Épisode 4 : Les Compagnons de la Caverne ; vs4-12
Nous avons vu à l’épisode précédent le thème caractérisant cette Sourate 18, à savoir : Apparences et réalité. Il est à présent développé thématiquement le premier exemple illustrant ce thème : le récit des Compagnons de la caverne ou aṣḥāb al–kahf.
L’on notera que comme indiqué à l’épisode 2 notre Exégèse Littérale du Coran[1]a mis en évidence le fait que chaque sourate est rigoureusement structurée, et ce, en fonction de son thème propre. En l’occurrence, outre la division en trois Parties rythmant les changements de récit, l’on notera pour cette sourate la présence systématisée d’un préambule ayant pour rôle de présenter le cadre général en lequel la compréhension littérale et thématique du récit ou de la parabole concernés doit s’inscrire. Voici donc extraits de notre Traduction Littérale du Coran[2] les 12 versets constituant le Préambule à ce récit en apparence connu de tous :
Partie I : Apparences et réalités
Chap. I : Le récit des Compagnons de la caverne
- 1. Préambule
- C’est aussi pour qu’il avertisse ceux qui disent : « Dieu s’est adjoint des enfants » !
- Ils n’ont quant à cela aucune connaissance, pas plus que leurs pères, quelle énormité sortant de leurs bouches ! Ils ne parlent que mensongèrement.
- Aussi, il se peut que tu consumes ton âme à leur poursuite s’il advient qu’ils n’aient pas foi en cette narration, désespérément.
- Cependant, Nous avons fait de ce qui est sur Terre sa parure afin que Nous examinions qui d’entre eux aura le meilleur comportement,
- mais Nous pouvons aussi réduire cela à un sol desséchant.
- Escomptes-tu que les Compagnons de la caverne et de l’inscription furent parmi un de Nos miracles des plus étonnants ?
- Voici, ces jeunes gens se réfugièrent dans la caverne et dirent : Ô Seigneur ! Accorde-nous de Ta part miséricorde et facilite pour nous notre sort, droitement !
- Alors, Nous avons “sidéré leurs oreilles” en la caverne une longue période de temps.
- Puis, Nous les avons éveillés afin que l’on sache lequel des deux partis saurait vraiment pourquoi ils étaient restés un si long moment.
وَيُنْذِرَ الَّذِينَ قَالُوا اتَّخَذَ اللَّهُ وَلَدًا (4) مَا لَهُمْ بِهِ مِنْ عِلْمٍ وَلَا لِآَبَائِهِمْ كَبُرَتْ كَلِمَةً تَخْرُجُ مِنْ أَفْوَاهِهِمْ إِنْ يَقُولُونَ إِلَّا كَذِبًا (5) فَلَعَلَّكَ بَاخِعٌ نَفْسَكَ عَلَى آَثَارِهِمْ إِنْ لَمْ يُؤْمِنُوا بِهَذَا الْحَدِيثِ أَسَفًا (6) إِنَّا جَعَلْنَا مَا عَلَى الْأَرْضِ زِينَةً لَهَا لِنَبْلُوَهُمْ أَيُّهُمْ أَحْسَنُ عَمَلًا (7) وَإِنَّا لَجَاعِلُونَ مَا عَلَيْهَا صَعِيدًا جُرُزًا (8) أَمْ حَسِبْتَ أَنَّ أَصْحَابَ الْكَهْفِ وَالرَّقِيمِ كَانُوا مِنْ آَيَاتِنَا عَجَبًا (9) إِذْ أَوَى الْفِتْيَةُ إِلَى الْكَهْفِ فَقَالُوا رَبَّنَا آَتِنَا مِنْ لَدُنْكَ رَحْمَةً وَهَيِّئْ لَنَا مِنْ أَمْرِنَا رَشَدًا (10) فَضَرَبْنَا عَلَى آَذَانِهِمْ فِي الْكَهْفِ سِنِينَ عَدَدًا (11) ثُمَّ بَعَثْنَاهُمْ لِنَعْلَمَ أَيُّ الْحِزْبَيْنِ أَحْصَى لِمَا لَبِثُوا أَمَدًا (12)
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– « C’est aussi pour qu’il avertisse ceux qui disent : « Dieu s’est adjoint des enfants » ! », v4.
En « ceux qui disent : Dieu s’est adjoint des enfants », il s’agit des idolâtres polythéistes comme le v5 et ses suivants l’indiquent sans peine. Le pluriel « enfants » est donc requis pour walad, terme à la fois singulier, pluriel et des deux genres. Il ne s’agit donc pas ici de comprendre : « Dieu s’est donné un Fils », ce qui serait de facto une charge anti-chrétienne, mais cette mention vise bien les idolâtres en question. Ce constat est important pour la compréhension générale du contexte d’énonciation de cette sourate, et le fait qu’elle réponde à des propos d’idolâtres polythéistes mecquois est une des clefs de lecture qui explique la raison d’être de ce texte jusqu’à la conclusion elle-même.
– « Cependant, Nous avons fait de ce qui est sur Terre sa parure afin que Nous examinions qui d’entre eux aura le meilleur comportement », v7
L’on notera notre « afin que Nous examinions/balā » et non pas « afin de vous mettre à l’épreuve/balā » comme classiquement compris et traduit. La verdoyance foisonnante de la nature opposée à la stérilité du sol, v8, n’est pas ici une comparaison entre la vie et la mort comme l’Exégèse le conçoit, mais l’illustration du fait que les apparences ont aussi potentiellement un côté inapparent représentant la Réalité vraie, un des aspects du thème de cette Partie I. Cette compréhension est cohérente avec le fait que le récit des Compagnons de la caverne tel que présenté par le Coran n’est pas comme nous allons le constater une allégorie de la vie, de la mort et de la Résurrection.
– « Escomptes-tu que les Compagnons de la caverne et de l’inscription furent parmi un de Nos miracles des plus étonnants ? », v9.
Pourquoi demander au Prophète ce qu’il pense de ce récit ? Ceci suppose que ce récit était connu de l’entourage mecquois du Prophète et, plus précisément, des qurayshites idolâtres dont il est explicitement fait mention en ce préambule. Ceci indique aussi en creux que lorsqu’ils racontèrent ce récit au Prophète il s’en émerveilla et pensa qu’il s’agissait là d’un des plus grands miracles réalisés par Dieu. Ce verset se lit donc comme une réponse par la négative : « Escomptes-tu que les Compagnons de la caverne et de l’inscription furent parmi un de Nos miracles/āyā des plus étonnants ? », eh bien non ! il n’en est pas ainsi. En tant que phrase introductive de ce récit, il est ainsi annoncé que Dieu ne valide pas stricto sensu l’aspect miraculeux et merveilleux qui en la matière lui a été attribué et ceci explique la surprenante rigueur rationnelle quasi clinique des détails fournis au v11 et aux vs17-18 qui aura comme conséquence de réduire le miracle/āya à sa portion congrue.
– Comme de règle selon le principe d’intertextualité critique coranique, le Coran va donc produire un contre-récit déconstruisant ici le légendaire et présentant en l’occurrence des faits rigoureux à considérer comme réels, d’où : « Nous, Nous allons te conter leur véritable histoire », v13. Selon la même logique, l’on constate qu’à la différence des propos de la Partie II où il est expressément mentionné qu’il s’agit d’une parabole/mathal, ici rien de tel. Le Coran annonce donc qu’il va rapporter les faits réels, faits dont la signification est en accord avec la thématique générale en laquelle il les intègre : apparences et réalité. L’hapax « raqīm/inscription », v9, a été diversement compris et il a été dit que ce mot désignerait la tablette sur laquelle était gravée l’histoire des Compagnons de la caverne, le nom de la montagne ou de la vallée où se situait ladite caverne, le nom de la ville mentionnée au v21, une plaque commémorative placée sur la grotte, voire nous dit-on le nom du chien. Notre Analyse littérale du Coran est fondamentalement intratextuelle, elle ne fait donc pas appel à la spéculation ou aux sources externes. Ce principe suppose que le Coran ne peut employer un terme, une locution, un nom, un surnom ou une indication qui ne pourrait s’expliquer par le texte coranique lui-même. Ainsi, ce récit n’étant narré qu’en cette Sourate 18 et raqīm étant un hapax, l’on observe alors la présence de deux occurrences coraniques du terme marqūm de même racine verbale et dont la signification est toute chose écrite, ce qui est couvert d’écriture, d’inscriptions. Or, il est bien établi que la forme de participe actif fa‘īl de raqīm et la forme du participe passé maf‘ūl de marqūm sont assimilables l’une à l’autre, d’où pour raqīm le sens « inscription » puisque, ne disposant pas d’autres indications coraniques, ce choix s’avère obligatoire et par conséquent sûr, car donné par le Coran lui-même. Nous verrons au v21 que ladite inscription est celle qui fut gravée sur le temple/masjid élevé sur le lieu de la caverne.
– L’objectif de l’évocation de cette « inscription » est visiblement d’établir un lien d’identification entre le récit coranique des « Compagnons de la caverne » et la Légende des Sept Dormants d’Éphèse. En effet, ce récit chrétien datant du VIe siècle et attribué à Jacques de Saroug fait référence à des plaques sur lesquelles les noms de ces jeunes gens auraient été gravés. Signalons que lorsqu’il est dit “attribué à” cela signifie qu’il existe bien des manuscrits de récits qui ont été attribués, ici à Jacques de Saroug, mais que les écrits en question ne sont pas directement de la main des auteurs auxquels ils sont attribués et qu’en quelque sorte ils sont antidatés. Cependant, comme nous l’avons souligné présentement et le confirmerons par la suite, il ne s’agit nullement de produire une version “coranisée” de cette légende chrétienne. L’islamologie qui se livre ici à l’exercice comparatif entre le Coran et les nombreuses sources intertextuelles qu’elle met en jeu à cette occasion ne peut que constater que le nombre de différences entre les deux versions est largement supérieur à leurs points de concordance. De même, la pluralité de ces sources est telle que ceci rend incohérent de supposer que “l’auteur du Coran” aurait fait appel à autant de données pour n’en réaliser qu’un récit aussi bref et fort différent, tant sur le fond que sur la forme. De manière générale, notre approche inverse la compréhension de la problématique posée par l’intertextualité coranique : le Coran ne se donne pas comme une reprise d’écrits antérieurs, mais comme le récit des évènements originaux avant que ceux-ci ne soient altérés. Autrement dit, le Coran n’est pas dans une démarche intertextuelle d’emprunts, mais rappelle la source de ces productions littéraires.
– « Alors, Nous avons “sidéré leurs oreilles” en la caverne une longue période de temps. » ; v11.
L’expression « Nous avons “sidéré leurs oreilles” » est à noter, car a priori du point de vue de la langue arabe il aurait pu être employé plus simplement un verbe signifiant dormir, endormir tel raqada/dormir dont un retrouve son participe au v18. Néanmoins, il est donc dit textuellement ḍarab-nā ‘alā ādhāni-him, mot à mot : Nous frappâmes sur leurs oreilles, alors qu’en arabe cette action se dit normalement : ḍarab-nā ādhāna-hum, c.-à-d., sans le recours à la préposition ‘alā/sur. Le verbe ḍaraba/frapper est donc en ce verset à l’intransitif alors que l’usage normal impose le transitif. Nous déduisons de cette particularité coranique que la signification voulue est différente et, si l’on prend en compte la mise en opposition avec le verbe réveiller au v12, l’on peut en déduire que cette locution est en rapport avec un sommeil profond d’un type particulier puisqu’il n’est pas dit tout simplement : nous les avons endormis. Du reste, les commentateurs classiques étaient tous parvenus à cette conclusion. Or, du point de vue physiopathologique, les liens entre l’oreille et plus particulièrement l’oreille interne et la formation neurologique réticulée activatrice comprise ici comme réduite seulement à ses fonctions sur l’attention ou le sommeil sont connus. Ainsi, une lésion ou une inhibition de la réticulée peut provoquer une forme de coma. Une diminution brusque des signaux émis par l’oreille interne peut provoquer une modification et une abolition de la conscience, un sommeil profond de type coma accompagné d’une atonie musculaire du corps. L’on peut donc raisonnablement envisager que pour ḍarab-nā ‘alā ādhāni-him le sens voulu est : « Nous avons “sidéré/ḍaraba leurs oreilles” » et que la signification indiquée porte sur le fait que par une sidération de l’oreille interne, laquelle se traduit par une baisse brusque de l’activité stimulante de la substance réticulée, Dieu a provoqué chez ces personnes un état proche du coma. Il ne s’agit pas de crier au miracle scientifique/‘ijāz al–‘ilmī coranique, ce n’est là qu’une explication en fonction de l’état actuel de nos connaissances. Au contraire, cet aspect clinique mis en avant par le Coran est à corréler à sa volonté de déconstruire l’aspect miraculeux et merveilleux de la fameuse Légende des Sept Dormants d’Éphèse comme nous l’avons indiqué au v9. Au demeurant, à l’époque de la Révélation, la locution particulière ḍarab-nā ‘alā ādhāni-him pouvait être comprise comme signifiant que Dieu avait plongé ces gens dans un sommeil profond spécifique, ce qui était largement suffisant pour saisir le sens voulu par ce contre-récit coranique.
– « Puis, Nous les avons éveillés afin que l’on sache lequel des deux partis saurait vraiment pourquoi ils étaient restés un si long moment. », v12.
De ces mots : « puis, Nous les avons éveillés ». L’Exégèse en se calquant sur les nombreuses versions légendaires des Sept Dormeurs d’Éphèse en circulation à son époque, c.-à-d. plus de deux siècles après le Coran, comprend ce récit à la manière des chrétiens comme une démonstration que Dieu est tout à fait capable de ressusciter les morts au Jour de la Résurrection, la traduction standard[3] en témoigne : « Nous les avons ressuscités ». Cependant, puisque nous cherchons à comprendre ce récit uniquement selon le Coran et étant entendu que les jeunes gens en question n’étaient pas morts, mais “endormis”, le verbe ba‘atha garde son sens premier de réveiller, le verbe éveiller étant présentement plus correct pour exprimer la fin de l’état de sidération en lequel ils avaient été placés : « alors, Nous avons “sidéré leurs oreilles” », v11. Autrement dit, Dieu les ramène à leur état de conscience initial. Par « afin que l’on sache » nous suivons la variante de récitation/qira’a donnant li-yu‘lam au lieu de li-na‘lama que l’on trouve dans la recension Ḥafṣ et se traduisant par « afin que Nous sachions ». En effet, Dieu en Sa Science connaît parfaitement la situation et n’a pas besoin de l’apprendre par l’expérience.
– Ensuite, sachant qu’aux vs25-26 Dieu rejette catégoriquement les spéculations sur le nombre d’années ou de siècles pendant lesquels les “dormeurs” seraient restés en cet état et refuse de se prononcer sur ce sujet qu’Il juge sans intérêt par rapport à la véritable signification de cette histoire, l’on ne peut donc retenir ici pour le verbe aḥṣā le sens de calculer. Ceci écarte les compréhensions et les traductions type : « lequel des deux groupes saurait le mieux calculer la durée exacte de leur séjour », traduction standard. Ainsi, l’autre ligne de sens disponible pour ce verbe est : se rappeler, se souvenir, apprendre, savoir vraiment, d’où notre « afin que l’on sache lequel des deux partis ». Ensuite, les seuls « partis/ḥizb » en présence dans ce récit coranique sont les jeunes gens monothéistes réfugiés en la caverne et leurs persécuteurs polythéistes qui finirent au vs19 par les retrouver à leur réveil. Or, la suite du récit, vs19-21, montre que ces polythéistes s’entêtèrent dans leur volonté de tuer ces jeunes croyants, ce qui indique qu’ils représentent celui des « partis » qui ne sut pas vraiment comprendre « pourquoi/li-mā ils [les jeunes gens monothéistes] étaient restés un si long moment [c.-à-d. en vie dans ces conditions] », v12. Autrement dit, ils ne surent pas tirer l’enseignement de ce fait extraordinaire qui aurait pu leur faire prendre conscience de la véridicité de la foi de ces jeunes gens. L’on notera aussi que l’expression « ils étaient restés un si long moment/amadan » commente celle du v11 sinīna ‘adadan. Ceci a pour conséquence qu’elle ne doit pas être comprise littéralement comme signifiant des années comptées, c.-à-d. des années durant, mais s’entendre seulement comme l’indication d’une longue durée, sens de amad : un long espace de temps, signification attestée par exemple en S57.V16. Confirmant cela, les détails cliniques fournis par les vs17-18 justifient que par sinīna ‘adadan il faille effectivement comprendre seulement « une longue période de temps/sinīna ‘adadan ». Enfin, quand bien même serait-il retenu que nos jeunes “dormeurs” seraient restés en cet état des années, que ceci serait incompatible avec toutes les légendes autour des Sept Dormeurs d’Éphèse, validées par l’Exégèse, selon lesquelles ils auraient demeuré ainsi des siècles, nous reverrons cela plus avant au v25.
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Dr al Ajamî
[1] Pour notre Exégèse Littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/ouvrages/
[2] Pour notre Traduction littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/
[3] Par traduction standard nous entendons la traduction du Coran massivement distribuée par l’Arabie wahhabite et dont le contenu est totalement asservi à la conception wahhabo-salafiste de l’Islam. Voir aussi notre article sur ce sujet : https://www.alajami.fr/2018/01/21/traduction-standard-du-coran/. Rappelons que cette traduction est régulièrement et mensongèrement qualifiée de traduction du Professeur Hamidullah afin de lui donner trompeusement un vernis d’autorité. Indiquons aussi que peu ou prou toutes les traductions actuelles du Coran sont fidèles à cette ligne interprétative sous peine de se voir disqualifiées. À ce sujet, voir notre vidéo : https://www.alajami.fr/2024/11/22/traduction-litterale-du-coran-par-le-dr-al-ajami/