Skip to main content

« La modernité est une plaie pour la religion, mais un baume pour la foi ! »

Être musulman se définit par un rapport passif à l’Islam modulé par notre niveau d’adhésion. Par islamité, nous entendons le lien et le rapport actif que les musulmans ont avec leur religion. Précisons-le d’emblée, cette dynamique ne vise pas à réformer l’Islam, mais notre relation à l’Islam. Une telle démarche passe nécessairement par la mise en comparaison critique du message coranique avec l’Islam, non pas pour distendre les attaches qui nous relient à l’Islam, mais bien afin de tisser ou retisser ce qui, par le Coran, nous unit à Dieu. Être musulman est alors vivre notre lien à Dieu au nom de notre foi et de l’engagement qui en découle. Ce n’est plus ainsi à la religion que le musulman se “soumet”, mais à Dieu à qui il remet pleinement son être à la Lumière du Coran.[1]

Le concept d’islamité tel que nous venons de l’exprimer est l’application essentielle de nos travaux exégétiques. Il nécessite de fait quelques rappels préalables. En l’article intitulé Le Coran et l’Islam, nous avons traité des différences qui singularisent, mais aussi opposent ces deux corpus. Ce constat s’explique par le fait que si le Coran est l’origine, l’Islam est en réalité le fruit d’un processus d’interprétations de lui-même en fonction de contingences historiques et culturelles. Ce caractère évolutif de l’Islam explique de même que l’Islam contemporain sous l’influence de plus en plus grande de la secte hanbalo-wahhabite nejdite soit à l’heure actuelle de type islamo-salafiste plus ou moins wahhabisé. C’est à cet islam devenu l’Islam que les musulmans sont confrontés, Islam qui par nature, et eu égard au monde en lequel vivent les musulmans, peut s’avérer problématique. Ce ne sont donc pas les musulmans qui posent problème, mais bien l’Islam qui pose problème aux musulmans. Nous ne disons pas cet Islam, mais l’Islam, puisqu’il n’y a pas plus d’islam pur coranique que d’islam soufi ou moderniste, réformé ou sécularisé.[2] Il n’y a pour un musulman que l’Islam de référence de l’époque où il se trouve, Islam qui s’impose à lui au nom de sa propre foi de musulman.

Comprendre l’Islam en tant que phénomène issu et inscrit dans le temps implique par conséquent un non jugement de valeur. Il n’y a pas lieu d’opposer un bon islam à un mauvais, un vrai islam à un faux, l’Islam est ce qu’il est à l’époque où nous l’adoptons comme religion. Si l’Islam est une adaptation permanente, être musulman est s’adapter à l’Islam avec lequel alors l’on compose ; il ne s’agit donc pas de réformer l’Islam, mais de réformer le musulman. Comment dès lors trouver une solution harmonieuse à la coexistence pratique entre notre foi de musulman en Dieu, notre croyance au Coran et les difficultés que l’Islam, parfois, pose aux fils du temps que nécessairement nous sommes ? Or, puisque le message du Coran est, à l’inverse de l’Islam, immuable et intemporel, moduler son islamité est se donner les moyens fiables de valider ou refuser diverses assertions problématiques de l’Islam en utilisant le Coran comme critère intangible de sens.

Ainsi, l’islamité représente-t-elle l’expression de la réforme du musulman, la recherche permanente de l’équilibre entre notre foi et notre religion, une alchimie concrète entre croire et penser, Foi et Raison. C’est la relation sincère et critique  entre notre statut de musulman et l’Islam religion tel qu’il s’impose à nous que nous nommons islamité. Le concept d’islamité se définit comme le rapport qu’un musulman établit avec sa religion, quelle part il en admet, quelle part il en refuse et quelle part il tait. Comment et en quelle mesure en tant qu’être libre, pensant et croyant, il réalise un arrangement avec une religion qui, au nom de sa foi, lui impose des limites et des principes que parfois sa raison et sa foi légitimement refusent.[3] L’islamité est ainsi construire rationnellement et hors contrainte un rapport strictement personnel à l’Islam.

En pratique, l’islamité présuppose que les musulmans portent, à l’aune du Coran, un regard critique sur ce qui compose leur religion afin de rester en adéquation avec leur évolution propre et celle du monde en lequel ils vivent leur foi au nom de l’Islam. Il ne s’agit pas pour autant d’opposer le Coran à l’Islam, mais bien de mettre en lumière des arguments coraniques probants permettant de comprendre par quels mécanismes interprétatifs l’Islam a dévié des énoncés fondamentaux du Coran. Par ailleurs, toute religion possède deux niveaux. Premièrement, un ensemble de valeurs éthiques intangibles et universelles que la foi et la raison approuvent : la justice, l’équité, la fraternité, la bonté, etc., autant de notions que les différentes révélations et leurs prophètes messagers ont eu à charge de rappeler. Deuxièmement, des rites, des pratiques religieuses, mais aussi des normes morales et sociétales. Or, ces dernières ne sont que l’expression d’une époque donnée et ce sont elles que prioritairement raison et foi peuvent remettre en cause lorsque cela s’avère nécessaire. En effet, si une révélation avait dû codifier avec autant de précision une religion donnée, elle aurait ainsi arrêté le temps, figé le monde, éternisé l’Homme ! Dieu connaît Sa créature et les réalités fluctuantes du monde, aussi a-t-Il laissé le soin aux hommes de dessiner les navires qui les mèneront à bon port, si du moins ils suivent sans dévier la feuille de route indiquée, Voie si souvent rappelée par la Révélation.

Il est donc tout à fait cohérent que nous puissions, et même devions, au nom de la foi et de la raison affiner notre islamité en écartant si nécessaire ce qui de l’Islam n’est pas en conformité avec le propos coranique. Il n’y a là aucun arbitraire, le Coran a toujours été considéré comme le critère premier. L’islamité ne consiste donc pas à rejeter l’Islam au nom du Coran mais à accorder selon le Coran notre relation de musulman à notre propre religion. De l’Islam, accepter ce que le Coran affirme, délaisser ce que le Coran condamne, mais aussi revenir à des fondements coraniques plus explicites, plus universels, plus intemporels, et se mettre ainsi en conformité avec l’éthique coranique. Puisque le Coran est pour l’essentiel un message de foi monothéiste et d’éthique universelle, l’islamité porte donc principalement sur l’examen de la dérive temporelle et ethnocentrique propre à de nombreux énoncés de l’Islam historique. En fonction de la compréhension initiale des principes éthiques défendus par le Coran, le travail d’islamité consiste, à l’échelle individuelle, à corriger ou remettre à niveau les déviations éthiques générées par les implications temporelles, culturelles et sociétales apparues lors de l’élaboration de l’Islam. La relation à l’Islam peut ainsi être expurgée de ses défauts et carences afin que chacun à sa mesure puisse tendre vers l’éthique coranique universelle et intemporelle et, par cette démarche, se rapprocher de Dieu, Voie indiquée par la véritable signification du mot islâm tel que le Coran le définit.[4]

On l’aura compris, il n’est possible d’établir une comparaison critique entre Islam et Coran qu’à la condition de pouvoir comprendre le Coran indépendamment de l’Islam ; en matière d’islamité tout repose donc sur un accès direct au sens du Coran.  De fait, l’Islam et le Coran sont deux corpus scripturaires distincts, mais dont les compréhensions s’interpénètrent de par l’unique cercle herméneutique en lequel Islam et Coran s’inscrivent, nous nous en sommes largement expliqué.[5] Par voie de conséquence, pour nourrir et vivifier notre islamité il est impératif de parvenir à comprendre le Coran sans passer par la grille de lecture de l’Islam, laquelle formate consciemment et inconsciemment  notre compréhension du Coran.  Tels sont bien l’objet et l’objectif de notre méthodologie d’Analyse Littérale du Coran : permettre une compréhension du Coran indépendamment de la lecture que l’Islam dicte. C’est uniquement à cette condition que l’on peut entendre réellement le Message coranique afin d’y recourir face à des assertions ou principes soutenus par l’Islam, mais que ni notre foi ni notre raison ne peuvent valider. Les résultats de sens littéral découlant de l’application de notre méthodologie d’analyse génèrent et alimentent la réflexion de chacun quant à son islamité et, afin de distinguer ce processus du littéralisme, nous qualifierons notre démarche de textualisme. Le textualisme n’est donc ni fidéisme aveugle à la lettre ni réformisme ni coranisme.

Au final, l’islamité ne consiste bien évidemment pas à réformer la religion, mais à modifier à la lumière du message coranique notre compréhension de cette religion et notre rapport à elle. Par interprétations successives, l’Islam s’est éloigné du Texte, l’islamité rapproche du Texte. L’islamité repose sur l’intelligence du Texte et de l’Islam, elle est une voie de revivification de la foi à l’aune de la raison et une élévation de la raison à l’aide de la foi. L’islamité est recherche d’une pacification entre connaissance et conscience, un point d’équilibre entre origine et présent. L’islamité est une voie d’exigence éthique et spirituelle, le vecteur d’une tension positive et constructive entre les contingences de l’esprit et du monde et les aspirations de l’âme. L’islamité est un examen permanent des fondements de nos croyances et de nos actes, un réexamen raisonné de notre patrimoine scripturaire au service de la purification de la foi. L’islamité est une dynamique destinée à résoudre le conflit entre foi et raison à la lumière d’une approche rationnelle du Coran.[6] L’islamité est une démarche vivante et critique au service de l’élan de foi vers Dieu par la médiation de Sa révélation, le Coran. Enfin, l’islamité permet en fonction de la compréhension littérale du Coran de maîtriser notre lien à l’Islam, d’éclairer ainsi l’Islam par le Coran, d’harmoniser foi et raison, Coran et Islam.

Dr al Ajamî

 

[1] À ce sujet,  voir : Le terme islâm selon le Coran : l’Islam-relation.

[2] Sur ce point l’on peut aussi se reporter aux articles suivants : Le Coran ; Quel Coran ? ; Le Coran et l’Islam.

[3] À vrai dire, tous les croyants sont dans la même situation vis-à-vis de leurs religions respectives et de leur statut d’êtres humains libres et autonomes. Sous cet angle, les religions sont comme les pouvoirs, un cadre plus ou moins coercitif limitant l’individu pour la gestion du collectif, les religions proposant en sus une explication du monde et de l’être au Monde. Vivre en religion est comme vivre en société, un permanent rééquilibrage entre soi et l’autre, entre soi et Loi.

[4] Idem note 1.

[5] Cf. Le Coran et l’Islam.

[6] Voir : Foi et Raison.