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La compréhension du Coran est dans l’imaginaire musulman puissamment liée à la notion d’interprétation. Cette confusion entre sens [du texte] et interprétation [du lecteur] est telle que l’on a fait commettre à l’Imam Ali le pire des attentats textuels que l’on pouvait perpétrer contre le Coran : « Le Coran ne parle pas, ce sont les hommes qui le font parler. »[1] Ainsi, Dieu se serait adressé aux hommes, mais ceux-ci ne seraient pas en mesure de comprendre Sa Parole ! Plus, il s’agirait d’une parole muette ! Ou bien les hommes prétendraient-ils voler le droit de parole que Dieu s’attribue par la Révélation ? Est-ce Dieu qui est muet, ou les hommes qui sont sourds ?!

Par ailleurs, concept-clef de l’herméneutique, l’interprétation est la règle admise par les herméneutes et revendiquée par les exégètes : comprendre un texte serait en déterminer une interprétation parmi d’autres. Pour autant, fallait-il se résigner à ne pouvoir comprendre un texte par et pour lui-même ? S’agissant tout particulièrement du Coran, fallait-il accepter que le message coranique nous échappe et que nous ne puissions en saisir que le fruit de nos propres interprétations ? Le concept de Sens littéral que nous avons mis à jour s’oppose donc à cette fatalité aussi supposée qu’imposée. C’est donc face à la domination dogmatique de l’Interprétation qu’il convient de mener un examen critique dudit concept afin d’en mettre en lumière tant les limites que les failles.

• Définitions de l’interprétation

– D’un point de vue général, l’interprétation correspond au fait de donner un sens personnel à un fait ou un acte ; interpréter un rêve, une composition musicale, littéraire ou artistique. En ce cas, l’objet interprété n’est qu’un support permettant l’expression de notre propre jugement et le caractère subjectif de cette interprétation individuelle est évident. S’agissant d’un texte, une interprétation peut donc être très éloignée de ce que l’auteur avait voulu signifier tout comme en psychologie  interpréter est bien donner une signification déformée ou erronée.

– D’un point de vue conceptuel, nous avons montré en nos  travaux de recherche herméneutique et sémantique que le processus interprétatif repose sur le principe suivant : une interprétation n’est pas directement le sens donné par un texte, mais est un sens dérivé résultant de la domination de l’intention du lecteur au sein d’un système cognitif mettant en jeu trois intentions : celle de l’auteur, celle du texte et celle du lecteur. Sur ce point, voir : Les trois intentions herméneutiques. Cette modalité réalise la compréhension d’un texte et, de ce fait, l’on peut constater que les interprétations modifient sémantiquement l’énoncé, dérivent des sens premiers, divergent donc entre elles et sont  conséquemment potentiellement infinies. Sur cet aspect de la question, voir la modélisation proposée au  paragraphe 4 de notre chapitre de thèse intitulé Sens littéral et Vérité du texte ainsi que l’article Sens et Interprétation.

– D’un point de vue technique, l’on entend par interprétation l’ensemble des opérations permettant de donner du sens à un objet, un signe, et, par conséquent, à un texte. Ainsi, lors de l’interprétation d’un texte celui-ci fonctionne tel un pré-texte, et souvent un prétexte, servant à l’expression de nos pensées ou opinions personnelles. Interpréter est donner un sens à un texte en fonction de pré-jugements personnels, que ce soit selon une démarche littéraliste, symbolique, allégorique, historisante, contextualisante, etc. Selon ce processus, le lecteur met en œuvre des acquis, des référents, extérieurs au texte mobilisés de manière subjective plus ou moins consciemment pour déterminer une interprétation. Cette démarche peut donc être qualifiée d’intertextuelle, voir Interprétation du Coran et Intertextualité. Or, comme tous les lecteurs sont construits et instruits différemment et interagissent avec le texte en des situations et des temps divers, les possibilités d’interprétation apparaissent infinies ou du moins fort nombreuses. En tout état de cause, elles sont supérieures à ce que le texte pouvait vouloir signifier. Aussi, a-t-on pu affirmer sous le joug herméneutique de l’interprétation que le « pouvoir-dire » d’un texte dépasse son « vouloir-dire ». En réalité, ce « pouvoir-dire » attribué au texte n’est que l’expression de la revendication par l’Homme du pouvoir de dire. Si nous délaissons le « vouloir-dire » du texte au profit du « pouvoir-dire » du lecteur, alors la valeur signifiante d’un texte est annulée par la puissance d’interprétation propre à l’Homme. Cette situation est d’autant plus problématique lorsqu’il s’agit du Texte-Coran-Parole de Dieu.

– Du point de vue de la théorie herméneutique contemporaine, l’interprétation devient la modalité même de la compréhension : « l’interprétation est la forme explicite de la compréhension ». Tout ne serait donc qu’interprétation, y compris notre « être au monde ». Concernant l’évolution du concept d’herméneutique et de la notion d’interprétation, voir Herméneutique et Vérité. En outre, le postulat herméneutique de l’Interprétation implique qu’il n’existerait pas d’interprétation vraie d’un texte ou d’un fait, mais seulement des interprétations plus ou moins plausibles. Tout ne serait  qu’interprétation, et il n’y aurait de vrai que la relativité de la vérité et, de la sorte, tout texte peut être théoriquement interprété à l’infini. C’est sur ce dogme herméneutique que s’appuient tout particulièrement les islamologues et les exégètes réformateurs actuels pour avancer de nouvelles interprétations du Coran.[2] Ces derniers arguent de plus que le signe même de la grandeur du Coran serait cette capacité à être interprétable à l’infini.[3] Pourtant, si comme eux l’on validait cette théorie herméneutique, alors le texte coranique n’aurait rien de particulier puisque ladite théorie postule que n’importe quel texte peut être interprété à l’infini ! D’autre part, nous allons le voir, si un texte peut-être effectivement interprété à l’infini, cela ne signifie pas qu’il ait une infinité de sens.

– D’un point de vue exégétique, la notion d’interprétation rejoint celle d’exégèse. En effet, faire l’exégèse d’un texte serait rendre compréhensible ce qui est textuellement difficile, compliqué, ambigu. Il n’y aurait donc aucune raison à interpréter un énoncé simple et explicite. Ceci explique qu’un des procédés fréquemment mis en œuvre par les commentateurs interprétateurs est d’ambiguïser dans un premier temps le texte afin d’en proposer un éclaircissement. Ceci étant, exégèse et interprétation sont toutes deux rejetées par le Coran puisqu’il se définit lui-même comme étant non-ambigu, explicite et univoque, voir sur ce point Les cinq postulats coraniques du Sens littéral. De ce fait, le Coran condamne logiquement et littéralement l’interprétation de son propre texte, cf. S3.V7.  De toute évidence, l’Exégèse musulmane semble ne pas avoir voulu entendre cette mise en garde coranique puisqu’elle a précisément surinterprété ce verset-clef afin de soutenir sa démarche interprétative. Pour le sens littéral de ce verset, l’on se reportera à : L’interprétation du Coran selon le Coran et en Islam.

• La Surinterprétation

Il nous semble opportun de préciser à présent la définition de ce terme. Par surinterprétation, nous entendons une catégorie d’interprétations visant à rechercher ce que le texte n’aurait pas dit, omis. Les surinterprétations sont donc indépendantes de l’intention de l’auteur et de l’intention du texte et ne dépendent que de l’intention du lecteur, voir : Les trois intentions herméneutiques.  Concernant le Coran, de nombreuses exégèses coraniques relèvent de la surinterprétation, citons : les  commentaires mystiques, anagogiques, symboliques, allégoriques, politiques, ainsi que les spéculations juridiques visant à produire par analogie du Droit au-delà des mesures que le Coran stipule clairement.

• Critique de l’interprétation

– La théorie herméneutique contemporaine du « tout est interprétation » a eu comme conséquence directe de confondre sens et interprétation. Or, comme le prouve l’ensemble de notre recherche herméneutique et sémantique, ces deux termes ne sont pas synonymes. La notion de sens existe indépendamment de l’interprétation, il s’agit alors de ce que nous nommons le sens littéral, cf. Sens littéral et Sens et Interprétation. L’existence du sens littéral et le clair distinguo qu’il réalise entre sens et interprétation relativisent donc le propos herméneutique. Sous cet aspect s’explique parfaitement que le sens littéral soit intrinsèquement non-interprétatif et non-herméneutique.

– D’un point de vue théorique, si tout texte peut être interprété à l’infini cela n’implique pas qu’il ait une infinité de sens. En effet,  quand bien admettrait-on la théorie herméneutique, en quoi supposer que l’interprétation soit le mode de compréhension d’un texte implique-t-il que toute interprétation puisse en être un sens ? Que l’homme puisse interpréter différemment un même texte ne prouve en rien qu’un texte ne soit pas raisonnablement limité et fini en intentions de sens. Au contraire, sauf volonté expresse de l’auteur, il est évident que le texte en tant que suite de signes linguistiques est un acte pragmatique ayant pour fonction de limiter l’interprétation en vue de transmettre avec précision une information clairement limitée et finie. De fait, depuis que l’Homme parle – et plus récemment écrit – il communique avec un fort taux de réussite. Ceci indique indiscutablement qu’au-delà des théories herméneutiques de l’interprétation interviennent des phénomènes de régulation de l’activité interprétative. Ainsi, bien des propos et des textes sont univoques et explicites et n’admettent donc qu’une seule signification, ex : « Vous êtes en train de lire ce texte ». Cette réalité confirme que la fonction première d’un texte n’est pas de se prêter au jeu de l’interprétation, mais de transmettre un message précis, une signification,  un sens communicable et communiqué. Bien évidemment, il est toujours possible d’interpréter un énoncé univoque, mais cela n’invalide en rien qu’il ait pour fonction et mission de ne délivrer qu’un unique sens. Aussi, la diversité des interprétations possibles d’un texte prouve simplement que seule la capacité de l’homme à interpréter est infinie.

– Du reste, nous l’avons indiqué ci-dessus, le Coran, contrairement à ce que l’on prétend couramment, se définit lui-même en tant que texte univoque et explicite. Le Coran ne relève donc ni de l’exégèse ni de l’interprétation. En ce cas, être partisan de l’interprétation du Coran est rejeter ou abandonner la recherche du sens au profit d’une spéculation sans réelle régulation. La confusion herméneutique entre sens et interprétation est telle dans les milieux intellectuels musulmans qu’elle a pris un aspect dogmatique spécifique réactivant les anciennes théories sur l’i‘jâz coranique.   S’explique ainsi la “labellisation” quasi constante des nouvelles traductions du Coran par des formules de type : « Interprétation du sens des versets du Saint Coran ». Cette formulation n’a strictement aucun sens ! À moins qu’elle ne signifie qu’après avoir déterminé quel était le sens du Coran l’on décidait de l’interpréter et de substituer cette interprétation au sens du Coran !

 

Conclusion

Contrairement aux affirmations de l’herméneutique, tout compréhension d’un texte n’est pas une interprétation. L’ensemble de notre recherche met en évidence l’existence d’un espace de sens hors interprétation : le Sens littéral. Conséquemment, le sens littéral est par définition non-interprétatif et non-herméneutique. Pour autant, cette nouvelle approche ne repose pas sur un simple rejet de la Théorie herméneutique, mais sur une critique mesurée des confusions qu’elle génère entre sens et interprétation. Aussi, bien que le sens littéral ne soit pas une interprétation du texte, cela n’exclut pas qu’il puisse être à son tour interprété.

Par ailleurs, puisque la détermination du sens littéral permet de comprendre le Coran sans que cette compréhension soit une interprétation parmi d’autres, cette spécificité rend possible de dépasser le “conflit des interprétations”. En effet, afin de mieux défendre sa cause au nom du Coran, chaque École, chaque mouvement, chaque groupe ou secte islamiques se réfère à une interprétation déterminée de certains versets-clefs tout en l’opposant à d’autres interprétations. Le sens littéral permet de sortir de cette impasse stérile puisqu’il est la signification dont on ne peut affirmer qu’elle n’est pas représentée par le texte, cf. Sens Littéral. Ainsi, pour qui souhaite fuir ce combat sans vainqueurs, en ramenant au message du Coran hors interprétation le sens littéral offre une voie coranique sûre par laquelle l’on peut construire une compréhension du Coran intelligible. Ce faisant, la mise au jour du sens littéral rend possible d’harmoniser par le Coran notre rapport à l’Islam, autrement dit : notre islamité ; sur ce point central, voir : L’islamité.  Le sens littéral est le fil de sens par lequel nous tissons individuellement notre relation à Dieu par l’intermédiaire du Coran.

Enfin, l’interprétation a tellement impacté le sens du Coran qu’il ne fut pas nécessaire  d’en modifier le texte pour le rendre compatible aux intentions de l’Islam. Sur ce point voir : L’interprétation et la conservation du Coran. Le fait que le Coran fut ainsi textuellement protégé offre aux musulmans l’extraordinaire opportunité de pouvoir remettre en question leur islamité. Non pas en proposant, opposant, de nouvelles interprétations du Coran, mais en ayant la possibilité de réexaminer la lettre du texte/sens initial. C’est-à-dire avant que la signification du Message n’ait été altérée par la prise en charge interprétative de l’exégèse islamique. Pour ce faire, il faut bien évidemment éviter toute forme de lecture interprétative, démarche à laquelle répond selon la méthodologie d’Analyse Littérale du Coran la notion de Sens littéral.

Dr al Ajamî

 

[1] Signalons que ce propos si souvent cité par les interprètes contemporains est parfaitement apocryphe. Nos intellectuels on vu là comme une garantie islamique des débordements interprétatifs de la Théorie herméneutique et de l’usage qu’ils en font pour justifier la production non contrôlée de leurs propres interprétations… mais, l’on ne critique pas ceux qui sont dénués de sens critique.

[2] La domination de l’Herméneutique chez les intellectuels musulmans contemporains est grande. Non pas qu’ils en maîtrisent la théorie, mais bien qu’ils ont vu là une opportunité de légitimer « scientifiquement » leur volonté d’interprétation du Coran. Nous en voulons pour preuve les étonnants justificatifs à la sauce herméneutique qu’ils sont capables de commettre. Ainsi lisons-nous sous la plume d’un bien connu d’un herméneute islamologue musulman : « Il ne peut y avoir une interprétation unique d’un texte, une signification unique […] mais il existe une multitude d’interprétations et de significations […] on ne peut pas dire de manière absolue : voilà quel est le sens du texte… ». Du même : « Le message coranique n’a pu être révélé que parce qu’il a été compris ! » En espérant qu’il s’agisse pour ce dernier exemple d’une coquille ! Pour des raisons de déontologie, nous ne pouvons décemment nommer cet auteur qui, au fond, n’exprime là  que l’état de la pensée commune dans ces milieux.

[3] Sur ce point, voir : Interprétation infinie du Coran.