Skip to main content

3 – Théorie de la Révélation selon le Coran

La foi du musulman est simple à définir : croire en l’unicité de Dieu et croire que Muhammad est Son messager. Or, le fait même de croire suppose que l’objet de la foi ne soit pas accessible à la raison et à la démonstration. Ce à quoi l’on croit ne relève donc pas de notre monde physique ni de nos divers champs de perception, mais cela appartient au Monde de l’Imperceptible/al–ghayb. Si de toute évidence il en est ainsi de Dieu, il en va autrement de Muhammad dont l’existence historique est attestée.[1] Aussi, ce n’est point à lui que crurent ses contemporains, témoins oculaires, mais à sa fonction de messager de Dieu/rasûl allâh. Autrement dit, croire que Muhammad fut un messager de Dieu signifie croire qu’il transmit un message de la part de Dieu et qu’en conséquence le Coran est le Message/risâla de Dieu, affirmation de foi que la raison ne peut prouver. En effet, ce n’est pas le corpus Coran, le livre matériel, qui est l’objet de la foi du musulman, mais son origine révélée, le Coran en tant que révélation. Aussi, si demain il était mis au jour un manuscrit complet du Coran authentifié et daté de l’an 632,[2] la raison conclurait à l’existence d’un texte à l’origine de l’Histoire musulmane. Seule la foi supposerait que nous serions là en présence d’un texte révélé par Dieu à Muhammad, et rien de rationnel ne permettrait de franchir l’espace entre l’historique et le théologique, la raison et la foi.

Puisque nous aurions ainsi atteint le point irréductible historique et que la foi échappe par nature à toute démonstration, nous nous sommes donc proposé de comprendre ce que notre foi entend par Révélation. Plusieurs questions se posaient alors : Comme comprendre l’énoncé : le Coran a été révélé par Dieu. À quel phénomène le Coran fait-il référence lorsqu’il se définit en tant que révélation ? Peut-on connaître les mécanismes de ladite Révélation ? La Révélation est-elle un processus rationnellement explicable ou une opération incompréhensible par nature ? Cette approche est primordiale, car il ne saurait y avoir d’étude du Coran, de prolongement, sans ce préalable. En effet, conceptualiser une Théologie de la Révélation a une incidence directe et prépondérante sur des questions essentielles telles que : l’entité dite “Parole divine”[3] créée ou incréée, la vérité du texte,[4] la fiabilité du Texte,[5] les variantes de récitation,[6] l’abrogeant et l’abrogé,[7] l’agencement des sourates,[8] les sources du tafsîr,[9] l’analyse littérale intratextuelle du Coran,[10] la littéralité,[11] l’interprétation du Coran,[12] la préservation du Coran,[13] la traduction du Coran,[14] etc. Autant de fondamentaux nécessaires à toute compréhension du Coran.

Rappelons que l’abord de ce questionnement implique préalablement de déterminer un cadre terminologique rigoureux. Nous avons donc dans un premier temps traité des différences entre Inspiration et Révélation selon le Coran. Puis, en l’article intitulé 2 – Terminologie de la Révélation selon le Coran, nous avons étudié en détail les onze verbes coraniques exprimant les actions mises en œuvre quant à la Révélation ainsi que les sept substantifs qui en découlaient. À présent, nous sommes en mesure d’envisager la compréhension du phénomène de révélation graduelle/tanzîl lui-même, c.-à-d. le processus permettant de transmettre aux Hommes une communication divine par l’intermédiaire d’un messager/rasûl. Ledit messager est ainsi le réceptionnaire d’un Message/risâla de Dieu qu’il est chargé de transmettre/talâ aux Hommes et c’est en ce sens qu’il est qualifié de prophète/nabiyy.[15] Ce type de communication/kalâm est indirect et nécessite pour parvenir du Monde ontologique de Dieu jusqu’au nôtre plusieurs étapes et états intermédiaires. Il apparaîtra que la première partie du process de révélation relève du Monde ontologique de Dieu, ce processus ne peut donc nous être connu qu’en fonction de ce que le Coran indique, et nécessairement sous forme allégorique. Par contre, la deuxième partie du processus de révélation relève de notre monde ontologique et, conséquemment, elle est accessible à la raison. Le Coran propose en ce cas des indications rationnellement abordables. Notre unique référent sera bien évidemment le texte coranique, car en sa singulière auto-référentialité le Coran fournit de nombreuses indications concernant le phénomène de Révélation dont il se réclame. Bien que croire à ces assertions coraniques relève de la foi, il n’en demeure pas moins que ce sont là les seuls matériaux que nous pouvons prendre pour appui afin de dégager rationnellement une Théorie de la Révélation selon le Coran. Enfin, si le principe de Révélation s’avère général, les informations coraniques révélées sur ce sujet concerneront plus particulièrement la révélation du Coran et le prophète Muhammad.

I – Définition de La Révélation

En la matière, le verset référent est le suivant : « Il n’est donné à aucun Homme que Dieu communique/kallama avec lui si ce n’est par inspiration/waḥî, ou d’au delà d’un voile/ḥijâb, ou qu’Il dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre/idhn ce qu’Il veut, car Il est le Sublime, l’Infiniment Sage. », S42.V51. Ce verset énonce tout d’abord un principe : l’Homme ne peut recevoir la communication divine directement. En l’article 1 – Inspiration et Révélation nous avons explicité que cette impossibilité de communication directe entre Dieu et l’Homme était de nature ontologique puisque la manifestation de la Réalité divine anéantit toutes les réalités manifestées. Ensuite sont énoncées les trois seules voies de communication entre Dieu et l’Homme, toutes indirectes, à savoir : par voie d’« inspiration/waḥiy » ; « d’au delà d’un voile/ḥijâb » ; par voie de révélation : c.-à-d. lorsque Dieu « dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre ». Les deux premières modalités ont été précisées en l’article cité ci-dessus, et en 2 – Terminologie de la Révélation selon le Coran nous avons montré entre autres que le sens du verbe clef kallama tel que le Coran l’emploie est communiquer. Nous nous intéresserons donc à présent à la troisième voie de communication divine : la Révélation. Celle-ci est définie de manière globale comme suit : « Il dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre/idhn ce qu’Il veut ». S’agissant de la révélation du Coran, nous vérifierons que ceci se comprend ainsi : Dieu dépêche un Envoyé-messager intermédiaire, l’Archange Gabriel, à qui Il fait révéler à Muhammad en fonction de Son ordre le Message coranique.

À la différence donc des deux modes précédents, il est indiqué présentement la participation d’un Envoyé/rasûl intermédiaire entre Dieu et l’Homme. Le fait même qu’il soit indiqué que ledit rasûl soit dépêché par Dieu, c.-à-d. conformément au sens du verbe arsala/dépêcher, charger un envoyé de transmettre un message, permet d’en déduire que cette troisième modalité concerne spécifiquement la transmission d’un message/risâla de la part de Dieu. Notons que le prophète-récepteur du Message de Dieu est lui aussi nommé rasûl/messager, il nous faut donc comprendre ce même terme de rasûl lorsqu’il qualifie cet intermédiaire comme signifiant « Envoyé », alors toujours nanti d’une majuscule. Il nous est ainsi possible de distinguer entre le rasûl/Envoyé transmetteur intermédiaire et le rasûl/messager récepteur humain. Ceci permet aussi de comprendre selon la terminologie coranique que lorsque Muhammad, par exemple, est dit messager/rasûl, il est messager à l’égard des Hommes alors que lorsque l’Ange transmetteur est qualifié d’Envoyé/rasûl il est le messager entre Dieu et le prophète récepteur. Nous verrons cela en détail lors de l’étude des Phases 3 et 4. Conséquemment, puisqu’en notre verset référent il a déjà été précisé que « Dieu communique » à l’Homme ce qu’Il veut par « inspiration/waḥî » et que, comme nous l’avons montré,[16] l’inspiration n’a pas besoin d’intermédiaires, ceci confirme qu’en ce segment : « Il dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ » le verbe awḥâ ne peut signifier inspirer. Or, nous avons de même mis en évidence[17] qu’il s’agit là d’un emploi verbal néologique propre au Coran, le verbe awḥâ signifiant seulement inspirer pour les Arabes au temps coranique. Ceci explique que s’agissant du message coranique transmis à Muhammad par un messager intermédiaire, le verbe awḥâ soit employé au sens de « faire révéler ». Il est donc possible de préciser le distinguo entre faire révéler/awḥâ et révéler/anzala : faire révéler/awḥâ concerne tout particulièrement le fait de faire intervenir un Envoyé/rasûl intermédiaire dont la fonction exacte sera examinée à la Phase 3, alors que révéler/anzala est employé pour qualifier le phénomène de révélation dans sa globalité.  Au final, nous entendons par révélation la transmission d’un message divin médiée par un Envoyé/rasûl non-humain à destination d’un messager/rasûl humain. Concernant la révélation du Coran, il s’agit bien ainsi d’un Message de la part de Dieu : « Ô Messager/rasûl [ici : Muhammad] ! Communique/balligh ce qui t’est révélé/anzala de la part de ton Seigneur. S’il advenait que tu ne puisses point le faire, alors tu n’aurais pas communiqué Son message/risâla », S5.V67. Nous pouvons à cette occasion constater que la révélation au sens de message de Dieu ne peut être assimilée à la “Parole de Dieu”.[18]

II – Processus de la Révélation

Bien que croire en la réalité de la Révélation soit l’acte de foi découlant par excellence du fait de croire en Dieu, de manière remarquable le Coran fournit de très nombreuses indications sur le phénomène de révélation proprement dit. Non pas des légendes et des mythes sur l’origine du Texte comme en toutes les religions du Livre, mais selon un abord rationnel, c.-à-d. des données que la raison peut comprendre. Par ailleurs, de l’examen détaillé des onze verbes auxquels le Coran a recours afin d’exprimer les divers aspects du mouvement de révélation[19] il ressort une notion centrale : le concept de Révélation réalise concrètement un processus par étapes : « Nous l’avons fait révéler progressivement/nazzala et graduellement/tanzîlan », S17.V106. Ce processus permettant de transmettre une information, un message, du domaine ontologique divin jusqu’au domaine de notre réalité est nécessairement complexe. Or, à partir uniquement du Coran, il nous est rendu possible d’identifier plusieurs étapes et “éléments” intermédiaires présidant à ce que nous qualifions donc par défaut de révélation, mais qui au sens propre recouvre parfaitement la notion de communication, c.-à-d. ici communication de Dieu à l’adresse de l’Homme : « Dieu communique/kallama avec lui [l’Homme] », S42.V51. Nous allons donc constater que le Coran produit des informations définissant une véritable théorie de la communication laquelle est à la base de la théorie coranique de la révélation. En voici selon le Coran lui-même le schéma général, nous l’expliciterons étape par étape :

1 :  Le Livre matriciel/umm al–kitâb ; la Source

En rapport avec le processus de la Révélation, la notion de Livre matriciel ou Livre archétypal/umm al–kitâb en tant que source primordiale est mentionnée à trois reprises dans le Coran. Deux de ces occurrences se complètent du point de vue de la signification, mais la première peut être mise plus directement en lien avec la notion de source pluri-potentielle des messages pouvant être révélés tandis que la seconde permettra plus avant de spécifier la constitution d’un de ces messages.

– Le concept de Source de la Révélation est donc dans un premier temps éclairé par les versets suivants : « C’est ainsi que Nous l’avons révélé/anzala [le Message] en tant que Sagesse en langue arabe […] Aucun messager n’apporte un verset sans que ce ne soit par ordre de Dieu et, à chaque époque, une prescription/kitâb. Dieu annule et confirme ce qu’Il veut, et auprès de Lui/‘inda-hu est le Livre matriciel/umm al–kitâb. », S13.V37-39. À chaque nouvelle révélation « Dieu annule et confirme », c.-à-d. quant au choix des signes/versets/âyât au sein du Livre matriciel par rapport à ce qui a été réalisé lors des précédentes révélations, et il en est de même pour le Coran. Il s’agit en quelque sorte d’une variabilité d’expression à partir de la constante représentée par la matrice pluri-potentielle de sens/umm al–kitâb. Ce principe essentiel est explicité par le verset suivant : « Que Nous transférions/nasakha un Signe/âya ou que Nous le laissions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu a sur toute chose pouvoir ! », S2.V106. Nous avons analysé ce verset in situ ainsi qu’en notre critique de l’interprétation classique qui en est fait, interprétation aussi erronée qu’abusive, cf. l’Abrogation selon le Coran et en Islam. Nous rappellerons donc seulement le sens littéral de ce verset : « Que Nous transférions un Signe [du Livre matriciel] ou que Nous le différions [transfert en un autre temps] Nous apportons alors [à chaque révélation] un verset/Signe [révélé] meilleur [pour ces réceptionnaires, mais à partir d’un même verset matriciel] ou bien [Nous apportons] un verset [révélé] équivalent [à d’autres versets révélés, mais à partir d’autres versets matriciels]» Par umm al–kitâb, il faut ainsi entendre une entité archétypale représentant synthétiquement le Message holistique de Dieu, lequel sera ensuite révélé de manière adaptée et spécifique au décours de chaque révélation propre à un prophète et à une époque donnée. Nous pouvons déduire de ces informations que la locution umm al–kitâb est un néologisme coranique. De fait, le terme umm dérive de la racine amma se placer en tête pour diriger, tendre vers un objectif, au sens propre et figuré, d’où le sens de tête, origine, cette signification ayant donné mère/umm, mais aussi principe, prototype, archétype. En S3.V7, nous avons montré que la locution umm al–kitâb avait pour sens principe de l’Écrit, ici conformément à l’usage courant des Arabes. Tout comme en français, le terme mère dérive du latin mater et donne de ce fait le mot matrice, l’étymologie arabe de umm fournit une signification identique d’où notre « matriciel ». L’on entend par matriciel ce qui a une fonction de production, une fonction génératrice et tel est bien la fonction du Livre matriciel/umm al–kitâb comme nous venons de le souligner. Nous pouvons aussi user de l’expression Livre archétypal puisqu’un archétype est un modèle premier invariant alors qu’il est incorrect de parler de Livre prototype puisqu’un prototype est le premier exemplaire d’une série. En tant que Livre matriciel, le umm al–kitâb n’est donc pas un exemplaire céleste d’un écrit terrestre dit révélé, mais l’archétype matriciel de l’ensemble des révélations qui en seront produites lors du processus de révélation. Ainsi, le Coran n’est-il de même qu’une part révélée du Livre matriciel/umm al–kitâb et non son exacte reproduction contrairement à ce qu’affirme majoritairement l’Exégèse mythologisante. Enfin, c’est à ce même Livre matriciel qu’il est en conséquence fait référence en la célèbre locution Gens du Livre et ses équivalents comme : « ceux qui ont reçu le Livre », ce qui justifie que nous l’écrivions en ce cas toujours avec une majuscule, cf. Le terme kitâb dans le Coran.  Ceci explique aussi que le point commun entre les Gens du Livre n’est pas le livre que chaque communauté détient, écrits tous différents, mais le Livre matriciel/umm al–kitâb à l’origine de la révélation spécifique ayant été faite à leurs prophètes fondateurs respectifs, cf. S2.V101. Du point de vue de la Théorie de la révélation, il est donc juste de considérer que le Livre matriciel/umm al–kitâb est la Source, le point d’origine au niveau ontologique de Dieu de la Communication divine qui sera par la suite l’objet d’un processus de révélation.

– Cependant, une déviation exégétique perturbe cette perception claire de la fonction Livre matriciel/umm al–kitâb. En effet, l’on note dans le Coran une unique mention au singulier d’une Tablette/lawḥ à qui l’Exégèse a conféré un statut particulier, verset que selon cette interprétation l’on formulerait ainsi : « Mais/bal c’est plutôt un Coran/qur’ânun glorifié/majîdun sur une Tablette/lawḥ préservée/maḥfûẓin », S85.V21-22. Cette compréhension renverrait donc à l’idée d’un Coran dont le prototype serait au ciel écrit sur une Tablette ou Table/lawḥ, ce qui est alors contraire à la fonction du Livre matriciel archétypal/umm al–kitâb telle que nous venons de la mettre en évidence. Selon l’explication donnée par l’Exégèse, le Coran terrestre ne serait donc rien d’autre que ce Coran écrit sur une Tablette céleste descendue jusqu’à nous. Cette représentation est en réalité empruntée aux antiques gnoses mésopotamiennes et à leur prolongement dans les apocryphes juifs ou chrétiens, mais elle ne peut être coranique sauf à s’opposer directement au concept même de Livre matriciel/umm al–kitâb. Toutefois, cette importation conceptuelle ne fut pas sans poser problème puisque le Coran affirme lui-même qu’il a été révélé à Muhammad par Gabriel, ce qui implique que Muhammad n’ait pas lu directement le Coran sur cette Tablette descendue. Pour résoudre cette contradiction, l’Exégèse a donc imaginé que la Tablette du Coran céleste n’aurait été descendue que jusqu’au ciel de notre monde [sic.] et qu’ensuite Gabriel en aurait révélé progressivement le contenu à Muhammad. Cette pirouette exégétique a donné lieu à une mésinterprétation consciente de la sourate dite « La nuit du Destin », S97. Or, la signification de nos deux versets telle que voulue par l’Exégèse n’est possible qu’en fonction de la variante de récitation/qirâ’a retenue par la recension Ḥafṣ selon laquelle on lit le complément maḥfûẓ au génitif : maḥfûẓin, grammaticalement c’est en ce cas la Tablette qui est préservée. Ceci sous-entendrait alors que ladite Tablette/lawḥ est préservée/maḥfûẓin par Dieu Lui-même, opération impliquant que cette Tablette sur laquelle serait inscrit le Coran se situerait auprès de Dieu. Concernant ce point, l’on objectera directement que rien n’indique cette localisation en ces deux versets alors que s’agissant du Livre matriciel sa localisation est textuellement précisée en nos versets référents : « et près de Lui/‘inda-hu est le Livre matriciel/umm al–kitâb », S13.V37-39 et : « Livre matriciel qui est auprès/laday de Nous », S43-2-4.[20] L’ensemble de ces difficultés amène donc préférentiellement et logiquement à retenir l’autre Variante de récitation connue pour le complément maḥfûẓ qui est alors lu au nominatif : maḥfûẓun, ce qui grammaticalement le réfère au terme qur’ânun. Reste à déterminer avec rigueur la signification du terme qur’ânun qui lorsqu’il n’est pas déterminé par l’article signifie généralement récitation conformément à son étymologie.[21] L’on observe alors qu’à titre d’exhortation cette sourate 85 fait référence à trois récits des temps passés, mais qu’en réponse les opposants qurayshites traitent Muhammad de menteur. Ce à quoi la révélation répond par un argument d’autorité : ce que Muhammad vous récite n’est pas une affabulation « mais c’est bien/bal huwa une récitation/qur’ânun noble/majîdun conservée/maḥfûẓun sur/fî une tablette/lawḥin. », vs21-22. À ce stade manifestement précoce de la prédication, seules quelques sourates ou fragments de sourates ont été révélés à Muhammad et par lui communiqués à Quraysh, il ne fait donc pas sens de concevoir l’existence d’un Coran en tant que tel, mais bien d’une récitation/qur’ânun des révélations que le Prophète recevait et, en particulier, celle qui compose cette sourate. Le lawḥ/tablette n’est donc pas le support céleste d’un Coran écrit, mais l’indication de l’existence de planchettes sur lesquelles il fut très tôt consigné par écrit des extraits de la révélation reçue et transmise par Muhammad, dont cette sourate 85.

– 2 : L’individualisation du Signifié : le Décret signifiant ; opération d’identification ; Phase1

Nous l’avons signalé, la deuxième mention du concept coranique de umm al–kitâb/le Livre matriciel permet de préciser la notion de Message communiqué lors du processus de révélation : « Par le Décret/kitâb signifiant/mubîn ! En vérité, Nous en avons établi une récitation/qur’ânan arabe afin que vous puissiez comprendre, et il est bien/inna-hu du Livre matriciel/umm al–kitâb qui est auprès de Nous/laday-nâ, sublime et sage. », S43.V2-4. La laxité a priori de la structure syntaxique de ces trois versets a donné lieu à plusieurs possibilités de compréhension, mais un examen de l’ordre logique des énoncés et une approche sémantique cohérente permettent en réalité d’en déterminer la signification exacte. D’une part, le terme qur’ân lorsqu’il est employé sans l’article ne signifie généralement pas Coran, mais conformément à une partie de son champ lexical il vaut le plus souvent pour « récitation » ou pour lecture, leçon au sens technique.[22] Or, en « ja‘alnâ-hu/Nous en avons établi » au v3, le pronom « hu/lui/en » est le rappel de l’antécédent « al–kitâb al–mubîn/le Décret signifiant » ce qui implique que cette locution du v2 ne désigne pas le Coran puisque nous savons que le Coran a été une récitation/qur’ân avant d’être mis par écrit/kitâb et non l’inverse comme une lecture superficielle de ces versets le laisserait donc à penser. Suivant le même raisonnement, le complexe pronominal inna-hu au v4 ne peut pas être en lien avec le stade récitation/qur’ânan mais bien avec « al–kitâb al–mubîn ». Malgré les apparences induites par l’Exégèse, il ne s’agit donc pas du Coran lui-même, mais d’une entité dont il nous est précisé ici qu’elle « est bien/inna-hu du Livre matriciel/umm al–kitâb ». c.-à-d. dont l’origine est l’Archétype matriciel. De même, le terme kitâb ne peut être ici traduit par écrit ou livre puisqu’il est précisé que cette notion “d’écrit” n’est figurée qu’à l’étape 3 faisant suite. Par ailleurs, le recours à la préposition « fî/en » indique que ce « kitâb » n’est pas à proprement parlé extrait de l’Archétype matriciel puisque la préposition «  » ne comporte jamais de notion de mouvement. Ainsi, retenons-nous pour kitâb un de ses sens connus : Décret, notion qui, puisqu’il n’y pas d’extraction à partir du Livre matriciel, indique la Décision divine d’individualiser tel ou tel message contenu potentiellement dans Livre matriciel archétypal/umm al–kitâb, comme nous l’avons précédemment précisé. Ce « Décret/al–kitâb » porte donc sur le sens du message qui doit être par la suite révélé, ce qui indique que le terme mubîn ait ici le sens de signifiant,[23] ce qui ne s’entend pas au sens linguistique du terme puisqu’il n’y a pas à ce stade de support matériel, mais vaut pour la signification du message qui doit être révélé, d’où notre « Décret/kitâb signifiant/mubîn ». Il n’y a donc pas ici à confondre avec l’autre emploi de la locution al–kitâb al–mubîn qui, lorsqu’elle désigne le Coran, a pour sens : « l’Écrit/al–kitâb explicite/al–mubîn », cf. Le terme kitâb dans le Coran. Ainsi, par « le Décret signifiant » il est à l’origine du processus de révélation indiqué l’individualisation au sein de la matrice de sens pluri-potentielle/umm al–kitâb du signifié destiné à être révélé, en quelque sorte : son point d’émission. À ce stade premier et à ce niveau relevant du domaine ontologique divin, lequel ne nous ait accessible que par allégorie, rien ne permet de déterminer la nature et la forme dudit Message que Dieu décide de révéler, c.-à-d. de faire parvenir par étapes, graduellement, jusqu’à un récepteur humain, un prophète, ou plus exactement un messager/rasûl, en l’occurrence Muhammad.

– 3 :  L’émission du message/ar–risâla ; opération de transduction ; Phase 2

Comme précédemment, c’est nécessairement sur le mode allégorique qu’après cette opération de différenciation et d’individualisation du message à révéler au sein du « Livre Matriciel/umm al–kitâb », S13.V39, est évoquée l’émission du message. Il est ainsi fait appel à deux images illustratives : le Calame et les Feuillets. S’agissant du Calame, en ce cas au singulier,[24] nous lisons : « nûn ; par le Calame/al–qalam et ce qu’ils inscrivent/saṭara », S68.V1. Ce verset est en lien avec l’origine de la révélation reçue par Muhammad, et ceci en réponse à de fréquentes accusations qurayshites, puisqu’il est dit au v2 : « Par la grâce de Dieu tu n’es pas un possédé/majnûn ». Un autre passage précise le sujet, il y est dit de la révélation reçue par le Prophète la chose suivante : « c’est une écriture/tadhkira […] en d’illustres Feuillets/ṣuḥuf, éminents, purs, entre les mains de Scribes/safara, nobles et dévoués. », S80.V11-16. Au vu du champ lexical, nul doute que nous soyons là au niveau ontologique divin et, puisqu’il il est à présent acquis qu’à ce niveau ce qui est inscrit n’est pas le Coran lui-même, mais ce que Dieu a décidé de révéler du Livre matriciel, il nous est ici fourni une description allégorique de l’émission à partir du Livre matriciel du message précédemment identifié et individualisé dit alors au présent stade « écriture/tadhkira » et non pas rappel. Ce Message est inscrit/saṭara par des « Scribes/safara » – dont les qualificatifs, « nobles et dévoués » sont ceux qui conviennent aux Anges ou à d’autres créatures célestes – en des « Feuillets/ṣuḥuf » dont les caractéristiques : « illustres/mukarrama ; éminents/marfû‘a ; purs/muṭahhara » relèvent là encore du même domaine ontologique. Le champ lexical employé pour décrire la nature desdits « Feuillets » étant dans le Coran spécifique de l’Autre Monde. L’on note alors que le terme qalam/Calame ci-dessus mentionné est au singulier alors que ceux qui « inscrivent/saṭara » sont plusieurs, pluralité retrouvée au sujet des « Scribes/safara ». Nous en déduisons que le qalam ne représente pas les ustensiles avec lesquels ces Scribes transcriraient, mais un concept métaphorique : « le Calame/al–qalam ». Celui-ci symbolise l’Effecteur cette opération d’émission du message sur laquelle nous ne savons donc rien de concret, ce qui est logique s’agissant de Réalités appartenant au Monde ontologique divin. Ceci est confirmé par la deuxième et dernière occurrence du terme qalam au singulier : « Lui qui instruit par le Calame/al–qalam, instruit l’Homme de ce qu’il ne connaît point ». Ce n’est pas ici un éloge de l’écriture ou de la science comme se plaisent à le répéter les discours islamiques, et faudrait-il rappeler qu’au temps de la révélation du Coran la culture arabe était orale… En rapport avec des versets où Dieu s’adresse au Prophète quant aux premières révélations qu’il a reçues, il s’agit logiquement du Message révélé par lequel effectivement Dieu « instruit/‘allama » l’Homme de ce qu’il ne pouvait pas connaître de par lui-même, car ces informations sont issues du Livre matriciel et résultent de l’opération d’émission du Message par « le Calame/al–qalam », niveau ontologique échappant par définition à la raison humaine : « ce qu’il ne connaît point ». Ce process identifie le message divin qui aboutira à l’Homme par voie de révélation, ce qui là encore représente « ce qu’il ne connaît point ».  D’un point de vue lexical, l’on observe qu’en « par le Calame/al–qalam et ce qu’ils inscrivent/saṭara » il s’agit de l’unique mention coranique du verbe d’origine non-arabe saṭara. Son sens diffère de kataba/écrire et indique le fait de tracer des inscriptions. Ceci est corroboré par le terme safara, autre hapax d’origine non arabe, qui dans le contexte d’une écriture/tadhkira signifie « Scribes », et non pas émissaires, car ce n’est pas là leur fonction. Ce choix verbal particulier du verbe saṭara, traduit a minima par inscrire, semble donc destiné à indiquer une opération particulière correspondant à ce que l’on peut qualifier de transduction, processus réalisant la conversion d’un signal d’une certaine nature en un signal informatif de nature différente. Tel est donc bien le cas : l’émission à partir du Livre matriciel/umm al–kitâb dont le signal/Signe/âya matriciel initial est traduit/transducté en un autre signal/Signe/âya par un process évoqué par l’image de “Scribes célestes transcrivant/nasakha transductant/saṭara sur des feuillets”. Il s’agit de la première opération initiant la possibilité d’une révélation laquelle nécessite à l’origine la conversion/transduction d’un Signifié en un Signe signifiant. Cette phase est parfaitement corrélée et explicitée en S2.V106 où il est dit au sujet du choix au sein de la pluri-potentialité matricielle de umm al–kitâb : « Que Nous transférions/nasakha un Signe/âya ou que Nous le laissions, etc. », cf. Nous retrouverons lors de l’étape prochaine le devenir desdits “feuillets” qui ne sont rien d’autre qu’un support informatif dont la matérialité est seulement allégorique.

– Incidemment, l’établissement de la signification fonctionnelle allégorique des “feuillets” permet de comprendre les versets suivants : « En vérité, ceci était dans les Feuillets/ṣuḥuf primordiaux/al–‘ûlâ, les Feuillets d’Abraham et Moïse », S87.V18-19. Supposer qu’Abraham et Moïse auraient rédigé des feuillets contenant tout ou partie de ce qui leur fut révélé est plus que problématique. En effet, il en est nulle part fait mention[25] et, d’une part, Abraham étant sumérien s’il a connu l’écriture, celle-ci se pratiquait alors sur plaquette d’argile plutôt que sur papyrus. D’autre part, selon le Coran lui-même, Moïse transcrivit certes les Dix commandements, mais transmit oralement la révélation de la Thora. Il n’y a en réalité en fonction de ce type d’approche aucune compréhension cohérente et probante permettant de relier Abraham et Moïse par l’intermédiaire de “feuillets” pas plus qu’il n’est ainsi possible de les identifier. Par contre, si nous établissons le lien avec les « Feuillets/ṣuḥuf » en tant que supports virtuels de la transduction initiale du message destiné à être révélé, alors l’adjectif al–‘ûlà se comprend étymologiquement par « primordiaux » qualifiant ainsi lesdits « Feuillets/ṣuḥuf » initiaux. Il est donc précisé en ces versets que le message reçu par voie de révélation par Muhammad Abraham et Moïse est identique sur le fond à celui qui est par exemple contenu en cette Sourate 87 : « ceci », et que de plus cette communauté de sens renvoie à une communauté de processus représentée par « les Feuillets/ṣuḥuf primordiaux/al–‘ûlâ », ceux qui ont été décrits comme suit : « d’illustres Feuillets/ṣuḥuf, éminents, purs, entre les mains de Scribes/safara, nobles et dévoués. », S80.V13-16.

– Enfin, ce qui précède permet d’éclaircir en la séquence de S56.V75-81 l’unique occurrence d’une locution particulière : « un Livre bien gardé/kitâbun maknûn », traduction standard. Selon l’Exégèse, ledit « Livre » est supposé être à nouveau l’exemplaire céleste du Coran. Cependant, étant entendu que nous avons mis en évidence le fait que le Coran n’est qu’une possibilité de révélation faite à Muhammad à partir du Livre matriciel/umm al–kitâb pluri-potentiel, cette compréhension classique ne peut être retenue. Par contre, cette fonction matricielle du Livre fait que le terme qur’ânun, sans l’article, se comprend ici sans difficulté par lecture au sens technique du terme en rapport avec la phase initiale de transduction symbolisée par l’image du « Calame » et des « illustres Feuillets/ṣuḥuf, éminents, purs, entre les mains de Scribes/safara, nobles et dévoués. », S80.V11-16. Notre passage coranique se comprend donc comme suit : « Ceci [la révélation graduelle/tanzîl de la part du Seigneur des Hommes, v80] est une lecture/qur’ânun éminente/karîm d’un/fî écrit/kitâb précieusement préservé/maknûn », vs77-78. Le syntagme « une lecture éminente d’un écrit précieusement préservé » représentant la « révélation graduelle de la part du Seigneur des Hommes », ceci fait donc suite à l’étape de transduction initiale à partir du Livre matriciel/umm al–kitâb d’un message à révéler qui est allégoriquement figuré comme étant un « écrit précieusement préservé » en des « Feuillets, éminents, purs ».

– En résumé, le Coran enseigne que toute révélation d’un message de Dieu reçu par un prophète a pour point d’émission le « Livre matriciel/umm al–kitâb », S13.V39. Il ne s’agit pas d’un support matériel, mais d’une abstraction, le concept de matrice évoquant l’archétype d’une pluri-potentialité de sens pouvant être exprimée de manière différente à chaque révélation spécifique à un prophète-messager-récepteur donné. Ce message est à ce stade initial qualifié de « Décret signifiant/al–kitâb al–mubîn », S43.V2, concept sémantique indiquant une individualisation signifiante à partir de la matrice de sens pluri-potentielle/umm al–kitâb d’un message, un signifiant, destiné à être révélé. Puis vient une opération de transduction symbolisée par l’action du « Calame/al–qalam » transducteur et d’agents transcripteurs « et ce qu’ils inscrivent/saṭara », S68.V1. Ces effecteurs sont de manière allégorique représentés comme étant des « Scribes/safara, nobles et dévoués. », S80.V15-16, transcrivant à partir du « Livre matriciel/umm al–kitâb » la transduction réalisée par le « Calame » sur « d’illustres Feuillets/ṣuḥuf, éminents, purs », supports virtuels dit alors « Feuillets/ṣuḥuf primordiaux/al–‘ûlâ », S87.V18. Ainsi, le Coran est-il le résultat à l’issue du processus de révélation d’une de ces possibilités de sens, ou Message, révélée à partir du Livre matriciel archétypal/umm al–kitâb et non la reproduction à l’identique d’un texte préexistant. Ledit message va donc ensuite transiter vers le Transmetteur, étape 4 du processus de révélation.

Enfin, il apparaît que le “Livre matriciel” est une entité distincte de l’en-Soi divin puisqu’il en est dit : « Livre matriciel/umm al–kitâb qui est auprès/laday de Nous [Dieu] », S43.V4, en quelque sorte, le Livre matriciel est décrit extérieur à Dieu. D’autre part, l’ensemble des observations coraniques que nous venons de réaliser quant aux deux premiers éléments de la révélation, la Source/ummu al–kitâb et le « Décret signifiant », permettent d’écarter fondamentalement le concept de Parole/logos/kalâm de Dieu révélée. Cette avancée théorique fait donc abstraction dès les stades premiers de la Révélation des inépuisées spéculations théologiques quant à la nature créée ou incréée du Coran pris pour la Parole de Dieu.[26] Au demeurant, ceci est clairement confirmé par le verset-clef définissant les diverses modalités de la communication divine envers les Hommes où, s’agissant du procédé de révélation proprement dit, on lit : « Il n’est donné à aucun Homme que Dieu communique/kallama [c.-à-d. directement] avec lui… », S42.V51.

– 4 : Le Transfert du message :  l’Envoyé/ar–rasûl ; opération de transcodage ; Phase 3 

À partir de la Source, le « Livre matriciel/umm al–kitâb », le « Décret signifiant » transducté en des « Feuillets/ṣuḥuf » va nécessiter un médiateur intermédiaire dit Envoyé/rasûl/messager, c.-à-d. un Transféreur. Ceci est explicitement indiqué en tant que troisième modalité de communication divine, la révélation, par notre verset référent : « Il n’est donné à aucun Homme que Dieu communique avec lui si ce n’est par inspiration, ou d’au delà d’un voile, ou qu’Il dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre/idhn ce qu’Il veut, car Il est le Sublime, l’Infiniment Sage. », S42.V51.[27]

Au Chapitre I : Définition de la Révélation, nous avons justifié tant étymologiquement que techniquement qu’en ce segment-clef le terme rasûl se comprenait par « Envoyé » et qualifiait en ce sens l’intermédiaire chargé de délivrer le message en voie de révélation au prophète-récepteur. Ainsi, le segment « ou qu’Il dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre/idhn ce qu’Il veut » mentionne-t-il de manière générale l’action nécessaire d’un « Envoyé/messager/rasûl » intermédiaire sans préciser la nature de ce messager. Or, s’agissant du processus de révélation du Coran, l’intermédiaire en question nous est connu : « Dis : Qui donc serait hostile à Gabriel ! N’est-il pas celui qui le fait [le message] descendre/nazzala sur ton esprit/qalb par ordre de Dieu », S2.V97. Ceci permet d’identifier deux autres appellations de Gabriel en tant que Transféreur : « Dis : Le révèle [c.-à-d. le message] progressivement/nazzala l’Esprit-Saint/rûḥ al–qudus [Gabriel donc] de la part de ton Seigneur… », S16.V102. De même : « Il est [le Message] certes une révélation graduelle/tanzîl du Seigneur des Mondes que l’Esprit fidèle/ar–rûḥ al–amîn a établi/nazala en ton esprit/qalb afin que tu sois [ô Muhammad] au nombre des avertisseurs, en une langue arabe claire. », S26.V192-195. La fonction de Gabriel est présentement précisée par l’emploi de la racine verbale nazala, verbe dont nous avons signalé la rareté dans le Coran en regard de l’emploi de la forme II nazzala et de la forme IV anzala.[28] En effet, l’on note ici que ce verbe est employé avec la proposition « bi » : nazala bi-hi [le pronom « hi » représentant le message], ce qui grammaticalement lui confère le sens de fixer, établir, et non plus descendre. Ainsi, s’agissant de l’action de l’« Envoyé/rasûl », celui-ci en tant que transféreur ne descend/nazala pas dans l’« esprit/qalb » du récepteur [Muhammad], mais y fixe ou établit le Message voulu par Dieu : « l’Esprit fidèle[Gabriel] a établi [le Message] en ton esprit/qalb ». De ce fait, le terme qalb/cœur/esprit se comprend alors nécessairement au sens sémite de siège de l’activité cognitive. De la sorte, et sur « ordre/idhn de Dieu », Gabriel en tant que Transféreur permet que le message déterminé par le « décret signifiant/al–kitâb al–mubîn » et transducté par le « Calame » sur les « Feuillets primordiaux » transite jusqu’à « l’esprit/qalb » de Muhammad. Il est à noter que selon le verset référent S42.V51 cette étape de transmission n’échappe pas au contrôle de Dieu, car il est précisé d’une part « qu’Il [Dieu] dépêche » Gabriel en tant qu’« Envoyé/rasûl », le verbe arsala signifiant missionner un envoyé porteur d’un message. D’autre part ,le contenu dudit message représente exactement « ce qu’Il veut » que soit transmis au récepteur humain, ici Muhammad. De même, c’est cette opération de transfert du Message divin par l’intermédiaire de Gabriel jusqu’en l’esprit de Muhammad qui correspond précisément au fait « de faire révéler/awḥâ ». L’on notera aussi que ce transfert représente le transit du message de Dieu depuis le Monde ontologique divin jusqu’au monde ontologique de l’Homme et que ce passage est effectué par un Ange, les Anges ayant de manière globale dans le Coran une fonction d’intermédiaires ou passeurs isthmiques. L’on peut en déduire que l’« Envoyé/rasûl » d’un message révélé par Dieu est nécessairement un Ange. Cependant, si l’effecteur-transmetteur du Coran est l’Ange Gabriel, cela n’implique pas qu’il soit le transmetteur de toutes les révélations antérieures. Rappelons que l’on trouve aussi mention explicite de l’Ange transmetteur du Coran en S53.V2-10 et S81.V19-21.

En prenant en compte cette transition ontologique obligatoire, l’on observe une différence signifiante entre il « a établi/nazala en ton esprit », S26.V193-194 et « il le fait descendre/nazzala sur ton esprit », S2.V97 ci-dessus cités. En effet, contrairement au v193 où la préposition « bi/en » avec le verbe nazala/établir indique la pénétration du Message en l’esprit de Muhammad, en S2.V97 la préposition « ‘alâ/sur » avec le verbe nazzala correspond au moment juste antérieur à la pénétration du Message, le verbe nazzala en ce cas précis gardant son sens premier de faire descendre, d’où « N’est-il pas [Gabriel] celui qui le fait descendre/nazzala sur ton esprit/qalb ». Cette opération représente au sens propre le phénomène de descente du message par Gabriel en tant qu’effecteur de ladite transition ontologique. C’est donc, à strictement le définir, dès que le message ainsi descendu à notre niveau ontologique pénètre dans l’esprit de Muhammad que du point de vue de notre réalité ontologique le mécanisme de révélation qualifié par le terme waḥî s’initie.

Ceci étant, l’on peut s’interroger sur la nécessité indiquée d’un transmetteur intermédiaire, Gabriel en l’occurrence, puisque le message aurait pu être directement “descendu” depuis le « Livre matriciel/umm al–kitâb » à partir de la forme transductée du « Décret signifiant/al–kitâb al–mubîn » jusqu’à « l’esprit/qalb » de Muhammad. Or, puisque tel n’est pas le cas, nous en déduisons que la nécessité même du transit du message à partir du Monde ontologique de Dieu jusqu’au monde ontologique de l’Homme implique que la forme du message doive être modifiée afin d’être apte à être reçue par l’esprit d’un récepteur humain. Le contenu, le signifié, dudit message ne devant pas être modifié, cette opération est du point de vue technique un transcodage, sachant que transcoder est transcrire selon un code différent un message équivalent au message donné selon un premier code. L’Envoyé/rasûl intermédiaire est donc un transcodeur-transféreur permettant le transit isthmique du Monde ontologique de Dieu au monde ontologique de l’Homme. Par ailleurs, cette opération de transcodage effectuée par l’Ange n’échappe pas au contrôle de Dieu puisqu’il est dit au verset référent et à son sujet : « faire révéler alors sur Son ordre/idhn ce qu’Il veut », S42.V51. Ce transcodage obligatoire du message du fait de la transition ontologique lui confère ainsi une forme intelligible par l’esprit humain du récepteur. Toutefois, cela ne signifie pas qu’à ce stade le message soit formulé en une langue humaine, l’« Envoyé/rasûl » appartenant tout comme le message dont il est chargé au Monde ontologique de Dieu et, comme nous le verrons, ceci se réalisera à la Phase 5 dite d’encodage. Présentement, le message est seulement transcodé de manière à être compatible avec certaines possibilités de réception cognitives du cerveau du récepteur humain, à proprement le définir il s’agit là d’une capacitation du message. L’ensemble de notre analyse correspond donc parfaitement à l’énoncé coranique initial : « Il est [le Message] certes une révélation graduelle/tanzîl du Seigneur des Mondes que l’Esprit fidèle/ar–rûḥ al–amîn a établi/nazala en ton esprit/qalb afin que tu sois [ô Muhammad] au nombre des avertisseurs, en une langue arabe claire. », S26.V192-195.

– Le transcodage du message par l’Envoyé est évoqué en un dernier passage coranique : « un Envoyé par Dieu/rasûl min allâh qui suit/talâ des Feuillets/ṣuḥuf purs/muṭahhara contenant des instructions/kutubun directrices/qayyima. », S98.V2-3. L’on constate en premier lieu que la locution « Feuillets/ṣuḥuf purs/muṭahhara » ne connaît qu’une autre occurrence, celle que nous avons précédemment analysée : « d’illustres Feuillets/ṣuḥuf, éminents, purs/muṭahhara, entre les mains de Scribes, nobles et dévoués. », S80.V13-16. Or, nous avons démontré lors de la Phase 2 qu’il s’agissait là d’une allégorie relative à l’opération initiale de transduction du Message. Ce rapprochement évident permet donc d’écarter l’idée que par « un Envoyé par Dieu/rasûl min allâh » soit ici désigné le prophète Muhammad comme l’Exégèse le soutient. De plus, l’on note que le syntagme « un Envoyé par Dieu/rasûl min allâh » est la traduction littérale d’un hapax qu’une lecture superficielle confond avec la très fréquente formulation coranique rasûl–allâh/le messager de Dieu laquelle qualifie généralement le Prophète en tant que messager de Dieu. Cependant, puisque le rapport aux « Feuillets purs » sur lesquels a été transducté « le Décret signifiant/al–kitâb al–mubîn », S43.V2, est textuellement établi avec certitude, par « un Envoyé par Dieu/rasûl min allâh » nous entendons donc là l’Ange transféreur qui transcode le contenu des « Feuillets » afin de le rendre compatible avec le récepteur-messager humain comme nous l’avons explicité ci-dessus. S’agissant de la Révélation du Coran, cet Ange transféreur est l’Archange Gabriel. Notre analyse est directement confirmée par le fait qu’il soit dit aussi que l’« Envoyé » « suit/talâ des feuillets », v2 de notre sourate 98,  et non pas qui les transmet ou les récite, significations qui ne valent que pour les messagers-prophètes ayant reçu la révélation. En effet, comme nous l’avons montré lors de l’étude du verbe talâ,[29] ces deux dernières significations ne sont valables que quand ce verbe est employé intransitivement avec la préposition « ‘alâ ». Par contre, lorsqu’il est comme ici employé transitivement, le sens en est bien suivre. Cette rigueur sémantique coranique permet d’établir la correspondance avec notre « Envoyé par Dieu », c.-à-d. l’Ange envoyé « sur Son ordre », S42.V51, chargé de suivre sur les « Feuillets » le message identifié par le « Décret signifiant », opération dont nous avons montré qu’elle consistait à réaliser le transcodage dudit message. De même, il est alors possible de ne pas égarer le sens du syntagme kutubun qayyima, encore un hapax, puisque celui-ci définit le message du « Décret signifiant » dont à charge l’« Envoyé ». Il est alors simple de le traduire littéralement par « instructions/kutubun directrices/qayyima » quasiment au sens informatique du terme : instructions codées selon les règles d’un langage de programmation puisque celles-ci résultent de l’opération de transduction et qu’il ne s’agit pas pour l’« Envoyé » de les recopier ou de les transcrire, mais de le transcoder. En ce cas, ledit message est effectivement comparable à « des instructions directrices », c.-à-d. signifiantes, que l’« Envoyé par Dieu » en tant que transféreur-transcodeur « suit » scrupuleusement et fidèlement. Tel est bien à nouveau le sens du segment-clef de notre verset référent : « Il dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre ce qu’Il veut », S42.V51. Nous sommes là bien loin de l’interprétation aussi classique que simpliste voyant en S98.V2-3 le prophète Muhammad lire des feuillets de Coran aux Gens du Livre et aux polythéistes. Par contre, notre analyse littérale intratextuelle produit une compréhension de S98.V2-3 en parfaite cohérence avec cette Phase 3 ainsi qu’avec l’ensemble du processus de révélation que nous étudions.

– 5 : Le Récepteur : Muhammad ; opération de réception ; Phase 4

Nous venons de constater que lors du processus de révélation le Message voulu par Dieu connaît à partir du Livre matriciel/umm al–kitâb trois états successifs différents avant de parvenir au prophète-messager récepteur. Nous aurons aussi noté qu’à aucune étape de ce transit du domaine ontologique divin vers celui des Hommes le Message revêt une forme qui nous soit intelligible, pas plus du reste qu’audible. Ce constat amène donc à s’interroger sur le processus permettant l’apparition d’un message communiqué par le messager-prophète sous une forme qui nous soit compréhensible. Or, pour ce faire, le Message doit parvenir à un Récepteur et, concernant la révélation du message du Coran, il s’agit de Muhammad comme l’indiquent clairement les versets que nous avons précédemment analysés : « Il [le Message] est certes une révélation graduelle/tanzîl du Seigneur des Mondes que l’Esprit fidèle [Gabriel] a établi en ton esprit/qalb afin que tu sois [Muhammad] au nombre des avertisseurs, en langue arabe claire. », S26.V192-195. De même : « …Gabriel ! N’est-il pas celui qui le fait [le Message] descendre sur ton esprit [Muhammad] par ordre de Dieu… », S2.V97, et citons aussi « …Il dépêche un Envoyé/rasûl [un Ange] afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre ce qu’Il veut […] et c’est ainsi que nous Nous t’avons [Muhammad] envoyé un Esprit [Gabriel] sur notre ordre. », S42.V51-52. Au cas où l’on douterait méthodologiquement du fait qu’en ces versets le destinataire soit bien Muhammad, citons : « …ceux qui croient à ce qui a été révélé progressivement/anzala à Muhammad, et cela est la vérité de la part de leur Seigneur… », S47.V2.

En résumé, à ce stade de l’analyse du processus de la révélation selon le Coran nous avons identifié une véritable théorie de la communication constituée de quatre éléments : 1 – La Source ou Livre matriciel/umm al–kitâb ; 2 – Le Message ou Décret explicite/al–kitâb al–mubîn ; 3 – Le transféreur en tant qu’« Envoyé »/rasûl de nature angélique ; 4 – Le récepteur premier de nature humaine, pour la révélation du Coran : « Muhammad ». La transition ontologique du Message depuis le Monde divin jusqu’à notre réalité comporte deux étapes principales ayant nécessité une opération de transduction à partir du Livre matriciel sous la direction de Dieu puis une opération de transcodage réalisée par Gabriel. Il apparaît que pour l’ensemble de ces stades, le Message/risâla destiné à être révélé ne revêt en aucun cas la forme d’une “Parole” comme l’indique au demeurant la terminologie : Livre, Décret, Message, Envoyé, messager. Ceci permet de définir la Révélation comme suit : une communication divine indirecte non verbale à destination des Hommes. Notons qu’au point initial du phénomène la fonction du récepteur est neutre, un simple réceptacle du message « que l’Esprit fidèle a établi en ton esprit/qalb » sous la forme transcodée qu’il a opérée.

Enfin, une dernière précision est ici possible quant à l’opération par laquelle Gabriel établit en l’esprit de Muhammad le message qu’il a transféré en le transcodant. En effet, si la nature de ce mécanisme nous reste rationnellement inaccessible, l’action d’un Ange ne relève pas ontologiquement de notre entendement, le phénomène mis en jeu est par ailleurs qualifié d’inspiration : « Il [Gabriel] inspira/awḥâ alors à Son serviteur ce qu’il inspira », S53.V10. Dans les premiers versets de cette sourate, selon laquelle il n’y aura eu que deux apparitions “physiques” de l’Archange Gabriel, est évoquée la première révélation que reçut Muhammad.[30] Les termes de ce v10 traduisent l’action suivante : « projeter/alqâ [en l’esprit de Muhammad] un propos/qawl dense/thaqîl », S73.V5, dont le résultat est le suivant : « l’Esprit fidèle [Gabriel] a établi [le message transcodé] en ton esprit/qalb afin que tu sois [Muhammad] au nombre des avertisseurs, en langue arabe claire. », S26.V193-195. Cette opération essentielle est donc en notre v10 qualifiée d’inspiration/waḥiy, le verbe awḥâ ayant ici nécessairement  le sens premier d’inspirer et non pas de révéler.[31] Gabriel “inspire” donc à Muhammad le message transcodé et c’est ainsi qu’il parvient en son esprit. Ceci explique le verset suivant : « et c’est ainsi que Nous t’avons inspiré/awḥâ d’un souffle/rûḥ selon Notre ordre/min amri-nâ », S42.V52. En français, le verbe inspirer décrit l’action du point de vue de celui qui en est l’objet puisque l’inspiration est un mouvement de pénétration un inspir qui au figuré emplit l’esprit, le cœur, alors qu’étymologiquement le latin inspiratio signifie souffle, haleine. À l’inverse, en arabe inspirer/awḥâ a pour sens premier envoyer, expédier et la racine waḥâ signifie souffler des mots des idées à quelqu’un à voix basse, en secret. Il s’agit donc d’un mouvement d’expir qui correspond bien à « un souffle/rûḥ ». Le phénomène de révélation en sa Phase 3 dont Gabriel est l’effecteur est ainsi globalement décrit sous l’angle du récepteur comme suit : «  Il [Dieu] dépêche un Envoyé/rasûl afin de faire révéler/awḥâ alors sur Son ordre/idhn ce qu’Il veut, car Il est le Sublime, l’Infiniment Sage. Et c’est ainsi [ô Muhammad] que Nous t’avons inspiré/awḥâ d’un souffle/rûḥ selon Notre ordre … », S42.V51-52.

– 6 : Le Transcripteur : Muhammad ; opération d’encodage ; Phase 5 

De l’ensemble des informations que nous avons jusqu’à présent mises à jour, il ressort que Muhammad en tant récepteur d’un message non verbal ne peut être un simple récepteur-émetteur. D’une part, la forme transcodée du message réalisée par Gabriel et qu’il fait transiter est pour des raisons d’incompatibilité ontologique entre le Monde divin et le Monde terrestre incompréhensible pour un être humain, c.-à-d. son esprit/qalb. D’autre part, hypothèse impossible, si Muhammad était malgré tout en mesure de répéter ce message tel quel, il serait alors tout aussi inintelligible pour les destinataires que nous sommes. Il est donc nécessaire que lorsque ledit message transcodé parvient en l’esprit/qalb de Muhammad son esprit ait un rôle de transcripteur, c.-à-d. qu’il procède à une opération d’encodage afin de transcrire ce message en langage humain, en l’occurrence sa propre langue arabe. L’encodage dans le cadre qui est le nôtre se définit comme suit : opération consistant simultanément à saisir et traduire en code (encoder) afin de produire un message [une communication orale] en fonction des règles propres au code linguistique d’une langue donnée. Ce processus ne doit pas être confondu avec le décodage, l’encodage en est en fait l’exact symétrique.

Nous allons constater qu’il est possible de relever dans le Coran un certain nombre de versets-clefs permettant d’approcher avec une relative précision les mécanismes en jeu lors de cette étape essentielle. Nous préciserons d’emblée que bien que la transcription du message soit un phénomène actif, ces informations coraniques indiquent que Muhammad n’en est pas pour autant maître. En d’autres termes, ce n’est pas lui qui va décider consciemment de l’encodage et donc de la formulation obtenue lors de la transcription du message. De manière remarquable, c’est sur cette phase que le Coran nous fournit le plus d’indications. Cette situation est cohérente puisqu’il est ici fait référence à la partie des phénomènes de révélation qui se déroulent en notre monde ontologique, ils sont donc accessibles à une approche rationnelle. À l’inverse, les phases précédentes relevaient de l’ontologie du Monde divin, les informations coraniques en la matière étaient en conséquence peu nombreuses et nécessairement exprimées en mode allégorique, nous l’avons constaté.

a – Principe général

Le principe général est exprimé par un passage coranique précédemment abordé : « Il [le Coran] est certes une révélation graduelle/tanzîl du Seigneur des Mondes que l’Esprit fidèle [Gabriel] a établi en ton esprit/qalb afin que tu sois [Muhammad] au nombre des avertisseurs, en une langue arabe intelligible. », S26.V192-195. Puisque nous avons constaté que le message dont Dieu gouverne la révélation n’a pas de forme langagée jusqu’à qu’il parvienne à l’esprit de Muhammad par l’intermédiaire de Gabriel, c’est donc bien que ce Message est ensuite encodé selon les codes d’une « langue arabe intelligible/mubîn » par l’« esprit »/qalb de Muhammad. Lors de l’étude du rôle de transmetteur de Gabriel nous avons montré qu’en ces versets le verbe traduit par établir est la racine verbale nazala qui employée avec la préposition « bi », et s’agissant du message à révéler, a pour sens fixer, établir, et non pas descendre. Cette phase est décrite comme une projection soudaine et compacte du Message : « Certes, Nous allons te projeter/alqâ un propos/qawl dense/thaqîl », S73.V5. Ceci décrit une irruption soudaine en l’esprit de Muhammad du « propos dense », lequel correspond logiquement au message transcodé puis transmis par inspiration/souffle/rûḥ par Gabriel. C’est donc à partir du moment où ce message aura pénétré dans l’esprit de Muhammad qu’il va pouvoir être transcrit et cette opération réalise nécessairement un encodage du Message. En fonction de la définition même de l’encodage, cf. supra, le récepteur du message ne peut l’encoder qu’en sa propre langue : « [Gabriel] a établi [le message transcodé] en ton esprit/qalb afin que tu sois [Muhammad] au nombre des avertisseurs, en une langue arabe intelligible. », S26.V192-195. Ceci permet alors de comprendre le verset suivant : « Nous n’avons dépêché aucun messager/rasûl autrement qu’en la langue de son peuple afin qu’il leur soit intelligible… », S14.V4. Bien qu’explicite, ce verset a été malgré tout interprété comme signifiant que le choix de la langue d’émission du Message appartenait à Dieu, autrement dit que le Message aurait transité depuis le Livre matriciel/umm al–kitâb en langue arabe.[32] Cependant, pour que cette interprétation soit fondée, elle supposerait qu’a contrario Dieu aurait pu aussi choisir de révéler, par exemple, un message en hébreu au sein d’une population persanophone, ce qui ne fait pas sens. Du reste, l’on peut observer que dans le cas où un messager/rasûl délivrerait un message en une autre langue que la sienne il alors est dit : « À supposer que Nous en fassions une récitation/qur’ân en langue étrangère, qu’ils diraient : Pourquoi ses versets ne sont-ils pas intelligibles ? », S41.V44. Nous constatons qu’il n’est pas employé ici un verbe signifiant révéler /nazzala/anzala/awḥâ, mais le verbe faire/ja‘ala ce qui indique que cette production ne relèverait pas du processus de révélation, mais d’une intervention directe de Dieu destinée à émettre de manière anormale un message en une langue autre que celle du messager-prophète récepteur. Il en résulte que la langue en laquelle est encodé le Message est bien nécessairement celle du récepteur. S’agissant de Muhammad, « la langue de son peuple » est donc aussi la sienne : « une langue arabe intelligible », à savoir le parler arabe de Quraysh et non une forme particulière d’arabe dont l’origine serait en quelque sorte divine. De même, l’on sait d’un point de vue philologique qu’il n’a jamais existé une langue arabe étalon, la langue arabe de référence qui aurait été par la suite dégradée en diverses formes vernaculaires. L’on peut par contre avancer que le parler arabe des Mecquois était compris plus largement par les Arabes puisque les qurayshites avaient une importante activité commerciale en Arabie et qu’à La Mecque se tenait un pèlerinage central. L’« esprit/qalb » de Muhammad va ainsi encoder le message en sa propre langue, laquelle, bien que propre à « son peuple », devait aussi être une koïnè, une langue véhiculaire commune, et non une langue arabe de référence supposée plus pure ou claire/mubîn que les autres parlers arabes. Le concept de langue arabe de référence n’a été en réalité constitué que plus d’un siècle après le Coran quand la recherche exégétique normalisa la langue coranique afin de la conserver et la transmettre. Ceci explique que par la locution coranique bi-lisânin ‘arabiyyin mubîn qualifiant la langue du Coran il faille entendre « en une langue arabe intelligible/mubîn », c.-à-d. une langue compréhensible de tous les allocutaires arabes. Confirmant l’ensemble de nos observations, l’on constate que ce n’est jamais le message/risâla qui est dit être en langue arabe, mais sa récitation/qur’ân, ex. : « C’est ainsi que Nous t’avons fait révéler/awḥâ [par Gabriel en tant que transcodeur] une récitation/qur’ânan en arabe/‘arabiyyan afin que tu avertisses la Mère des cités et ceux qui sont alentour… », S42.V7. Ce n’est donc pas le Message/risâla qui est en arabe, mais sa récitation/qur’ân par Muhammad, c.-à-d. son émission orale après qu’en son esprit/qalb il ait été encodé en son propre parler arabe. Ce rapport entre l’émission-récitation/qur’ân et la langue arabe de Muhammad est mentionné à plusieurs reprises, ex. : S12.V2 ; S20.V113 ; S43.V3. Nous notons alors, par exemple en S42.V7, que l’emploi du verbe faire révéler/awḥâ y exprime globalement le résultat de la communication ou révélation divine et non pas le processus de révélation lui-même. Autrement formulé, la révélation n’est pas faite directement en arabe, conception communément admise dont nous avons montré qu’ontologiquement elle était aussi fausse qu’impossible.

 

b – Processus de transcription-encodage

Nous aurons donc établi que Muhammad en tant que récepteur ne recevait pas l’information en langue arabe. Autrement dit, Gabriel ne dictait pas à Muhammad un texte qu’il n’aurait eu ensuite qu’à mémoriser et exprimer à l’identique. Dans un premier temps, l’« esprit/qalb » de Muhammad reçoit par le processus d’inspiration de « l’Envoyé » Gabriel le message. Cette réception correspond à une phase d’intégration sémantique que Muhammad doit passivement laisser s’accomplir jusqu’à son terme : « … ne devance pas l’assemblage/al–qur’ân avant que n’en soit déterminé/qaḍâ pour toi sa révélation/waḥiy», S20.V114. Lorsque le verbe ‘ajala est employé comme en ce verset avec la préposition « bi » il a pour sens être plus rapide que, d’où devancer. La compréhension classique s’appuyant sur l’idée d’un prophète écoutant de la part de Gabriel la récitation du Coran en arabe voit donc là de manière quelque peu simpliste l’image d’un prophète à qui il serait demandé d’attendre la fin de la leçon avant de la répéter. Présentement, ce v114 est une explication adressée à Muhammad du phénomène dont il est l’objet afin qu’il comprenne qu’il doit rester passif jusqu’à son achèvement « avant que n’en soit déterminé pour toi sa révélation/waḥiy » Ainsi, al–qur’ân ne désigne-t-il pas ici le Coran en tant que résultat, mais nécessairement l’opération d’encodage en cours. Le terme al–qur’ân, bien que déterminé par l’article, est donc en ce cas particulier le nom verbal de la racine qara’a selon son sens premier de rassembler, réunir des éléments en un point donné d’où aussi assembler et, par extension, fixer en un point ou un état précis, en ce cas le substantif qur’ân a pour sens assemblage.[33] Compris selon l’angle du phénomène d’encodage, il s’agit ici de « l’assemblage/al–qur’ân » des éléments sémantiques résultant de l’encodage du message transmis jusqu’à l’esprit de Muhammad. Cet encodage étant réalisé par l’« esprit/qalb » du receveur opère nécessairement  en sa langue, en l’occurrence l’arabe, et « l’assemblage/al–qur’ân » va permettre en conséquence la constitution d’un message, un signifiant accessible à l’entendement des Hommes, c.-à-d. formulé en langage humain. S’agissant de Muhammad, le signifiant est alors « en une langue arabe intelligible », sa langue. Confirmant ce processus, l’on note qu’il est dit de l’assemblage de ce signifiant qu’il n’est pas le fait conscient de Muhammad, mais qu’il est « déterminé » pour lui conformément au sens du verbe qaḍâ employé avec la préposition « ilâ » :  exécuter un ordre, mettre en œuvre, déterminer. En ce cas, l’on vérifie à nouveau que le terme waḥî/révélation selon son emploi néologique coranique désigne en ce cas, non pas l’énoncé final, mais le processus d’encodage ayant lieu en l’esprit du receveur-transcripteur permettant de l’obtenir. L’esprit de Muhammad n’intervient donc pas consciemment, il est seulement le siège et l’outil de cette opération d’encodage. Ceci permet qu’il n’y ait aucune interférence de la part de l’herméneutique de Muhammad au moment même de ce surgissement de sens afin que le signifié, le Coran, une fois transcrit en sa propre langue par encodage soit identique en sens au message signifiant établi en son esprit par Gabriel.

Notons que cette non-participation de Muhammad ne lui permet pas de distinguer ce qui d’un point de vue cognitif constitue le message révélé destiné à être transmis aux hommes des incises qui lui sont personnellement adressées ou des artefacts liés au processus d’encodage. C’est ainsi que par exemple peut s’expliquer le maintien dans le texte coranique révélé du verbe qul/dis, impératif incident qui lui était adressé et que malgré tout le Prophète a retranscrit et transmis. De même, il est légitime de supposer que la présence de lettres dites isolées/al–ḥurûf al–muqaṭṭa‘ât en tête de certaines sourates, exemple en S2 : A ; L ; M, correspond à des artefacts sémantiques lors de mise en route de l’encodage du message en l’esprit de Muhammad, mais que pour autant il a tout de même fidèlement retransmis puisque ces lettres avaient surgi à son esprit. De même, le Prophète a transmis comme faisant partie intégrante de la révélation des messages qui visiblement semblaient lui être uniquement destinés, exemple : S9.V54.

Ensuite, un passage coranique, aussi bref que dense, est particulièrement contributif quant au processus dont l’esprit de Muhammad est le siège sachant que nous disposons à présent des éléments nous permettant d’en saisir le sujet et l’importance, en voici la traduction littérale que nous allons justifier point par point : « Ne l’articule/ḥarraka pas en ta langue/lisâna-ka le hâtant/‘ajala, c’est de Nous que dépendent son agencement/jam‘a-hu et son assemblage/qur’âna-hu et, lorsque Nous l’avons fixé/qara’a, suis alors sa composition/qur’âna-hu. Assurément/thumma, c’est de Nous que dépend son énoncé/bayâna-hu. », S75.V16-19. Dans un premier temps, l’on peut citer la traduction standard reproduisant fidèlement la compréhension classique de ce propos : « Ne remue/ḥarraka pas ta langue/lisâna pour hâter/‘ajala sa récitation/qur’âna-hu. Son rassemblement/jam‘a (dans ton cœur et sa fixation dans ta mémoire) Nous incombe, ainsi que la façon de le réciter/qur’âna-hu. Quand donc Nous le récitons/qara’a, suis sa récitation/qur’âna-hu. À Nous ensuite incombera son explication/bayâna-hu ». L’on remarquera présentement que la première mention du terme « récitation » est ajoutée au texte et qu’en l’état cette phrase ne fait pas sens puisque l’on ne peut pas réciter sans remuer la langue ou que, autre signification, elle ordonnerait au Prophète de réciter lentement, ce qui n’a pas plus de sens en regard de la deuxième phrase. Par « façon de le réciter » il nous faudrait comprendre que Dieu, d’une façon ou d’une autre, décide de la manière selon laquelle le Coran doit être psalmodié ! Par ailleurs, en « quand donc Nous le récitons, suis sa récitation », ce serait Dieu Lui-même qui récite le Coran à Muhammad ! Pour corriger cet anthropomorphisme malgré tout inconcevable, bien que né logiquement de la mécompréhension ici à l’œuvre, il est donc ajouté en note qu’il nous faut comprendre que c’est Gabriel qui récite à Muhammad, c’est donc selon eux affirmer autre chose que ce que le Coran dit selon eux… Enfin, le v19 : « à Nous ensuite incombera son explication » impliquerait que Dieu fasse Lui-même le commentaire de Sa révélation ou que Lui seul permettrait quand Il le désire que ladite révélation puisse être comprise comme si la fonction d’un texte était de ne pas pouvoir être compris. En ce cas le Coran  serait par définition un énoncé obscur ![34]

– Puisqu’effectivement il n’est pas possible de réciter sans remuer la langue, il ne peut être dit « ne remue/ḥarraka pas ta langue/lisâna-ka », c’est donc que le terme lisân ne désigne pas ici la langue en tant qu’organe, mais en tant que langage, l’arabe et le français étant identique sur ce point, d’où notre littéral « en ta langue/lisâna-ka ».  L’on note alors que la forme II ḥarraka est un hapax et que, s’agissant de langage, deux sens sont à retenir : mettre en mouvement, faire vibrer les cordes d’un instrument, significations qui plus tard ont été utilisées par les linguistes de l’arabe pour désigner le fait de nantir une consomme d’une voyelle afin en quelque sorte de mettre le mot en mouvement, autrement dit articuler, à comprendre au sens que lui confère la phonétique, d’où notre « ne l’articule/ḥarraka pas ». C’est de l’articulation que naît la mise en mouvement/taḥrîk et, du reste, certaines articulations comme le garrot ou la hanche sont désignées par des termes dérivant de la racine ḥaraka. Le segment que nous étudions se lit lâ tuḥarrik bi-hi lisâna-ka, formulation en laquelle le syntagme « bi-hi » est syntaxiquement interposé, mais qui grammaticalement fait sens en fin : lâ tuḥarrik lisâna-ka/n’articule pas en ta langue bi-hi, le pronom « hi » représentant ici le message établi par Gabriel en l’esprit de Muhammad et non pas, bien évidemment, le Coran. Il est donc demandé au récepteur du message, Muhammad, de laisser s’accomplir jusqu’à son terme le processus de transcodage sans chercher à prononcer/articuler le message alors en voie d’encodage en sa « langue » au fur et à mesure de l’opération et tel qu’il apparaît au fur et à mesure à son esprit. Cet ordre lui interdisant d’énoncer consciemment en son esprit et en temps réel la transcription, c.-à-d. l’attitude mentale à adopter, lui est expliqué : « le hâtant/li-ta‘jala bi-hi ». Autrement dit : ne te précipite pas par peur de le perdre pour articuler le message en train d’être formulé en ta langue, car ce faisant tu pourrais en précipiter/‘ajala l’encodage et de la sorte ton esprit interférerait sur sa formation. En effet, notre pensée est liée de manière circulaire à son expression langagée, ce qui explique que l’énonciation ou formulation d’une idée suscite aussi son évolution. Aussi, si le récepteur Muhammad en articulant le message au moment même où il prend forme en son langage le faisait ainsi intégrer sa pensée, celle-ci en retour pourrait interférer, c.-à-d. se substituer à ce que la suite du message aurait dû être et en modifier le contenu. Telle était déjà l’information contenue en un de nos versets-clefs : « … ne devance pas l’assemblage/al–qur’ân avant que n’en soit déterminé pour toi sa révélation… », S20.V114. Le rôle du récepteur du message en voie de révélation doit être parfaitement passif, ce qui suppose que l’encodage reste sous le contrôle de Dieu, plus exactement que le message possède en soi les caractéristiques lui permettant d’être encodé sans erreurs en l’« esprit/qalb » de Muhammad, ceci va être confirmé plus avant. À nouveau, l’on se doit de souligner que le message révélé ne revêt une forme langagée qu’une fois transcodé en l’esprit du récepteur. Ainsi, s’agissant du Coran et de Muhammad, le message révélé n’est en langue arabe qu’après cette étape. Accessoirement, nous observerons que ce conseil à l’adresse de Muhammad quant à la conduite à tenir lors des révélations ne peut logiquement lui avoir été prodigué que très précocement, lorsque le Prophète n’était pas habitué à recevoir le Révélation. Ceci remet en question la chronologie attribuée à cette sourate 75 traditionnellement classée 31e.

– En ce même verset il est ensuite donné à Muhammad la raison de sa nécessaire passivité lors de la transcription-encodage du message : « c’est de Nous que dépendent son agencement/jam‘a-hu et son assemblage/qur’âna-hu ». Il y a là un argument pour rassurer le Prophète sur le fait que ce qui surgit en son esprit est bien une révélation de la part de Dieu et non le fruit de sa propre pensée. Ceci étant, il lui est expressément indiqué que l’opération de transcription en sa « langue/lisân » est sous le contrôle divin : « de Nous dépendent/inna ‘alaynâ » et, comme l’avons précédemment souligné, l’ensemble de la cascade révélatoire que nous étudions se justifie du fait qu’ontologiquement l’on ne peut envisager que Dieu supervise Lui-même in situ, c.-à-d. dans l’esprit de Muhammad, la transcription de Son message. L’ensemble des traductions rend le syntagme inna ‘alaynâ par « à Nous de », « Nous incombent », « Nous revient », etc., ce qui témoigne d’un manque de réflexion quant aux mécanismes de révélation et, d’une manière ou d’une autre, reproduit l’anthropomorphisme dont l’Exégèse fait preuve en la matière. De plus, nous avons précédemment montré à partir du verset référent S42.V51 que la révélation proprement dite est la troisième modalité de communication de Dieu vers Sa créature et, qu’à la différence des deux premières,[35] la révélation est nécessairement indirecte. Autrement dit, la modalité de communication dite révélation du message que Dieu veut communiquer suit un passage par trois stades[36] et comporte la présence de quatre intermédiaires[37] entre Dieu et l’émission du Message sous une forme propre à notre entendement, la langue du prophète-messager. Ce rappel, permet de comprendre que par ces mots « c’est de Nous que dépendent/inna ‘alaynâ son agencement/jam‘a-hu et son assemblage/qur’âna-hu » il ne s’agit pas d’une action directe de Dieu et que ceci renvoie donc nécessairement aux caractéristiques du message, lequel effectivement est sous la gouverne divine comme nous l’avons précédemment envisagé « Il dépêche un Envoyé afin de faire révéler alors sur Son ordre ce qu’Il veut », S42.V51, et aussi : « Gabriel ! N’est-il pas celui qui le fait [le Message] descendre sur ton esprit par ordre de Dieu… », S2.V97. Comme nous l’avons montré, la volonté divine s’exerce donc en amont lors de la transduction primordiale du message initial puis de son transcodage par l’intermédiaire Gabriel et c’est sous cette forme parfaitement contrôlée par Dieu que le message parvient en l’esprit du récepteur. Cette configuration du message est ainsi apte à être prise en charge par les capacités cognitives et langagières du récepteur qui va alors procéder à l’étape d’encodage, c.-à-d. la formulation en sa langue du message destiné à être révélé et deux phases distinctes sont mentionnées pour cette opération d’ordre sémantique : « agencement/jam‘a-hu » et « assemblage/qur’âna-hu ». Comme la construction d’un signifiant linguistique implique nécessairement un ordre sémantique, l’on ne peut retenir les significations rassembler, réunir pour le verbe jama‘a dont le terme jam‘a est dérivé. À titre de confirmation, rassemblement et réunion qualifieraient le message transcodé par Gabriel et non son encodage en l’esprit du récepteur. Par contre, c’est logiquement que nous retenons donc un des sens premiers du verbe jama‘a : mettre ensemble et en ordre, d’où pour le jam‘a de cette première étape sémantique notre « agencement/jam‘a-hu » du message. Puisqu’ensuite il est fait appel à la notion d’« assemblage », c’est donc que ce stade correspond à l’agencement des éléments constitutifs du signifié en fonction de l’ordre de décodage des informations signifiantes délivrées par le message que Gabriel a délivré. Ainsi, la deuxième étape constitue-t-elle l’« assemblage/qur’âna-hu », c.-à-d. l’opération d’encodage du signifié en fonction des normes sémantiques de la langue du récepteur, processus aboutissant à la formation d’un signifiant en sa langue. Nous avons précédemment justifié la notion lexicale d’assemblage pour le nom verbal qur’ân au sujet du verset suivant : « …ne devance pas l’assemblage/al–qur’ân avant que n’en soit déterminé pour toi sa révélation/waḥiy», S20.V114. Ces données indiquent que s’agissant de Muhammad en tant que récepteur, le message encodé en son esprit et une fois agencé et assemblé apparaît alors « en une langue arabe intelligible. », S26.V195, c.-à-d. sa propre langue arabe. À ce stade final, le message est devenu audible et compréhensible par Muhammad et c’est à cet instant précis que le processus de révélation du Message divin en un mouvement descendant/tanzîl est achevé et c’est en ce sens qu’il peut alors être dit au récepteur Muhammad qu’il en aura été « déterminé pour toi sa révélation/waḥiy ». Répétons-le, l’emploi en ce segment du verbe qaḍâ, qui employé avec la préposition « ilâ » a pour sens exécuter un ordre, mettre en œuvre, déterminer, et confirme que le processus de révélation n’est à aucun moment le fait conscient de Muhammad.

– L’achèvement du processus de révélation est alors confirmé au v18 du passage clef que nous analysons : « et, lorsque Nous l’avons fixé/qara’a, suis alors sa composition/qur’âna-hu ». En ce verset, le recours au verbe qara’a a donné lieu en fonction de certaines de ses significations courantes retenues par la sous-compréhension anthropomorphique classique à des « quand Nous le lisons/qara’a », « quand Nous le récitons/qara’a », « quand Nous le prêchons/qara’a », « quand Nous le proclamons/qara’a », etc. Autant de traductions et de compréhensions dont à présent nous mesurons sans peine le non-sens théologique, mais aussi en quelque sorte technique. Nonobstant, les opérations d’ordonnancement et d’assemblage sémantiques sont selon l’ordre logique de l’exposé coranique à présent achevées et, comme la mise en parallèle ci-dessus avec S20.V144 l’indique, le signifiant obtenu a été « déterminé », c.-à-d. par la structure même du message ayant transité par la médiation de Gabriel des Feuillets/ṣuḥuf jusqu’à l’esprit/qalb de Muhammad. Cette notion d’aboutissement de la révélation dès lors que le Message divin initial prend sa forme en la langue arabe de Muhammad est donc logiquement reprise en notre passage : « lorsque Nous l’avons fixé/qara’a ». Lors de l’étude de la racine verbale qara’a nous avons précisé qu’elle avait pour sens premier rassembler, réunir en un point donné, d’où par extension : fixer en un point ou un état précis ce qui explique que ce verbe soit employé pour désigner la fixation d’un embryon dans l’utérus et, conséquemment, l’absence de règles/qar’a. Selon l’ordre de déroulement du processus de révélation et les données lexicales, il est donc parfaitement cohérent qu’il soit à présent dit « lorsque Nous l’avons fixé/qara’a » confirmant ainsi l’achèvement du processus d’encodage en la langue du récepteur Muhammad tout comme le fait qu’ayant été « déterminé » il est à présent fixé, c.-à-d. à la fois en sa mémoire et surtout en sa forme sémantique. À ce moment-là, et pas avant, il est donc dit au récepteur siège de la révélation du message : « suis alors sa composition/qur’âna-hu », c.-à-d. son signifiant sémantique : « sa composition », déterminée et fixée en ta propre langue telle qu’elle apparaît consciemment à ton esprit. Le terme qur’ân en tant que nom verbal de qara’a, toujours avec le sens de rassembler des éléments, peut sans difficulté être traduit contextuellement par « composition », ceci exprimant le résultat des opérations d’agencement et d’assemblage, puisque de plus qur’ân ne peut signifier ici récitation ou lecture, nous l’aurons compris. Concrètement, ceci signifie que le rôle passif du récepteur s’achève à cet instant précis : le message révélé surgit clairement à son esprit, déterminé et fixé. Ce n’est donc que lorsque ledit récepteur transmet oralement ce message à des allocutaires qu’il devient agent actif de la révélation. Nous aurons noté qu’en ce verset il n’est pas demandé au récepteur, Muhammad en l’occurrence, de réciter immédiatement le message reçu par voie de révélation. Il lui est seulement ordonné de rester parfaitement fidèle au signifiant qu’il vient de lui être révélé lorsqu’il le récitera à ses allocutaires. Cette précision confirme donc qu’au v16 initiant notre passage coranique il ne pouvait pas être dit « Ne remue/ḥarraka pas ta langue/lisâna pour hâter/‘ajala sa récitation », mais bien « Ne l’articule/ḥarraka pas en ta langue/lisâna-ka le hâtant/‘ajala », c.-à-d. comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises : demeure passif et laisse le message diriger en ton esprit les opérations d’encodage selon les codes de ta langue. Une fois ce processus parvenu à son terme, le message ainsi réellement et totalement révélé ne peut toujours pas être qualifié de qur’ân/récitation, état qu’il ne revêtira logiquement que lorsque Muhammad le récitera à autrui, c.-à-d. le mobilisera consciemment afin de l’exprimer oralement. Enfin, nous aurons constaté une fois encore qu’en aucune phase de ce processus de révélation le Message ne correspond à ce que l’on nomme donc inconsidérément “Parole de Dieu”.

– Le v19 : « Assurément/thumma, c’est de Nous que dépend son énoncé/bayâna-hu » conclut naturellement l’exposé du déroulement du processus de révélation : l’élaboration en l’esprit du récepteur d’un message en langage humain, ce qui a été par ailleurs formulé ainsi : « Certes, Nous l’avons révélé/anzala en tant que récitation/qur’ânan en arabe/’arabiyyan afin que vous puissiez raisonner. », S12.V2. Sachant que puisqu’il a été dit : « lorsque Nous l’avons fixé, suis alors sa composition », v18, et que ceci signifie que le processus de révélation est effectivement achevé et qu’il incombe à partir de cet instant au récepteur-messager de seulement le réciter au moment voulu afin de le transmettre à son entourage, il ne peut donc pas être envisagé au v19 une autre opération relevant des mécanismes de révélation. Ceci explique que les traductions type de ce verset : « à Nous incombera son explication/bayâna-hu », « ensuite, à Nous son explication/bayâna-hu », « à Nous, ensuite, son exposé/bayâna-hu » ou, pire : « Nous t’en donnerons ensuite l’interprétation/bayâna-hu » sont toutes de principe totalement erronées. Au demeurant, de telles compréhensions impliqueraient que le sens du message ne pourrait être compris que si Dieu en fournissait l’explication alors même, bien évidemment, qu’il est clairement stipulé que le but de la révélation est de fournir aux Hommes un message explicite[38] « en une langue arabe intelligible. », S26.V195, ceci « afin que vous puissiez raisonner », S12.V2. Ainsi, la conjonction thumma ne peut-elle indiquer ici la succession dans le temps, mais doit être comprise conformément à un usage arabe assez fréquent dans le Coran comme employé en paronomase ayant valeur d’insistance,[39] d’où notre « assurément/thumma ». S’agissant donc d’une reprise synthétique de ce qui a été explicité des mécanismes de formation d’un message en la langue du récepteur, le terme bayân ne peut signifier explication ou exposé, mais doit se comprendre comme exprimant le résultat des étapes d’« agencement », d’« assemblage » et de « composition » précédemment mentionnées, ce que le terme « énoncé/bayân » au sens de formulation en termes clairs et précis rend parfaitement. Rappelons que la racine bâna dont dérive le substantif bayân exprime la séparation, la distinction discriminative et, par extension logique, le fait d’énoncer clairement un propos. Autrement dit, le Message depuis le plan ontologique divin jusqu’au plan ontologique humain a transité en suivant un processus de révélation permettant que ce signifiant premier nous parvienne au terme des multiples étapes que nous venons de parcourir sous une forme langagée : l’« énoncé », lequel est ainsi apte à  exprimer le signifié premier du Message sans qu’aucune altération de sens ne se soit produite. Si la forme originelle du Message nous est inconnue et inaccessible, sa forme résultante produite par l’enchaînement des opérations de révélation est, elle, accessible à nos capacités cognitives, herméneutiques.  S’agissant de Muhammad, le message en sa forme révélée est donc nécessairement conforme aux règles de sa langue arabe, c.-à-d. en un « énoncé » compréhensible par les Hommes une fois qu’il leur aura été communiqué : « Certes, Nous l’avons révélé en tant que récitation/qur’ânan en arabe afin que vous puissiez raisonner. », S12.V2.

En synthèse, la révélation est un processus complexe nécessitant un changement de plan ontologique lequel comporte plusieurs étapes : 1- Détermination par Dieu au sein du « Livre matriciel/umm al–kitâb » pluri-potentiel d’un message individualisé dit « Décret signifiant/al–kitâb al–mubîn », c’est cette opération de transduction qui va établir le signifié voulu sous une forme particulière non langagée propre au plan ontologique divin. 2- Ce message revêt par contre une configuration recevable par l’Ange transmetteur [« Gabriel » s’agissant de la révélation du message coranique] qui, afin de le faire transiter vers le plan ontologique humain, réalise une opération de transcodage à même de rendre ledit message apte à être reçu par « l’esprit/qalb » du récepteur-prophète désigné par Dieu [« Muhammad » s’agissant du message coranique]. 3- Ce message est alors structurellement apte à diriger son propre encodage par l’esprit du récepteur selon les règles de sa langue [« langue arabe » s’agissant de Muhammad]. 4- Le process de révélation est à ce stade terminé et l’encodage de « l’énoncé » en l’esprit du récepteur reproduit rigoureusement un signifié identique à celui qui a été initialement déterminé par Dieu, mais en une formulation, un signifiant, accessible à notre entendement. Cette ultime étape réalisée, le message ainsi constitué est définitivement fixé en l’esprit du récepteur, il est révélé. Il est à noter qu’il est régulièrement précisé que ces opérations successives sont sous le contrôle d’un « ordre/idhn de Dieu », S42.V51, ce qui est confirmé par le verset suivant : « aucun messager n’apporte un verset sans que ce ne soit selon l’ordre de Dieu », S13.V38. Ce contrôle suppose donc, quelles que soient les étapes de duplication, la conservation tout au long du processus d’un seul et même signifié, en soi : le Message.

– 7 : Le Transmetteur ou messager/ar–rasûl ; opération d’Énonciation ; Phase 6

a –Émission du message

L’ensemble du processus que nous venons d’explorer par le Coran constitue du point de vue du processus révélatoire la révélation proprement dite d’un message divin. L’on aura observé qu’il s’agit d’un processus vertical à l’image d’une descente par opérations et paliers successifs qu’illustre la notion de cascade révélatoire. Cependant, une fois le Message de Dieu révélé, c.-à-d. encodé en l’esprit du récepteur, la Révélation en tant que Message adressé par Dieu à l’Humanité nécessite à ce stade d’être émis. Il appert que la fonction de messager/rasûl humain est donc triple : récepteur, transcripteur et émetteur. Si les deux premières de ces fonctions étaient impérativement passives comme nous l’avons constaté, la troisième peut être qualifiée de processus horizontal et elle est active en ce sens que ledit messager est dans l’obligation de transmettre, communiquer, la révélation qu’il a de cette manière reçue : « Ô Messager/rasûl ! Fais parvenir/ballagha ce qui t’est révélé/anzala de la part de ton Seigneur… », S5.V67. S’agissant des messagers/rusul et de Muhammad en particulier à qui contextuellement cet ordre est ici donné, si selon la terminologie coranique il est constamment qualifié de messager/rasûl, du point de vue du processus de révélation cela correspond à la fonction d’émetteur du message révélé. Ce n’est donc que lorsque le message révélé est effectivement énoncé à un auditoire que le récepteur peut être dit messager/rasûl, ce qui est ici indiqué a contrario : « Il n’incombe au Messager/ar–rasûl que la transmission/al–balâgh », S5.V99. Rappelons que la racine rasala tout comme sa forme IV arsala signifient dépêcher quelqu’un, envoyer un messager porteur d’un message/risâla. Du point de vue technique, il convient de parler d’émission du message, notion qui concrètement est représentée dans le Coran par le recours au champ lexical de la racine verbale balagha. Celle-ci indique qu’une personne parvient physiquement à un point donné et, logiquement, le Coran ne l’utilise donc jamais en rapport avec la révélation. Avec la même rigueur lexicale, la forme II ballagha ayant pour sens faire parvenir à [ici les Hommes] n’est employée qu’au sujet du message révélé que le récepteur-messager doit transmettre, ce qui, puisqu’il s’agit de verbaliser le message, peut être qualifié de communication orale.[40] De même, le Coran ne recourt qu’au nom verbal balâgh pour désigner la transmission du message par le messager, d’où : « fais parvenir/ballagha ce qui t’est révélé », S5.V67, et « n’incombe au Messager que la transmission/al–balâgh », S5.V99.

b – Transmission du message

Le messager/rasûl a ainsi pour fonction et mission de communiquer le message révélé qui s’est formé en son esprit de manière indépendante de sa volonté. Pour le Coran, ceci vaut pour tous les messagers/rusul inclus dans l’histoire de la Révélation : « … Qu’incombe-t-il aux messagers/rusul si ce n’est l’explicite transmission/balâgh [de ce qui lui a été révélé] », S16.V35. Cet acte volontaire de la part du messager est en soi une transmission, notion globale que le Coran traduit aussi par le recours au verbe talâ. Ce verbe signifie à l’origine suivre quelqu’un en étant derrière lui, d’où lire au sens de suivre ce qui est écrit et par extension tardive : réciter. Or, quelles que soient les conceptions que l’on puisse avoir de la révélation, comment envisager que Dieu aurait récité le Coran à Muhammad ! Nonobstant, la grande majorité des traductions rendent le verbe talâ par réciter ! Il est donc évident que le Coran présente ici un emploi néologique cohérent du verbe talâ qui textuellement avec la préposition ‘alâ se comprend par « Nous te le faisons suivre », c.-à-d. transmettre, d’où : « Transmets/talâ ce dont il t’est fait révélation/awḥâ du Livre [matriciel/umm al–kitâb] », S29.V45. Nous aurons observé qu’en notre classification terminologique le substantif transmission/balâgh est basé sur le verbe ballagha et non pas le verbe talâ. En effet, de manière remarquable, le Coran n’emploie le substantif du verbe talâ, à savoir tilâwa, qu’à une unique reprise, S2.V121, et dans le sens herméneutique de lecture, ce terme ne concernant pas de plus le contexte de révélation.[41]

c –Transmission différée

Si la transmission/balâgh du message/risâla révélé est une obligation imposée au messager/rasûl, elle peut, et le plus souvent doit, être différée par rapport au moment où Muhammad a reçu la révélation de tel ou tel passage : « Ô Messager/rasûl ! Fais parvenir/ballagha ce qui t’est révélé/anzala de la part de ton Seigneur. S’il advenait que tu ne puisses pas le faire, alors tu n’aurais pas fait parvenir/ballagha Son message/risâla, mais Dieu te protégera des gens… », S5.V67. En creux, ce verset indique aussi que la communication-transmission par le messager n’a pas nécessairement à être effectuée dès la réception du message et qu’elle doit être différée en fonction des circonstances. Un autre passage éclaire ce point : « Nous allons te faire différer/aqra’a. Néanmoins, tu n’oublieras que ce que Dieu voudrait. Ceci parce qu’Il sait parfaitement ce qui doit être manifesté à haute voix/al–jahr comme ce qui peut être tu/mâ yakhfâ. Nous allons te favoriser/yassara pour la facilitation/yusrâ. Ainsi, tu ne rappelleras que lorsque le rappel sera profitable. », S87.V6-9. L’on note en premier lieu que notre traduction, littérale, diffère de l’ensemble des traductions. En effet, celles-ci sont tributaires de la compréhension de ce passage par l’Exégèse qui en la matière pèche par anthropomorphisme du fait même qu’elle n’a jamais vraiment tenté de saisir les mécanismes de la Révélation préférant sans doute une iconographie plus apte à édifier la masse des croyants. Une fois de plus, l’Exégèse montre ici Dieu en train de réciter le Coran à Muhammad, ex. : « Nous [Dieu] te ferons réciter (le Coran) de sorte que tu n’oublieras que ce qu’Allah veut… », vs6-7, traduction standard. La suite est à l’avenant et se perd tout autant qu’elle égare le sens. Effectivement, si l’on retient pour le verbe aqra’a le sens de réciter ou de lire alors Dieu fait réciter ou lire Muhammad ! Or, le verbe-clef aqra’a est un hapax et cette forme IV de la racine qara’a signifie aussi retarder, remettre, renvoyer à plus tard, différer une action, ce qui en fonction de ce que nous avons mis en évidence concernant globalement le processus de révélation et, présentement, la phase de transmission du message par Muhammad, se comprend comme signifiant : « Nous allons te faire différer/aqra’a [la transmission de ce qui vient de t’être révélé] ». En d’autres termes, en ces temps précoces de la manifestation de Muhammad en tant que messager/rasûl de Dieu chargé de communiquer Son message/risâla, s’il advient que l’hostilité des allocutaires qurayshites suscite trop d’animosité à son encontre, alors Dieu lui indiquera d’en suspendre/différer la communication. Du point de vue de Muhammad, ce report de transmission est une chose nouvelle pouvant lui sembler en opposition avec le fait qu’il a été impérieusement chargé de transmettre les révélations reçues et, de plus, il est légitime qu’il se soit inquiété de les oublier s’il ne les communiquait pas dans la foulée de leur réception. Ainsi, il lui est précisé afin de le rassurer : « Néanmoins, tu n’oublieras que ce que Dieu voudrait [mais Dieu ne le voudra pas] », autrement formulé : même si tu dois différer la communication de versets cela n’aura pas pour conséquence que tu les oublies. Le mode conditionnel est donc nécessairement de mise et notre compréhension évite de supposer à perte que ce verset serait en lien avec l’abrogation par Dieu de certains versets déjà révélés. Notons la contradiction ainsi générée puisque ce serait là une abrogation dans la mémoire du Prophète alors même que le concept d’abrogation forgé par l’Exégèse concerne des versets déjà transcrits dans le Coran ! Nous avons de toute manière démontré que le principe d’abrogation n’était qu’une fiction exégétique, l’inconséquence de l’interprétation de ce v7 en ce sens le confirme, cf. L’Abrogation selon le Coran et en Islam. Selon la logique de notre analyse et sa cohérence par rapport au processus de révélation tel que nous venons de le mettre en évidence, il lui est alors dit : « ceci parce qu’Il sait parfaitement ce qui doit être manifesté à haute voix/al–jahr [c.-à-d. ce qui doit être transmis dans les suites immédiates de sa révélation] comme ce qui peut être tu/mâ yakhfâ [c.-à-d. ce qui de Son message doit être non transmis, différé, pour l’instant] ». Cette mesure ne peut être que temporaire, et pour que le Prophète puisse délivrer quoi qu’il en soit l’intégralité de la révélation, Dieu lui précise : « Nous allons te favoriser/yassara pour la facilitation/yusrâ », c.-à-d. Dieu suscitera les circonstances favorables à la transmission-communication de ce qui t’est révélé et ainsi « tu ne rappelleras [par la transmission du message révélé] que lorsque le rappel sera profitable [c.-à-d. lorsque les circonstances positives seront réunies] ». Notons que dans la continuité de sa mésinterprétation de ces versets pourtant essentiels, l’Exégèse a assimilé à tort ce v8 à S92.V7 en voyant là la promesse de la réussite dans l’Au-delà. Elle déstructure ainsi encore plus la cohérence de ce passage puisque tel que compris par les commentateurs chacun des versets le composant a une signification indépendante, inconciliable avec celles d’autres versets… Accessoirement, l’on déduit de ces informations que cette sourate 87 ne peut pas être 8e dans l’ordre de la révélation comme le soutient majoritairement la chronologie traditionnellement admise. En effet, il est raisonnable de supposer que Muhammad avait dû au préalable communiquer à Quraysh beaucoup plus d’éléments de la révélation qu’il recevait pour que ceci provoque leur animosité déclarée au point que le Prophète se soit trouvé en difficulté et que les conditions de transmission et de réception profitable du message ne soient pas réunies.

d – le Message

Au terme de la révélation, le messager/ar–rasûl aura donc communiqué en fonction des règles, structures et conventions de sa langue le Message de Dieu qui lui aura été délivré selon le processus complexe de révélation que nous avons analysé étape par étape. Le processus vertical de révélation s’achève donc au moment même de l’énonciation orale par le messager/rasûl dudit Message aux Hommes, c.-à-d. lors de sa première transmission, communication. Ensuite, le parcours du Message devient horizontal et mémorisation, récitation, mise par écrit, conservation, compréhension, interprétation appartiennent à l’histoire des Hommes. Les résultats de ces différentes opérations sont donc l’objet du volet 4 de notre recherche : 4 – Terminologie du révélé selon le Coran.

Conclusion

Le Coran est pour les musulmans le Message de Dieu qui a été révélé au prophète Muhammad qui l’a ensuite fidèlement transmis sur une période d’au moins vingt années. Cette formulation du sujet relève de l’acte de foi, elle est donc en soi aussi nécessaire que suffisante et elle exprime le dogme de notre foi :  croire en Dieu, Ses Anges, Ses Livres, Ses Messagers. À bien le comprendre, ce credo est totalement constitutif de la Révélation : Dieu par l’intermédiaire d’Anges puis d’un Messager humain révèle aux Hommes Ses Livres, c.-à-d. la somme des livres sacrés qu’ils ont consignés suite à Ses révélations. L’ensemble de cette séquence est exprimé au verset suivant : « Ô croyants ! Ayez foi en Dieu, en Son Envoyé [Gabriel] et à l’Écrit [le Coran] qui est révélé progressivement à Son messager [Muhammad] ainsi qu’au Livre [le Livre matriciel/umm al–kitâb] qui a été révélé préalablement [c.-à-d. qui est la Source de toute révélation]. Qui dénie Dieu, Ses anges, Ses Livres [les livres dits sacrés], Ses Messagers [ayant transmis Ses Messages] et le Jour dernier s’est fourvoyé d’un égarement profond. », S4.V136.

De manière remarquable, au delà d’être un vibrant appel à croire en la Révélation, fondement de notre foi, le Coran a la particularité de soumettre à l’exercice de notre raison de nombreux versets afin que nous puissions dépasser le fait de croire sans comment, bi lâ kayf, et que nous puissions accéder à la compréhension rationnelle de ce que notre foi affirme en toute certitude et sérénité. Plus précisément encore, il ressort de l’examen attentif de ces versets que le phénomène de révélation, et non plus alors le concept sacralisé de révélation, embrasse deux domaines ontologiques différents que la raison ne peut appréhender à l’identique. Le premier, le Monde ontologique de Dieu, relève exclusivement de la foi puisqu’il échappe par définition à la raison, il est l’Imperceptible/al–ghayb, aussi nous est-il décrit uniquement par paraboles et allégories. Le second : le monde ontologique de l’Homme traite de processus de révélation que la raison par définition peut rationnellement appréhender en confirmation de la foi. L’analyse des versets-clefs relatifs au phénomène de Révélation a permis d’établir la compréhension suivante, laquelle constitue une Théorie de la révélation  :

……. Monde ontologique de Dieu …….

1 – La Source de tous les messages révélés est représentée par le Livre matriciel/umm al–kitab, archétype pluri-potentiel en significations.

 2 – Chaque nouvelle révélation voulue par Dieu débute par un Décret signifiant/al–kitâb al–mubin permettant l’individualisation d’un signifiant au sein du Livre matriciel pluri-potentiel en significations.

3 – Puis cette signification individualisée va être émise par transduction en des Feuillets/ṣuḥuf sous la forme d’instructions directrices/kutubun qayyima.

…….. Isthme ontologique …….

4 – Le message va être transcodé, car devant transiter vers le monde ontologique de l’Homme. Un Envoyé/rasûl de nature angélique est chargé d’assurer ce transfert isthmique ; l’Ange Gabriel s’agissant de la révélation du Coran.

……. monde ontologique de l’Homme …….

5 – Le message est alors établi par voie d’inspiration en l’esprit/qalb du récepteur-messager/rasûl humain ; Muhammad s’agissant de la révélation du Coran.

6 – Le message reçu par l’esprit du récepteur humain choisi par Dieu est ensuite encodé par l’esprit du récepteur en sa propre langue ; l’arabe s’agissant de Muhammad.

7 – Le messager/rasûl transmet alors le Message ainsi révélé aux Hommes ; le Coran s’agissant du messager Muhammad.

Ainsi donc, par les opérations successives de cette cascade révélatoire, le tanzîl ou révélation graduelle, nous est parvenu le Coran. Tout d’abord récitation/qur’ânun réalisée par le Prophète et qui fut par la suite consignée en un Recueil/al–qur’ânu, ces deux formes exprimant et matérialisant la communication/kalâm de Dieu aux Hommes, le Coran/al–qur’ân n’ayant depuis jamais cessé d’être un corpus oro-scripturaire.[42] La Révélation, en cet ultime stade se cristallise, enserrée dans le carcan des mots et des règles. Cependant, le sens, le Message/ar–risâla, poursuit son cheminement au cœur des récitants et de ceux qui réfléchissent à ses versets. La totalité des données que nous avons mises en évidence à partir d’une lecture au plus près de versets clefs relatifs à la Révélation forme, soulignons-le, une théorie : la Théorie de la révélation. Comme toute théorie, elle réalise un ensemble de propositions formant système d’un ensemble de faits observés, ici les faits littéraux coraniques. C’est donc à l’épreuve de sa capacité à expliquer les faits que la cohésion d’une théorie est vérifiable. Or, nous aurons pu vérifier que notre Théorie de la Révélation nous a permis d’expliquer avec rigueur et convergence de très nombreuses singularités coraniques en fonction d’un unique système cohérent. Les versets en question, dont le sujet a toujours semblé à l’évidence la Révélation, n’ont pour autant jamais été intégrés au sein d’une théorie unifiante. En conséquence de quoi, ils ne formèrent que quelques agrégats disparates compris de manière aussi simpliste qu’anthropomorphique et confinant de la sorte au mythe et à l’illusion intellectuelle d’une foi non instruite. L’erreur méthodologique fut commise dès l’aube de la théologie musulmane et toute compréhension rationnelle du phénomène de Révélation fut dès lors noyée sous le flot des paroles humaines quant au concept abscons de Parole de Dieu/kalâmu–llâh/Logos emprunté au christianisme qui y avait déjà épuisé sa raison.[43]

Comme nous l’avons précisé, le cas de la Théorie de la Révélation est particulier puisque tant les faits que leur explication sont fournis par le Coran lui-même ce qui leur confère une grande légitimité, mais seulement du point de vue de la foi. La raison n’intervient donc en réalité que pour vérifier la cohésion et la logique de ces assertions au sein d’un système rationnel. De la sorte, la raison vient étayer la foi sans que la foi ne s’y substitue, et jamais la foi n’est plus forte que lorsque la raison l’épaule. Cette théorisation indique que la Révélation n’est pas un phénomène miraculeux inexplicable, le seul domaine de la foi du mythe et du sacré, mais un processus dont certaines modalités peuvent être comprises rationnellement. Aussi, tout au long de notre analyse aurons-nous régulièrement croisé les fantômes du surnaturel et d’une raison étouffée sous les habits de la foi. En nous essayant à la Théologie de la Révélation par le biais des cinq volets de notre enquête, nous avons souhaité indiquer une route à la lente caravane du savoir en marche jusqu’au Jour de la Vérité.

Dr al Ajamî

 

[1] Ceci contrairement à bien des affirmations dont l’islamologie est parfois encore le relais savant alors qu’on lui doit d’avoir enfin examiné des sources historiques non musulmanes du début du VIIe siècle qui attestent de l’existence de Muhammad. Citons : la Doctrina jacobi ; la Chronique de Thomas le Presbyte ; la Chronique de Sébéos ; la Chronique du Khouzistan.

[2] Date vraisemblable du décès de Muhammad. Rappelons que pour l’instant, les investigations en la matière ayant été curieusement négligées par l’islamologie depuis près de deux siècles, les plus anciens codex se rapprochent de cette date puisqu’au plus près des datations deux trois décennies à peine les séparent du décès du Prophète.

[3] Cf. le volet 5 de notre étude : La “Parole” de Dieu selon le Coran et en Islam.

[4] Cf. Sens littéral et Vérité du texte.

[5] Cf. L’Authenticité du Coran, quelques éléments de réponse.

[6] Cf. Variantes de récitation ou qirâ’ât.

[7] Cf. notre analyse critique : L’Abrogation selon le Coran et en Islam.

[8] Cf. Chronologie et agencement des sourates.

[9] Cf. notre analyse critique : Intertextualité, critique des sources exégétiques.

[10] Cf. au sujet de notre Méthodologie d’Analyse littérale du Coran l’article : Sens littéral et intratextualité.

[11] Cf. Sens littéral et Littéralisme.

[12] Cf. L’Interprétation et L’Interprétation infinie du Coran.

[13] Cf. L’interprétation et la conservation du Coran.

[14] Cf. notre introduction à la Traduction littérale du Coran.

[15] Pour notre étude critique de la terminologie nabiyy versus rasûl, voir : Muhammad sceau des prophètes selon le Coran et en Islam.

[16] Cf. 1 – Inspiration et Révélation selon le Coran.

[17] Idem.

[18] Cf. 5 – La “Parole de Dieu” selon le Coran.

[19] Cf. 2 – Terminologie de la Révélation selon le Coran.

[20] De ce fait, l’on peut constater que la traduction standard de S85.V21-22 ajoute entre parenthèses l’information manquante selon l’interprétation qu’elle défend : « Mais c’est plutôt un Coran glorifié préservé sur une Tablette (auprès d’Allah) ». L’on peut aussi observer que dans sa volonté d’enfoncer le clou exégétique, ladite traduction a accordé « préservé » à Coran alors que selon la variante de la recension Ḥafṣ qu’elle suit pourtant il est indiscutable que ce participe passé adjectivé est référé à Tablette !

[21] Voir : 4 – Terminologie du révélé selon le Coran.

[22] Idem.

[23] Repellons que mubîn vient de la racine bâna évoquant l’idée de séparer, établir la différence entre deux choses et qu’en linguistique le sens naît effectivement de la différence.

[24] Il est à signaler deux autres occurrences du terme qalam, mais en ce cas au pluriel : aqlâm, et sans lien avec notre sujet : S3.V44 ; S31.V27.

[25] À ce sujet, l’islamologie suppose spéculativement, sans preuve aucune, que ces « feuillets » feraient référence au Testament d‘Abraham et au Testament de Moïse, deux écrits apocryphes de la fin du 1er siècle.

[26] Voir : 5 – La « Parole de Dieu” selon le Coran et en Islam.

[27] La partie en italique de ce verset référent a été analysée en 2 – Terminologie de la Révélation.

[28] Cf. 2 –Terminologie de la Révélation.

[29] Cf. Idem.

[30] Nous avons montré qu’il était faux de prétendre que les premiers versets révélés étaient S96.V1-5 et nous avons de même invalidé le mythe de « la Grotte », cf. La première révélation du Coran selon l’Islam ? et : La première révélation du Coran selon le Coran ?

[31] Pour les distinguos de signification de ce verbe-clef, voir : 1 – Inspiration et Révélation selon le Coran ainsi que 3 –Terminologie du révélé.

[32] De là à supposer que l’arabe était la langue de Dieu il n’y avait qu’un pas, et il fut franchi. Cf. 5– La “Parole de Dieu” selon le Coran et en Islam.

[33] Cf. 2 – Terminologie de la Révélation.

[34] Ce non-sens est en réalité soutenu par l’Exégèse en fonction de la mésinterprétation qu’elle a mise en œuvre du célèbre v7 de la Sourate 3 et son analyse détaillée en L’Interprétation du Coran selon le Coran et en Islam.

[35] À savoir : l’inspiration et la communication d’au-delà un voile, cf. 1– Inspiration et révélation selon le Coran.

[36] Phase 2 : Transduction ; Phase 3 : transcodage ; Phase 4 : encodage.

[37] Le Décret signifiant/al–kitâb al–mubîn ; Les instructions directrices/kutubun qayyima ; l’Envoyé/ar–rasûl/Gabriel ; l’esprit/qalb de Muhammad.

[38] Sur ce point, voir : Les cinq postulats coraniques du Sens littéral.

[39] Voir par exemple de manière indubitable S104.V4.

[40] Cf. 2– Terminologie de la Révélation.

[41] Cf. idem.

[42] Pour les différentes acceptions du terme qur’ân, voir : 4 – Terminologie de révélé.

[43] Ce sujet constitue le dernier volet de notre Théologie de la Révélation : 5 – La “Parole” de Dieu selon le Coran et en Islam.