puisque sémantique et philologique, de réguler le flot interprétatif. Il est donc attendu qu’en la prochaine phase nous étudiions la possibilité de distinguer en la zone de sens ce que nous avons par avance qualifié de sens littéral.

Dr al Ajamî

 

[1] Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode/Vérité et méthode, 4e éd. trad. par Pierre Fruchon, Jean Grondin, Gilbert Merlio, Seuil, Paris, 2006, p. 317.

[2] « Scriptura cum legentibus crescit », célèbre citation de Grégoire Ier dit le Grand, dernier des quatre Pères de l’Église occidentale, Homélies sur Ezéchiel, I, Cerf, Paris,1985, p. 251.

[3] Remarque concernant le terme truchement : avant de revêtir l’acception actuelle : par l’intermédiaire de, ce mot dérivant de drugement, lui-même francisation de drogman, déformation du turc tercüman, lequel est emprunté à l’arabe tarjumân, terme à son tour provenant du judéo-araméen targum désignant les explications de la Thora hébraïque en araméen, vocable hébreu biblique signifiant traduire [Livre d’Esdras, IV, v.7]. Nous allons voir que ce voyage linguistique vers l’Orient informe correctement de la signification de l’interprétation en Occident.

[4] Littéralement : « Traducteur, traître » ou « traduire, c’est trahir ». L’origine de cette locution est discutée, mais il n’est pas impossible qu’elle ne soit que la très réussie traduction paronomastique en italien d’une remarque polémique due à Joachim du Bellay : « Mais que diray-je d’aucuns, vrayment mieux dignes d’estre appelez traditeurs, que traducteurs ? », in Défense et illustration de la langue française, 1594, Sansot & Cie, Paris, 1901, p. 76.

[5] Il n’y aurait donc aucune raison à interpréter un énoncé simple et explicite. Du reste, un des procédés fréquemment mis en œuvre par les commentateurs est d’ambiguïser le texte avant d’en proposer un éclaircissement, faire l’ombre avant la lumière.

[6] Cf. Partie I, Chapitre I : Herméneutique & Vérité, § 2 : De la théorie herméneutique, alinéa 2. c.

[7] Cf. Idem, alinéa 2. b : Herméneutique dialectique.

[8] Là aussi le différentiel latin/grec est parlant, car la raison s’origine en rationem de ratus : compté, déterminé, d’où notre mathématique ratio et notre grivois ration.

[9] Hans-Georg Gadamer, opus cité, p. 329.

[10] Cf. Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, 1990, Grasset, Paris, 1992, p. 66.

[11] Roland Barthes définit ainsi un texte : « Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution). L’une des voies de cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et finalement en lui : tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. Passent dans le texte, redistribués en lui, des morceaux de codes, des formules, des modèles rythmiques, des fragments de langages sociaux, etc., car il y a toujours du langage avant le texte et autour de lui. » Roland Barthes, Théorie du texte, in Encyclopédie universalis, T. 15, 1973, p. 1015.

[12] In Le conflit des interprétations, essais d’herméneutique, Seuil, Paris, 1969, p. 26. De notre point de vue, il y a ici reconnaissance de l’existence d’un sens apparent et aveu d’une intentionnalité qui relève du déni.

[13] Notons que lesdites disciplines échappent ainsi à toute critique et autocritique, ceci du point de vue de leurs productions mais, aussi, fondamentalement, puisque la posture herméneutique déconstructiviste qu’elles adoptent ramène leurs épistémologies à de l’interprétation.

[14] Partie I, Chapitre I, § 3, alinéa 3. i : Herméneutique universelle.

[15] Emmanuel Lévinas, L’au-delà du verset, Éd. de Minuit, Paris, 1982, p. 135. Affirmation dont il faut connaître l’imprégnation kabbalistique.

[16] Sur le concept d’utilisation, voir Umberto Eco, Lector in fabula, le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Grasset, Paris, 1985, p. 67-71.

[17] Yvan Élissalde, Critique de l’interprétation, Vrin, Paris, 2000, p. 8 et 4e de couverture.

[18] Étymologiquement, le mot discours n’est pas dérivé du dire, dicere : exprimer par la parole, mais de discurrere de discurrere, courir çà et là [Littré].

[19] Par ambivalent nous désignons un énoncé qui supporte deux sens différents, mais notre remarque vaut aussi pour un énoncé plurivalent. Hors de tout contexte, le fait est évident pour un énoncé potentiellement ambivalent comme : « J’ai vu deux belles vaches » pour lequel l’on ne sait pas si l’auteur a complimenté lesdits bovidés ou s’il a décrié deux personnes indéterminées. L’ambivalence est réelle, car l’on ne peut pas exclure qu’il ait voulu signifier de la sorte qu’il ait rencontré deux vaches agressives ayant tenté de l’encorner. Mais, l’auteur a-t-il souhaité transmettre ce triple message ou l’un des trois ? S’il n’avait envisagé qu’un seul sens, les deux autres sont toutefois des sens possibles. Par contre, la phrase « je t’aime d’amour » que l’on pourrait par paranoïa supposer signifier son contraire, ne peut dire les deux à la fois [je t’aime de détestation], elle est donc univoque, supposer qu’il ou elle me déteste est donc une interprétation.

[20] En effet, si l’on suppose qu’un texte puisse admettre plusieurs sens, chacun d’eux est un signifié lié à un nombre et un agencement déterminés de signifiants. Ce qui revient à dire qu’un deuxième sens fourni devra par un autre lien logique être directement lui aussi lié à la même structure sémantique.

[21] Cf. Chapitre III, § 4, Délimitation du sens littéral.

[22] Rachid Benzine, article Lire le Coran autrement, 2/2, http://oumma.com/Lire-le-Coran-autrement-partie-2.

[23] Cf. Chapitre I, § 3. Herméneutique de l’herméneutique.

[24] Rappelons que Gadamer à la suite de Heidegger ne théorisait que la compréhension et non point la résolution pratique face à un texte ou un objet. Cf. Chapitre I, § 2. iHerméneutique universelle.

[25] Cf. Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, Puf, Paris, 1996.

[26] Ibid., p. 41-60.

[27] Ibid., p. 59.

[28] Ibid., p. 101-114.

[29] Paul Veyne, L’interprétation et l’interprète, Enquête [en ligne], 3-1996, http://enquete.revues.org/623. 

[30] Bernard Lahire, Risquer l’interprétation. Pertinences interprétatives et surinterprétations en sciences sociales. Enquête [en ligne], 3-1996, http://enquete.revues.org/373.

[31] Concernant cette problématique propre aux sciences humaines, cf. Interpréter, surinterpréter, Collectif, Parenthèses, Marseille, 1996.

[32] Cf. Partie I, Chapitre III, § 4. Délimitation du sens littéral.

[33] Ainsi, une lecture psychanalyste du texte, ou de l’auteur, par l’intermédiaire de son texte est une interprétation possible, mais cela rend-il licite de supposer que ce texte avait en soi une portée psychanalytique ? Du point de vue du psychanalyste-interprète la question n’a pas de sens puisque tout peut être interprété, le silence comme la parole. Cependant, comment prouver et donc admettre que tel document relatif à la vie des oiseaux nocturnes révèle la face cachée de l’ornithologue qui l’a écrit ?

[34] Cf. Partie I, Chapitre IV, 1 – Analyse lexicale.

[35] Il est intéressant de noter que M. Foucault, pilier de l’herméneutique structuraliste, a publié une étude consacrée à ce tableau de Magritte que l’on peut considérer comme un parfait exemple d’excursus surinterprétatif…, Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, Montpellier, 1973.

[36] Noam Chomsky, Current issues in Linguistic Theory, Mouton, La Haye, 1964, traduction proposée par Paul Ricœur in Le Conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969, p. 89-90.

[37] Livre de l’Ecclésiaste, I ; 9. Trad. l’Abbé A. Crampon, La sainte Bible, Desclée et Cie, Paris, 1928.

[38] Allusion aux premiers versets de la Génèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre […] et les ténèbres couvraient l’abîme […] Dieu dit : Que la lumière soit. »

[39] Nous avons déjà cité U. Eco en Limites de l’interprétation et Yvan Élissalde en Critique de l’interprétation. Moins récent, mentionnons Emilio Betti, Teoria generale della interpretazione, Giuffrè, Milan, 1955 ; Éric Donald Hirsch, Validity in Interpretation, Yale University Press, London, 1967 et The Aims of Interpretation, University of Chicago Press, 1978.

[40] Denis Thouard, Herméneutique critique : Bollack, Szondi, Celan, Presses Universitaires Du Septentrion, Lille, 2012.

[41] Ibid., p. 185.

[42] Ibid., p. 112.

[43] Ibid., p 113.

[44] Friedrich Nietzsche, Œuvres complètes, livre numérique Google, Arvensa Éditions, 2014, l’Antéchrist, § 52, p. 4722.

[45] Ce néologisme d’inspiration peircienne a été forgé par U. Eco : il se comprend comme signifiant la dynamique interprétative selon un renvoi de signe à signe, la sémiose, et sa clôture via l’habitus. Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, Puf, Paris, 1988, p. 108-110. Nous le concevons plus généralement comme l’aptitude sémiotique interprétative de tout individu à un instant donné face à un signe.

[46] Cf. Préambule : Quel Coran ?

[47] Pour l’aspect non-herméneutique, nous nous permettons de renvoyer à un article personnel paru sur le sujet, Une lecture non-herméneutique du Coran : l’Analyse Littérale, Revue Maghreb-Machrek, n° 224-225, 2016.

[48] Dans chaque mot, il y a un oiseau aux ailes repliées qui attend le souffle du lecteur », Emmanuel Lévinas, Nouvelles lectures talmudiques, Éditions de Minuit, Paris, 1996.

[49] Pour reprendre à notre compte le titre d’un ouvrage de Gianni Vattimo, L’herméneutique comme nouvelle koinè, éthique de l’interprétation, trad. J. Rolland, La Découverte, Paris, 1991.