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Par définition, les religions se préoccupent du devenir de l’Homme en ce monde, perspectives matérielles, mais aussi de son avenir en l’Autre, perspectives spirituelles. Concernant l’Au-delà, mais avec des variantes et des nuances, toutes proposent schématiquement le couple mythique Paradis/Enfer, ce qui laisse à penser que Paradis et Enfer seraient les pendants célestes de l’ambivalence terrestre du Bien et du Mal. Dans le Coran, une des conséquences directes de cette bipartition est l’inexistence de la notion de Purgatoire.[1] Ceci étant, en notre étude des Houris selon le Coran et en Islam,[2] nous avions souligné que lanalyse littérale de ce délicat sujet ne prenait pas en compte les différentes conceptions du Paradis que les uns et les autres pouvaient avoir, réflexion que nous avions renvoyée au présent article. Nous allons donc envisager la présentation du Paradis selon le Coran, thèse aussi essentielle que subtile. Par ailleurs, il convient de rappeler que la théologie islamique articule sa pensée quant au Paradis et l’Enfer autour de la question centrale de la Prédestination, doctrine selon laquelle ces deux finalités relèvent en dernier lieu de l’arbitraire divin. Pour autant, notre recherche a montré que le Coran ne soutenait pas ce point de vue et que l’accès au Paradis et à l’Enfer dépendait foncièrement de nos œuvres, ce du fait même que l’Homme est responsable de ses actes en vertu du libre arbitre que Dieu lui a conféré.[3]

Par suite, une première question se pose : comment expliquer que la croyance en l’existence du Paradis et l’Enfer ne fasse pas partie du credo de foi selon le Coran ? En effet, le credo monothéiste coranique comporte cinq articles de foi : croire en Dieu, Ses Anges, Ses Livres, Ses Messagers et au Jour dernier.[4] Le Jugement est donc explicitement mentionné, mais, de manière remarquable, il n’est pas expressément demandé de croire en ses conséquences : le Paradis et l’Enfer, et ce, en aucun verset du Coran. Or, Paradis et Enfer découlent indiscutablement du Jugement dernier en lequel nous croyons tous. De notre point de vue, ce fait textuel particulier indique que le Paradis et l’Enfer ne représentent pas une réalité unique que chacun devrait valider avec les yeux de la foi, c’est-à-dire selon une signification univoque. De fait, comme nous allons le constater, le Coran fournit trois niveaux de compréhension du Paradis : concret, allégorique, spirituel et, avec une différence notable, il en sera de même pour l’Enfer.[5]

 

• Que dit le Coran

– Principe général : la vie d’ici-bas n’est qu’une brève étape dont la finalité est l’accès à une autre existence après la mort, à un Au-delà de notre réalité : « Ô mon peuple ! Cette vie d’ici-bas n’est que jouissance éphémère alors qu’en vérité l’Autre-monde est le Séjour de la permanence. », S40.V39. La vie présente n’est donc qu’une illusion et la véritable existence est après la mort : « La vie d’ici-bas n’est que divertissement et jeu et alors que la Demeure dernière est la vie véritable. Puissiez-vous le savoir ! », S29.V64. Notre présence en ce monde est donc à concevoir comme un tremplin pour l’Au-delà : « Recherche au moyen de ce que Dieu t’a donné la Demeure dernière… », S28.V77. Cependant, nous l’avons précédemment évoqué, en tant que reflet du Bien et du Mal ici-bas l’Au-delà revêt un double aspect : le Paradis et l’Enfer. Nous envisagerons donc présentement l’essentiel des données coraniques quant au Paradis puis, en un second article, celles relatives à l’Enfer, ensemble d’expressions dont le parallélisme antithétique est frappant.

1- Universalité du Paradis

Il serait vain de rechercher dans le Coran un verset réservant le Paradis aux seuls musulmans. De même qu’il n’y a ni Peuple élu, ni Nation élue, ni Communauté élue,[6] le Paradis est promis à l’ensemble des croyants quelle que soit leur religion, et ce, contrairement aux allégations et croyances théologiques des uns et des autres : « Et ils disent : Nul n’entrera au Paradis s’il n’est de religion juive ou chrétienne. Tels sont leurs désirs ! Réponds : Apportez donc votre preuve, si vous êtes dans le vrai. Bien au contraire ! Qui remet entièrement son être à Dieu, tout en étant bienfaisant, aura sa récompense auprès de son Seigneur. Et nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés. », S2.V111-112. Le Paradis n’est donc le privilège d’aucune religion, pour preuve : « En vérité, ceux qui croient : les judaïsés, les chrétiens et les sabéens, qui croit en Dieu et au Jour dernier et œuvre en bien… ceux-là auront leur récompense auprès de leur Seigneur. Et nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés. », S2.V62. Ce principe coranique est cohérent puisque par ailleurs le Coran défend la thèse inclusive du Salut universel « Quant à ceux qui croient et œuvrent en bien, Nous les ferons entrer en des jardins au pied desquels coulent ruisseaux, ils y demeureront à jamais. Telle est la promesse vraie de Dieu, et qui est plus véridique que Dieu en propos ! Il n’en est point selon vos désirs ni selon les désirs des Gens du Livre, mais qui commettra un mal en sera payé, et il ne trouvera contre Dieu ni allié ni secoureur. Mais qui aura œuvré en bien, homme ou femme, en tant que croyant ; ce sont ceux-là qui entreront au Paradis, et ils ne seront pas lésés d’un iota. », S4.V122-124. [7] Logiquement, le Salut universel suppose alors selon le Coran la pluralité religieuse, c’est-à-dire l’équivalence en termes de Salut entre toutes les religions monothéistes : « Toutefois, à chacun d’entre vous [c.-à-d. ici juifs, chrétiens et musulmans] Nous avons indiqué une voie générale/shir‘a et une voie spécifique/minhâj. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté religieuse/umma, mais il en est ainsi afin que vous puissiez exprimer/li-yabluwa-kum ce qu’Il vous a donné. Rivalisez donc en bonnes œuvres, c’est vers Dieu que vous retournerez tous ensemble, et Il vous informera sur ce en quoi vous divergiez. », S5.V48.[8]  Le Coran dénie donc les prétentions sectaires des diverses religions et affirme sans ambiguïté et en toute rigueur que la récompense en l’Au-delà ne peut être que proportionnelle à la sincérité et aux œuvres des croyants : la félicité paradisiaque ne peut être que le fruit de la vertu. Au final, le Paradis est la récompense des bienfaisants, ceux qui se sont efforcés en conformité avec leur foi d’agir vertueusement : « En vérité, ceux qui croient et œuvrent en bien leur revient l’hospitalité des jardins du Paradis. », S18.V107.

2- Descriptions du Paradis

Le monde en lequel l’Homme accomplit son voyage vers celui de l’Au-delà revêt trois dimensions : matérielle, allégorique, spirituelle, à savoir : 1- ce que notre raison comprend ; 2-ce que notre esprit interprète ; 3- ce que notre âme perçoit. Ainsi, de par une remarquable symétrie, le Coran présente-t-il le Paradis selon ces trois mêmes niveaux.

 Premier niveau de compréhension : le Paradis concret

Nombre de versets dépeignent indubitablement le Paradis en termes concrets, matérialisation s’adressant donc à notre raison. Ces descriptions du Paradis empruntent à l’iconographie bédouine, c’est-à-dire à la culture du prophète-messager et à celle des allocutaires-récepteurs initiaux, et proposent ainsi obligatoirement ce qui est le plus agréable aux yeux des nomades du désert. En effet, tout comme notre présente réalité nous est perceptible en premier lieu par sa matérialité, le Coran propose ce prime niveau afin que la “réalité” d’un univers indescriptible soit directement compréhensible. Quelques exemples : L’ombrage, comme le souhait ardent de l’homme au désert brûlant : « [Ils seront installés] sous de grands arbres au port étalé, à l’ombrage étendu. », S56.V29-30. Cette fraîcheur est celle que l’on retrouve dans les jardins irrigués au cœur des oasis. Cette image est répétée des dizaines de fois : « Dieu a promis aux croyants et aux croyantes des jardins au pied desquels courent les ruisseaux et où ils demeureront… », ex. : S9.V72. Le climat y est idéal, loin des températures contrastées du désert : « …Il n’y aura plus de soleil brûlant ou de froid mordant. », S76.V13. Bien évidemment, ces riches oasis regorgent de fruits, l’aliment rafraîchissant par excellence : « Abondance de fruits, inépuisables et à disposition. », S56.V32-33.

Deuxième niveau de compréhension : le Paradis allégorique

Si ces descriptions ont l’avantage de concrétiser le Paradis, le Coran précise lui-même que l’image ainsi construite n’est en réalité qu’une allégorie/mathal. En effet, si tel n’avait pas été le cas, nous aurions été dans l’obligation de croire que le Paradis est une réalité créée sous la forme exactement décrite par le Coran. Par ce deuxième niveau, la révélation s’adresse donc à notre esprit, cette activité cognitive capable de produire des paraboles et d’en discerner les significations, les interpréter. Pour ce faire, le Coran emploie un marqueur textuel indiquant avec certitude le caractère allégorique des descriptions du Paradis qu’il nous propose, à savoir : le terme mathal. Cet ancien terme arabe indique à l’origine qu’une chose est pareille à une autre, d’où les sens de : ressemblance, semblance, image de, représentation, exemple et, de là, mathal[9] a aussi pour significations : parabole, métaphore, allégorie. Ainsi est-il dit : « Allégorie/mathal du Jardin promis aux craignants-Dieu : les ruisseaux y courent en dessous, fruits et ombrage en permanence… », S13.V35. Allégorie/mathal du Jardin promis aux craignants-Dieu : s’y trouvent des ruisseaux d’eau inaltérable, des ruisseaux de lait au goût sans changement, des ruisseaux d’un vin toujours agréable à boire et des ruisseaux de miel limpide… », S47.V15. Notons que l’allégorie est en ce dernier verset deux fois soulignée puisque le sens figuré d’un propos dépend aussi le plus souvent de ce que le fait cité ne peut être compris au sens propre. Ici, les réalités énoncées sont physiquement impossibles : l’eau s’altère naturellement, le lait plus encore se modifie très rapidement, le vin dès qu’il est à l’air libre devient vite imbuvable et, de même, le miel ne reste limpide qu’un certain temps.

Troisième niveau de compréhension : Le Paradis spirituel

Le Paradis n’est donc pas une réalité concrète, car les descriptions que le Coran en donne ne sont que des allégories. En conséquence : « Nul être donc ne peut vraiment savoir ce que Je leur occulte comme félicité en récompense de ce qu’ils auront œuvré. », S32.V17. En première intention, ceci pourrait simplement signifier que les hommes ne sont pas en mesure d’imaginer tout ce qui leur a été préparé au Paradis quantitativement et qualitativement. Cependant, étant entendu que le Coran abonde en descriptions paradisiaques qu’il qualifie lui-même d’allégories, ce sens ne peut être retenu. Il s’agit donc bien de comprendre que tout ce qui a été dépeint dépasse l’entendement humain tout en relevant donc d’une réalité immatérielle. Ainsi, ces images sont-elles uniquement destinées à évoquer ce que le Coran désigne ici par la locution qurrati a‘yun, littéralement, ici-bas, fraîcheur des yeux, mais qui pour l’Au-delà désigne donc parfaitement la félicité paradisiaque. Ceci correspond à ce que l’on nomme en théologie la béatitude paradisiaque. Aussi, puisque le constat d’un Paradis non physique est imposé par le Coran lui-même, qu’est donc le Paradis ? Or, si ni les sens ni la raison ne peuvent concevoir le Paradis, c’est que sa dimension spirituelle est bien la seule compréhension possible. Par spirituel, nous entendons le sentiment profond de l’âme nous reliant à ce que nous percevons intimement par-delà des limites et contingences de notre réel, un ressenti d’un au-delà de la réalité et qui donc ne peut être exprimé par les outils et les voies du rationnel.

– Survient alors une description du Paradis dont nous savons donc qu’il ne s’agit que d’une allégorie, mais à présent cette “image” est directement mise en comparaison avec un aspect de sa véritable “réalité” : « Dieu a promis aux croyants et aux croyantes des jardins au pied desquels courent les ruisseaux et où ils demeureront, domiciles agréables en les jardins du Séjour… Or, la Satisfaction de Dieu est bien plus éminente, telle est la réussite suprême. », S9.V72. Ainsi, le Paradis n’est en rien jouissance concrète de jardins luxuriants existants, mais bien ce qui est ici nommée « la Satisfaction de Dieu », formulation qui à bien l’examiner ne précise pas encore tout à fait ce qu’elle recouvre. En effet, l’on note que la locution riḍwân min allâh/Satisfaction de Dieu ne peut signifier satisfaction de la part de Dieu ou, autrement formulé : Satisfaction de Dieu, car cela impliquerait que Sa satisfaction à Lui soit plus grande/akbar/plus éminente que les allégories du Paradis qu’Il a produites, ce qui ne fait guère sens. Il ne s’agit pas non plus de la satisfaction des élus envers Dieu puisque ladite satisfaction ne pourrait découler que de l’attribution des biens paradisiaques lesquels ne sont qu’allégories sans réalité. D’autre part, cette supposée satisfaction des élus ne pourrait être qualifiée de plus grande/akbar/plus éminente que les délices du Paradis, car elle n’en est pas la cause mais seulement la conséquence. L’on doit donc entendre par « Satisfaction de Dieu » la satisfaction en Dieu, un état de plénitude correspondant à la « félicité » précédemment citée : « Nul être donc ne peut vraiment savoir ce que Je leur occulte comme félicité en récompense de ce qu’ils auront œuvré. », S32.V17, « félicité » que « Je leur occulte » par Mes allégories et qui n’est donc rien d’autre que la « Satisfaction » en Dieu.

– À son tour, ce qui s’entend par « Satisfaction de Dieu » va être explicité. Tout d’abord, il est confirmé que le devenir vrai et final des âmes des élus n’est pas une proximité de Dieu telle qu’elle apparaissait dans les allégories du Paradis par le qualificatif al–muqarrabûn/les Rapprochés de Dieu.[10] En effet, un célèbre passage nous éclaire sur la signification-destination finale : « Ô âme apaisée ! Retourne à ton Seigneur, agréée et satisfaite. Sois donc incluse en Mes adorateurs et pénètre en Mon Paradis. », S89.V27-30. Chaque terme revêt une grande importance :

1- Ce verset traite du devenir de l’âme alors que lorsque le Coran recourt à l’allégorie du Paradis cela concerne les êtres.

2- Pour l’impératif « retourne à ton Seigneur/irji‘î ilâ rabbi-ki » la préposition directionnelle « ilâ » renforce la notion de retour à un point ou un état initial exprimé par le verbe raja‘a/irji‘î. Il ne s’agit donc pas de dire de l’âme qu’elle retourne vers/ilâ son Seigneur ou auprès de/ilâ son Seigneur, mais bien en/ilâ son Seigneur. La locution « retourne à ton Seigneur » adressée à l’« âme apaisée » évoque donc l’idée de réintégration en Dieu et c’est en ce sens qu’elle est dite « agréée et satisfaite ».

3- La réintégration en Dieu est confirmée par la phrase finale : « sois donc incluse en Mes adorateurs et pénètre en Mon Paradis » et celle-ci indique deux étapes. Tout d’abord, le segment « sois donc incluse en Mes adorateurs » présente une particularité puisque le verbe dakhala/entrer lorsqu’il est employé comme ici avec la préposition «  » ne signifie pas entrer dans, mais être inclus en une chose. Ceci énonce donc que l’âme « agréée » est dans un premier temps réunie à l’ensemble des âmes admises, celles dites par métonymie « adorateurs/‘ibâd » de Dieu. Puis, à ce qui est devenu comme une entité unique, il est dit « pénètre en Mon Paradis ». L’on doit alors noter que le syntagme jannatî/Mon Paradis est utilisé en ce seul verset, spécificité qui selon la rigueur sémantique du Coran est nécessairement signifiante. Le terme « Paradis » est donc en quelque sorte l’ultime métaphore qui, à la différence des nombreux autres versets décrivant allégoriquement le Paradis, est ici par le recours au pronom possessif « Mon » l’image de Dieu Lui-même. Ceci explique que toutes les allégories des jardins paradisiaques n’étaient destinées qu’à évoquer l’indicible, l’inexprimable état spirituel de la réintégration de l’âme en son Existenciateur premier : Dieu, l’ultime étape de l’âme « agréée » au nombre des élus, « Mes adorateurs », et « satisfaite » par la « félicité » et la « Satisfaction » mentionnées précédemment, la parfaite béatitude de l’âme en Dieu. Cet état spirituel en Dieu ne peut être ni saisi ni décrit par notre raison, ce qui justifie qu’il ne puisse avoir été exprimé par l’allégorie d’une élection au Paradis destinée à évoquer l’indicible : « nul être donc ne peut vraiment savoir ce que Je leur occulte comme félicité », S32.V17. À dire vrai, seule la “gustation” de cet état spirituel est possible, mais cela relève uniquement de l’expérience mystique. Ce retour électif des âmes à Dieu : « ô âme apaisée ! Retourne à ton Seigneur » est une finalité ontologiquement cohérente puisque selon le Coran l’âme provient de Dieu Lui-même. Dieu est l’origine de l’âme comprise en tant qu’exsufflation de “Son souffle”. D’une part ceci a été indiqué au niveau archétypal Adam/Elle : « Puis, lorsque Je l’aurai harmonieusement façonné et lui aurai insufflé de Mon souffle/rûhî, alors tombez devant lui prosternés. », S38.V72. D’autre part, il en est bien évidemment de même s’agissant de son Représentant : l’Homme : « De plus, Il l’a façonné harmonieusement et lui a insufflé de Son souffle/rûhi-hi et Il vous a conféré l’audition, la vue et la raison… », S32.V9. Est-il besoin de le préciser, le don de l’âme émanant de Dieu est bien la spécificité ontologique de l’Homme.

– De l’ultime étape du voyage de l’âme élue, l’ultime métaphore : « Ce Jour-là, il y aura des “faces” resplendissantes, leur Seigneur contemplant », S75.V22-23. L’on notera qu’en cette finalité dernière ce ne sont point les yeux, mais les “faces/wujûh qui “contemplent” Dieu. Cette indication coranique n’était pas sémantiquement obligatoire, car il aurait pu être dit : ils contempleront leur Seigneur et c’est bien ainsi que d’ordinaire nous l’entendons sans y prêter attention. Or, à ce niveau ontologique, nous avons montré que le Coran employait le terme wajh/Face” pour qualifier l’Essence divine, Son Être,[11] il en est donc de même s’agissant des âmes dont on ne peut dire ici qu’elles auraient des visages/wujûh. Il s’agit donc bien de désigner ainsi leur essence/wajh/face” laquelle, nous l’avons montré, et de même origine que l’Essence divine. Par ailleurs, il a bien été précisé que l’âme retourne à son Seigneur, S89.V27, ce qui implique que ladite “contemplation” est une dernière image exprimant la participation de l’essence des âmes à l’Essence de Dieu. Aussi, Dieu étant « le Premier et le Dernier »,[12] l’Alpha et l’Oméga et, sachant qu’au final « seul en soi subsiste la “Face” de ton Seigneur, Souveraine et Magnificente »,[13] le parachèvement du cycle de notre face/âme/essence/wajh est la réintégration-fusion en la “Face/wajh/Essence éternelle de Dieu. Essence divine dont l’attribut essentiel est la Miséricorde/ar–raḥma absolue. Tel est bien ce à quoi le Coran allude, mais aussi explicite : « Quant à ceux dont sera éclairée la “face”/wajh, ils seront donc en la Miséricorde de Dieu, ils y demeureront éternellement. », S3.V107.[14]

3- Réflexions sur la réalité du Paradis

– La théologie islamique a beaucoup spéculé sur le commencement du Paradis. Non pas tant son existence physique, qui pour nos exégètes est un fait acquis, mais quant à savoir si le Paradis avait été créé de toute éternité et serait donc existant à l’heure actuelle ou serait créé après l’annihilation de la présente création au Jour dit de la Résurrection. De même, l’on discuta âprement afin de déterminer si le Paradis serait céleste ou terrestre. Cependant, puisque nous avons amplement démontré que pour le Coran toutes les descriptions concrètes du Paradis n’étaient que des allégories, la question de sa réalité matérielle ne se pose donc pas. Pour autant, cette problématique peut être aussi résolue théologiquement sachant que le Coran enseigne qu’il ne peut y avoir co-existence ontologique d’une réalité créée et de la Réalité divine. Selon le Coran, Moïse fit donc la requête suivante « Seigneur ! Fais-Toi voir, que je Te contemple ! » et, à cette demande particulière, la réponse coranique revêt une portée ontologique essentielle : « [Dieu] répondit : Tu ne saurais Me voir ! Cependant, regarde la montagne et, s’il advenait qu’elle puisse rester immobile à sa place, alors tu Me verrais. À peine son Seigneur se manifesta-t-Il à la montagne qu’elle en fut pulvérisée et que Moïse tomba foudroyé. », S7.V143. Il ne peut donc y avoir persistance d’une réalité créée lorsque l’Essence/wajh/Réalité de Dieu s’y manifeste.[15] Or, selon la compréhension de l’Islam de S75.V22-23 précédemment étudié, les élus du Paradis contempleraient la “Face” de Dieu, ce qui en vertu de ce que nous venons de rappeler est ontologiquement impossible. En effet, si l’on suppose que le Paradis et ses élus sont des réalités matérielles créées, alors elles ne pourraient subsister en existence puisque la “Face”/Essence/wajh de Dieu leur serait manifestée. A contrario, ceci implique ontologiquement que pour que Réalité divine et “réalité” du Paradis soient conjointement présentes, ni le Paradis ni les êtres qui y sont admis n’ont de réalité physique. Se trouve ainsi confirmé que les âmes en tant qu’émanation du “Souffle divin”[16] sont des entités non créées non physiques et que le Paradis n’est bien qu’une allégorie ne traduisant aucune réalité concrète, mais l’état de béatitude, « satisfaction », « félicité » des « âmes » enfin retournées à l’unité de l’Essence divine. Tel était bien le sens de cette éminente indication : « « Ô âme apaisée ! Retourne à ton Seigneur, agréée et satisfaite. Sois donc incluse en Mes adorateurs et pénètres-en Mon Paradis. », S89.V27-30.

– Une dernière question pourrait être théologiquement soulevée : selon la conception coranique d’un Paradis que l’on peut donc qualifier à minima de spirituel, comment comprendre que selon le Coran lui-même il existe une hiérarchie paradisiaque ? Effectivement, nous évoquions cette notion de catégorisation entre les élus admis au Paradis lorsque nous avons mis en évidence que les Houris/ḥûri/les Pures sont l’équivalent féminin des « Rapprochés/al–muqarrabûn ».[17] Aussi, comme la réintégration des âmes pures en l’Essence de Dieu ne peut logiquement être hiérarchisée, nous faut-il en déduire que cette typologie proposée par le Coran est allégorique, comme toutes les descriptions du Paradis nous l’avons montré, et qu’elle vise donc d’un point de vue didactique à inciter les croyants à œuvrer le plus vertueusement possible en vue de l’obtention du “Paradis”, non point l’image du Paradis, mais bien sa réelle réalité : la Réalité/wajh de Dieu.

• Conclusion

L’analyse littérale des versets-clefs aura montré que le Paradis est décliné par le Coran selon trois degrés de compréhension : concret, allégorique, spirituel. Non pas que le Paradis recouvrirait trois réalités différentes co-existantes, mais bien qu’il est en premier lieu une non-réalité concrète correspondant à la réintégration des âmes en l’Essence divine dont elles ne sont qu’une émanation. Seul ce niveau de compréhension tentant d’appréhender ce que l’on peut qualifier de “Paradis spirituel” traduit la véritable signification du “Paradis” en tant que finalité du long parcours des âmes vers leur retour à l’origine. Aussi, les descriptions physiques que le Coran énonce lui-même en tant qu’allégories n’ont-elles d’autre fonction que de matérialiser pour et en nos esprits concrets l’indicible Réalité du “Paradis”. En d’autres termes, l’ordre de compréhension est l’inverse de celui que nous percevons à la lecture du Coran, à savoir : une Réalité spirituelle formulée allégoriquement par des descriptions concrètes.

Enfin, si toute communication par voie de révélation du Verbe de Dieu est nécessairement contingentée par le verbe humain qu’elle emprunte, il est un langage qui n’a pas de limite : celui de l’âme.  Aussi, l’indicible félicité que le Coran évoque par le biais de l’image du Paradis, est-il l’état extatique que certains spirituels connaissent de leur vivant lors de leur expérience mystique. Pour autant, le Coran ne promet-il pas à tous les croyants ayant agi en bien ici-bas de connaître en l’Au-delà cette béatitude de l’âme en son Seigneur…

Dr al Ajamî  

[1] Sur la fiction exégétique du Purgatoire, voir : Le Purgatoire selon le Coran et en Islam.

[2] Cf. Les Houris selon le Coran et en Islam.

[3] Cf. Destin et Libre arbitre selon le Coran et en Islam.

[4] Cf. S4.V136. De manière similaire et directement en lien avec ce débat, nous avions montré que le sixième article de foi du credo de l’Islam : croire en la prédestination de toute chose par Dieu n’était pas mentionné en tant que tel par le Coran mais qu’il avait été inclus a posteriori par l’Islam dans notre système de croyances.

[5] Cf. L’Enfer selon le Coran.

[6] C’est ainsi que se conçoivent respectivement les juifs, les chrétiens et les musulmans. Pour notre critique textuelle et théologique, voir : La Oumma, la meilleure communauté selon le Coran et en Islam.

[7] Ce verset a été analysé en : Le Salut universel selon le Coran et en Islam.

[8] Ce verset a été analysé en : La Pluralité religieuse selon le Coran et en Islam.

[9] En toute rigueur, en l’état de la langue pré-coranique une phrase coranique telle que :  mathalu-hum ka-mathali–l–ladhî devait être comprise littéralement par : « leur image est comme l’image de celui qui. L’on peut raisonnablement supposer que mathal prit les sens techniques de parabole, allégorie, métaphore qu’essentiellement à partir du IIIe siècle de l’Hégire quand se développa l’activité exégétique et linguistique.

[10] Cf. par exemple S56.V11-22, versets mentionnés et analysés en Les Houris selon le Coran et en Islam.

[11] Cf. Le terme islâm selon le Coran : l’Islam-relation.

[12] S57.V3

[13] S55.V27

[14] Voir aussi S83.V24

[15] Pour plus de détails, voir notre commentaire en note de ce verset.

[16] S32.V9

[17] Voir : Les Houris selon le Coran et en Islam.