Skip to main content

Sorcellerie et Magie selon le Coran et en Islam

Quand les religions servent de caution aux croyances les plus archaïques, elles enferment leurs adeptes dans le passé et inhibent leurs capacités à comprendre rationnellement le monde en lequel ils croient et vivent. Du point de vue socio-historique, les religions se présentent comme des systèmes d’explication du Monde et de notre être au Monde, en somme : elles génèrent nos herméneutiques. Cette simple approche permet de comprendre en quoi les religions se sont opposées par nature à la marche de l’humanité vers une explication d’ordre rationnel et scientifique du Monde et pourquoi elles constituent encore de nos jours un facteur retardant. Concernant l’Islam, si à l’heure actuelle la Terre n’est plate que pour une poignée de religieux, la sorcellerie et la magie occupent toujours une place de choix. Par ailleurs, ce phénomène a été récemment réactivé par la poussée salafo-islamique qui, en sa quête d’un avenir tourné vers le passé, a remis à la mode Muslim-New-Age les superstitions magico-magiques propres au monde musulman. De fait, le marché du désenvoûtement ou exorcisme/roqya ne s’est jamais aussi bien porté et ne manque ni de victimes ni de coupables.

Puisque croire à ce que l’on ne peut ni voir ni mesurer relève de la foi, les religions ont toujours institutionnalisé les croyances en des forces occultes et des mondes parallèles qui auraient une influence plus ou moins néfaste sur les hommes. Aussi, l’Islam prétend-il que magie et sorcellerie sont des réalités mentionnées par le Coran, en conséquence nous étudierons le verset référent en la matière : S2.V102. L’Islam affirme que si le Coran en ce verset condamne la pratique de la sorcellerie et de la magie c’est donc bien qu’il reconnaît leur existence et leur validité. Le problème est ainsi le suivant : le Coran reconnaît-il la magie et la sorcellerie, car si tel était le cas nous serions dans l’obligation de l’admettre à contre-raison.

 

• Que dit l’Islam

– L’Islam, contemporain du Moyen-Âge, a comme les autres religions validé la réalité de la magie, alors qualifiée de magie noire/sir, ce sous toutes ses formes : possession par des esprits malfaisants, envoûtement, sortilèges, maléfices, mauvais-œil, etc. Ce faisant, l’Islam a institué, voire codifié, la magie blanche en tant que moyens destinés à lutter contre tous ces maléfices. Amulettes, incantations et autres désenvoûtements sont alors licites du moment où ils ne font recours qu’à la puissance de Dieu. En premier lieu, il s’agit donc d’utiliser divers versets du Coran pour invoquer ladite puissance divine afin d’annihiler les forces du mal, en quelque sorte une magie blanche coranique[1]  apanage des bons croyants et des hommes dits de science.

– Quant au verset référent S2.V102, l’Exégèse, discipline humaine, c’est ici fait majoritairement l’écho de l’irrationnel que les hommes de ces temps-là en la matière partageaient. Le v102 est alors lu comme une confirmation coranique des croyances en la magie noire et la sorcellerie. En substance l’interprétation en cours en dit ceci : des « démons/shayâṭîn » « furent mécréants » et ils « enseignèrent » aux sorciers et magiciens, pour l’essentiel des rabbins mécréants qui les « suivirent », des textes de l’époque de Salomon contenant les secrets occultes de celui-ci. Cependant, Dieu le disculpe de l’accusation de mécréance : « Salomon ne fut point un mécréant ». Ces juifs connaissaient aussi l’art de la magie provenant de l’antique « Babylone » où « deux anges » déchus, « Hârût et Mârût », auraient été chargés de l’enseigner aux hommes et, à leur tour, ces juifs « enseignaient aux gens la magie ». Ils apprirent ainsi auprès des deux anges « ce qui leur permettait de séparer l’homme de son épouse », mais « ils n’étaient capables de nuire à personne qu’avec la permission de Dieu », Lui qui détient tous les pouvoirs. Aussi, ces pratiques sont elles qualifiées de kufr/mécréance, et les deux Anges déchus le spécifiaient avant que de délivrer leur enseignement à ces juifs : « nous ne sommes qu’une tentation : ne sois pas mécréant ! » Bien évidemment, les responsables de ce mal sont les juifs, en particulier leurs rabbins, l’Exégèse assume ici pleinement sa judéophobie.

– Pour épauler cette interprétation, il a été fourni un grand nombre de fables populaires ou savantes mélangeant à l’envi les données des midrashim, du Talmud de Babylone et de vieilles légendes mésopotamiennes et akkadiennes ayant cours au Proche-Orient. Quoi qu’il en soit, cette lecture classique fut tout de même critiquée puisqu’elle n’est pas sans soulever de sérieuses difficultés théologiques. Parmi les principales objections, citons :

1- La notion d’anges déchus pose problème, car elle remet en cause la perfection angélique supposée par l’Exégèse musulmane.

2- Dieu aurait-Il appris à des anges ce que Lui-même qualifie de mécréance ?

3- Dieu serait-il Lui-même par leur intermédiaire le vecteur de la magie noire ?

4- Dieu, égarerait-Il les hommes en leur enseignant ainsi la magie, alors que d’eux-mêmes ils n’auraient pas pu accéder à cette science ?

5- Si l’on admet que la magie existe, soit le pouvoir de Dieu est partagé, soit Dieu autorise à nuire par des pouvoirs occultes qu’Il confère Lui-même à certains hommes. 6- Ceci revient à penser que Dieu puisse nuire volontairement aux hommes, ce qui n’est pas théologiquement accepté.

7- Dieu ne pousse pas les hommes à commettre une faute, mais, au contraire, leur indique les limites à ne pas franchir, comment donc leur aurait-Il enseigné la magie et la sorcellerie !

– Signalons que l’on retrouve aussi dans le Hadîth traces de ceux qui s’opposèrent à la réalité de toute forme de magie, un exemple : « Le Messager de Dieu a dit : Celui qui consulte un devin et a cru en ce qu’il a dit mécroit en ce qui a été révélé à Muhammad. »[2] Si donc les premiers exégètes, notamment mutazilites, débâtirent de l’interprétation de S2.V102, par la suite toute forme de résistance intellectuelle fut écrasée sous la masse du Hadîth qui tout en condamnant la magie/sir admet sa réalité, un exemple : « Évitez les sept péchés capitaux : 1- Associer quoi que ce soit à Dieu. 2- Pratiquer la magie, etc. »[3] L’on alla encore plus loin lorsque l’on fit dire à Aïsha[4] que le Prophète lui-même avait été ensorcelé par un juif nommé Labîd Ibn al–A‘ṣam et se délivra du sortilège[5] en récitant les sourates S113 et S114 ; en quelque sorte un imparable contre-argument d’autorité ! En conséquence de quoi, la tentative de rationalisation proposée par le Coran en S2.V102 fut définitivement enterrée et la croyance en la magie fortement ancrée dans l’imaginaire musulman.

 

• Que dit le Coran

Voici donc la traduction littérale du verset référent, nous en justifierons étape par étape les différences formelles : « Et ils suivirent ce que racontent les diables quant au règne de Salomon. Salomon ne fut point un dénégateur, mais ce furent les démons qui renièrent. Ils enseignent aux gens la sorcellerie et ce qui aurait été révélé aux deux anges à Babylone, Hârût et Mârût, lesquels n’auraient rien enseigné à personne sans dire : « Nous ne sommes qu’une tentation ! Ne sois donc point dénégateur ! » Ils n’ont donc appris de ces deux-là que ce par quoi ils séparent l’homme de son épouse ! Mais, ils ne sauraient nuire avec ceci à quiconque sans l’autorisation de Dieu ! Ils apprennent ce qui leur est nuisible et ne leur profite point, alors qu’ils savent que celui qui fait cet échange n’a en l’Au-delà aucune part. Combien est mauvais ce contre quoi ils vendent leurs âmes ! Ah ! S’ils avaient pu savoir ! », S2.V102.[6]

1– En premier lieu, précisons que, contrairement à ce que l’Islam soutient, pour le Coran interdire une chose n’est pas nécessairement en reconnaître l’existence.  En ce verset, nous verrons que magie et sorcellerie ne correspondent pas pour le Coran à des réalités, mais à une illusion, une lecture erronée du Monde. Or, c’est effectivement à partir de la surinterprétation de ce verset qu’est construit en la matière tout l’univers mental des musulmans et, exégétiquement, c’est de cette lecture orientée que dépend l’interprétation d’autres passages coraniques mis aussi en lien avec ce sujet.

2– D’un point de vue contextuel, le déni de foi récurrent de certains juifs et de leurs pratiques païennes persistantes évoqués au v101 va permettre au Coran d’intégrer une réflexion critique sur la sorcellerie et la magie. Ce contexte est historiquement bien antérieur à la Révélation du Coran et ceci explique que pour « et ils suivirent » le sujet ne soit pas précisé puisqu’il s’agit toujours de ces factions, descendants des Fils d’Israël, réfractaires au monothéisme et/ou aux cultes mêlés de paganisme précédemment mentionnés. La réflexion coranique ne concerne donc pas directement des contemporains de la Révélation, mais, au travers de la critique de faits lointains à caractère mytho-historiques, elle vise à sensibiliser son auditoire à une antique problématique : les pratiques magiques et leur incompatibilité avec la croyance en l’unicité de Dieu et le fait que seule Sa Toute-puissance est à même de dépasser les limites du réel imparties à l’Homme.

3– D’un point de vue rationnel, le Coran réfute la validité de la magie lorsqu’il ravale les grands magiciens de Pharaon, archétype des sorciers, au simple rang d’illusionnistes, de charlatans. En effet, de leurs pratiques le Coran dit ceci : « et voilà qu’il lui sembla/yukhayyalu ilayhi [à Moïse] que leurs cordes et leurs bâtons de par leur magie/sir se mouvaient », S20.V66.[7] En ce verset, il est précisément dit que Moïse s’imagina/yukhayyalu que bâtons et cordes s’animaient sous l’effet de la magie des sorciers/as–sâirûn convoqués par Pharaon, ce qui indique qu’il était dans l’erreur et qu’il ne s’agissait là que d’un tour d’illusionnistes. Cette illusion frappa aussi les spectateurs de ce défi : « …ils illusionnèrent/saḥarû les yeux des gens et les effrayèrent… »[8] La comparaison de ces deux versets montre que le Coran donne pour synonymes khiyâl/imagination et saḥr/magie puisque yukhayyalû ilayhi/ils le firent s’imaginer est égal à saḥarû[9] a‘yûna–n-nâs/ils illusionnèrent, mystifièrent, trompèrent « les yeux des gens ». Enfin, lorsque Dieu eut dévoilé la supercherie des magiciens de Pharaon, il fut dit : « Ainsi, la vérité apparut[10] et vain fut[11] ce qu’ils œuvrèrent ».[12] La magie comme la sorcellerie ne sont donc pour le Coran que des illusions et des tromperies : « ce que fabriquent les magiciens n’est que ruse ».[13]  Nous aurons ainsi mis en évidence la clef de lecture, le paradigme rationnel coranique, qui va nous permettre à présent de comprendre notre verset référent, S2.V102, pour lequel on ne peut supposer conséquemment que le Coran y reconnaisse l’existence réelle de la magie. Ce v102 ne pourra donc rapporter des faits réels, mais seulement condamner ce type de superstitions, la sorcellerie n’existe que parce que les gens y croient, elle n’existe que dans la croyance des gens.

4– Comme nous allons donc le vérifier, le Coran rejette l’authenticité de telles opinions et croyances, et notre traduction strictement littérale du v102 en rend compte. Il est ainsi dit que les juifs impies mentionnés au verset précédent « suivirent » à leur époque ce qu’encore « racontent les diables ». Le verbe « raconter/talâ »[14] est au présent et non pas au passé comme l’est le verbe suivre/ittaba‘a », ceci indique que les « diables » en question sont contemporains de la Révélation. Il ne s’agit donc pas de propos qu’auraient tenu les shayâṭîn du temps de Salomon, mais de ce que « racontent » encore tous ceux qui du temps du Coran comme de nos jours prétendent être sorciers ou magiciens et que colportent de  même ceux qui croient à leurs dires. Nous avons traduit présentement le pluriel shayâṭîn par « diables », car le terme arabe qualifie ici métaphoriquement des êtres humains mauvais et menteurs, des êtres dits pour cela diaboliques.[15] Ces individus malsains « racontent » des légendes au sujet du « règne de Salamon » et la réfutation coranique : « Salomon ne fut point un dénégateur » indique que ces propos calomnieux ne sont que fictions et affabulations tissées autour d’une allégation biblique connue : Salomon aurait adoré des divinités païennes en l’honneur de ses épouses non-juives.[16] Le Coran rejette en bloc l’accusation : « Salomon ne fut point un dénégateur » et il rappelle alors que l’origine des pouvoirs supposés de Salomon ne devait rien à la sorcellerie, mais dépendait de la Toute-puissance de Dieu qui lui avait assujetti des djinns dont certains s’écartèrent de l’obéissance à Dieu : « …parmi les djinns certains œuvraient pour lui [Salomon] sous l’autorité de Son Seigneur et celui d’entre eux qui s’écartait de Notre ordre, Nous lui faisions goûter un tourment du Brasier. »[17] C’est de ces djinns réfractaires à Salomon qu’il est donc dit : « mais ce furent les démons qui renièrent ».[18] Ainsi, ces shayâṭîn/démons ne sont-ils pas à confondre avec les êtres humains démoniaques dits « diables » précédemment mentionnés, mais correspondent à des entités rebelles du monde invisible, distinguo que signale ici notre traduction de shayâṭîn par « démons ». En affirmant que « Salomon ne fut point un dénégateur », le Coran déconstruit la croyance en la magie, car cela revient à dire que Salomon ne fut ni un sorcier ni le roi des magiciens, son seul pouvoir était celui de Dieu. S’effondre ainsi les croyances païennes mésopotamiennes et kabbalistiques tout comme le Coran avait démystifié préalablement les supercheries des magiciens de Pharaon. Il nous est donné par la Révélation de croire à ce que des prophètes comme Salomon aient pu accomplir d’étranges prodiges, mais il ne s’agit alors que d’un statut prophétique particulier attribué directement par Dieu, il en est de même des miracles. Cependant, répétons-le, rien en cela ne constitue une reconnaissance de fait de la magie en tant que principe ou science que les hommes pourraient s’arroger.

5– Aussi, selon la logique de démenti de ce verset, ce sont ceux qui parmi les hommes[19] ont comme fonds de commerce ces mensonges qui « enseignent aux gens la sorcellerie[20] » et non pas les démons ou djinns qui, par ailleurs, et le Coran l’atteste, ne communiquent pas avec le genre humain : « Dis [ô Muhammad] : Il m’a été inspiré [par Dieu] qu’un groupe de djinns écouta attentivement puis dirent : Nous avons entendu une récitation étonnante. »[21] Ce verset précise explicitement que le Prophète lui-même ne fut pas à même de percevoir les djinns qui l’écoutaient et que la présence des djinns ne lui fut signalée que par voie d’inspiration. Ceci confirme que le monde des humains et celui de ces créatures ne sont pas interpénétrables. Ainsi, ces diables d’hommes professent donc prétendument la sorcellerie et, à cette fin ils « enseignent » des légendes relatives à « ce qui aurait été révélé aux deux Anges à Babylone, Hârût et Mârût ». Notre recours au conditionnel en « ce qui aurait été révélé », temps compatible avec le mode utilisé pour le verbe anzala/révéler en ce segment, marque qu’il ne s’agit pas d’une affirmation ou d’une confirmation coranique,[22] mais des propos tenus par ces charlatans qui se flattent de détenir des secrets magiques en quelque sorte importés du Ciel puisque soit disant révélés à des Anges. Accessoirement, les noms de ces deux anges : « Hârût et Mârût » ont suscité bien des débats.[23]  Par cette citation, le Coran atteste donc seulement de la prééminence dans les croyances populaires de la région de la mention de ces deux Anges et de Babylone comme foyer originel de la magie, il ne valide pas pour autant ces faits traditionnels et les réfute.

6– Puis, il est indiqué que ces pseudo magiciens confèrent une grande valeur à leurs services en mettant en garde contre les conséquences des connaissances ésotériques que les deux Anges leur auraient transmises, car ils « n’auraient rien enseigné à personne sans dire : Nous ne sommes qu’une tentation ! » Le procédé est classique, l’initié a nécessairement triomphé de ce que le simple mortel ne peut approcher, il est en ce sens une autorité sûre à qui l’on peut faire recours. Ainsi, l’interjection : « ne sois donc point dénégateur ! » relève-t-elle du même procédé et signifie-t-elle par antithèse que l’on ne vend son âme que pour un secret inestimable, secret que seuls ces “maîtres” sont censés détenir.[24] Le Coran va alors démystifier les agissements de ces imposteurs en indiquant que bien qu’ils prétendent connaître les arcanes magiques des Anges déchus et de Babylone, ils n’auraient en réalité « appris de ces deux-là que ce par quoi ils séparent l’homme de son épouse ! »[25] Quelle piètre magie que celle-là ! La critique est sarcastique : quoi de plus banal que la séparation ou les conflits au sein d’un couple, fallait-il pour cela invoquer les pouvoirs de mystérieuses forces occultes ! Cette incise coranique rappelle aussi que c’est sans doute pour ce type de problèmes que les gens font le plus fréquemment appel aux ensorceleurs ou aux désenvoûteurs ! Pour autant, ces envoûteurs et ceux qui recourent à leurs artifices sont sans pouvoir réel et « ils ne sauraient nuire avec ceci à quiconque sans que ce ne soit sans l’autorisation de Dieu ! », autrement dit : il n’y a de pouvoir et de force qu’en Dieu et seul Lui pourrait intervenir, mais il ne le fait point, car comment concevoir que Dieu voudrait nuire à Sa créature, en l’occurrence, briser les couples ! Par contre, en pratiquant la sorcellerie, alors même que celle-ci est absolument vide de sens et d’effet, ces hommes « apprennent ce qui leur est nuisible et ne leur profite point ».[26] Toutefois, le Coran précise qu’il n’accorde pas le bénéfice de l’ignorance à ceux qui prétendent à la magie ou à la sorcellerie, car « ils savent que celui qui fait cet échange n’a en l’Au-delà aucune part ». La conclusion est claire : « combien est mauvais ce contre quoi ils vendent leurs âmes ». Il s’agit bien d’un marché de dupe que l’avidité de l’âme suggère : « Ah ! S’ils avaient pu savoir », v103.[27] Il convient pour les croyants de ne pas y céder !  « Eussent-ils pu croire et être pieux » et ne pas dévier de la foi pour rechercher vainement du pouvoir ici-bas alors que « la récompense auprès de Dieu est bien meilleure ! Ah ! S’ils avaient pu savoir ! »[28]

7– Au final, le sens littéral de ce verset-clef peut être restitué de la manière suivante : « Et ils [certains descendants des Fils d’Israël à l’époque du judaïsme primitif] suivirent ce que racontent [encore à l’époque de la révélation du Coran] les diables [c.-à-d. des hommes qualifiés de “diaboliques” car se prétendant sorciers] quant au règne de Salomon [accusé par eux d’avoir pratiqué la magie noire]. [la vérité est que] Salomon ne fut point un dénégateur, mais [que] ce furent les démons [les entités du monde des djinns] qui renièrent [l’assujettissement à Salomon que leur avait imposé Dieu]. Ils [ceux-là mêmes qui se prétendent magiciens ou sorciers] enseignent aux gens [qui par superstition les croient] la sorcellerie [qu’ils affirment pratiquer] et ce qui aurait été révélé [en fait seulement des légendes relatives] aux deux anges à Babylone, Hârût et Mârût [qui selon ses croyances auraient enseigné à Babylone les arcanes de la sorcellerie], lesquels [ deux Anges, selon les dires de ces faux maîtres en sorcellerie] n’auraient rien enseigné [de ces secrets] à personne [ceux qui veulent être initiés à ces pratiques] sans [leur] dire : « Nous ne sommes qu’une tentation ! Ne sois donc point dénégateur [mise en garde rhétorique destinée à donner de l’importance aux enseignements fictivement initiatiques de ces charlatans] ! » Ils [tous ceux qui prétendent avoir été initiés selon cette chaîne traditionnelle] n’ont donc appris de ces deux-là [rien d’autre] que ce par quoi ils séparent l’homme de son épouse [exemple ironiquement donné pour montrer que leur magie est sans portée réelle puisqu’il n’est rien de plus rationnellement explicable que les problèmes de couple] ! Mais, ils ne sauraient nuire avec ceci [pas besoin de magie pour que les couples se séparent] à quiconque sans l’autorisation de Dieu [autorisation que Dieu n’a ni à donner ni à refuser puisqu’Il ne nuit pas à Sa créature et que ledit mal vient uniquement de nos comportements] ! Ils apprennent ce qui leur est nuisible [puisque reposant sur des fausses croyances païennes et la négation de la Toute-puissance divine] et ne leur profite point, alors qu’ils savent que celui qui fait cet échange [la vérité contre le mensonge] n’a en l’Au-delà aucune part [car prétendre posséder une parcelle du pouvoir de Dieu est acte de déni/kufr interdisant l’accès au Paradis]. Combien est mauvais ce contre quoi ils vendent leurs âmes [à leurs propres passions] ! Ah ! S’ils avaient pu savoir ! [102] »

 

Conclusion

L’ analyse littérale du verset-clef S2.V102 et de ses complémentaires aura montré que ces versets censés valider l’existence de la magie et de la sorcellerie selon le Coran soutiennent une position contraire. L’approche coranique est strictement rationnelle : toute forme de magie, sorcellerie, envoûtement n’est qu’une illusion, une interprétation erronée de la réalité, une croyance archaïque sans réalité aucune. De la part de ses pratiquants, il ne s’agit que de mensonges, illusions, mystifications, exploitant la crédulité de ceux qui ne parviennent pas à comprendre de manière rationnelle ce qui les entoure et leur advient. Coraniquement et rationnellement, les pratiques magiques, prétendant toutes mobiliser des forces occultes, sont tout simplement impossibles puisque la Réalité créée tout entière obéit à des règles intangibles qui, pour le croyant, ont été instituées par Dieu et sont exactement identiques à celle que la raison peut connaître, et rien de ce qui relève de Ses prérogatives ne peut Lui être pris.

Ainsi, lorsque le Coran évoque le fait que des hommes « enseignent la sorcellerie » il ne légitime en rien la véridicité de ces pratiques et, à l’inverse, ces citations ont pour mission de dénoncer la magie et la sorcellerie comme étant dénuées de toute réalité et validité. Par le récit principal de la légende deux Anges babyloniens est donc condamnée l’idée même que des hommes pourraient d’une quelconque manière influencer sur le cours des évènements dont la cause comme la finalité ne relèvent que de la Toute-puissance de Dieu. Les prétentions de ceux qui pratiquent la magie comme de ceux qui les croient sont ravalées au rang d’illusion, de plus elles sont assimilées à de l’incroyance. Il n’y a donc en ce verset, comme en d’autres, aucune caution divine de la magie, pas plus qu’il n’est énoncé que des « Anges » ou des « démons » l’aient enseignée, seuls les hommes poussés par leurs penchants et leur ignorance des réalités et de la véritable Réalité se perdent en conjectures et vaines croyances.[29]

De même, le Coran établit un parallèle entre Pharaon en tant qu’archétype du despotisme humain et les Magiciens, toujours au pluriel dans le texte, en tant qu’archétypes d’un autre pouvoir tyrannique : la magie. Il rejette ainsi la recherche du pouvoir par tous les asservisseurs, quels que soient les moyens auxquels ils recourent, car le seul Pouvoir est celui de la Toute-puissance de Dieu et aucune créature créée par Lui ne peut en posséder la moindre parcelle. C’est au nom de la foi et de l’exercice de la raison que le Coran appelle donc au monothéisme pur. À contrario, cela signifie que croire à la réalité des pratiques magiques est un acte relevant d’une forme déguisée de polythéisme. C’est du reste en cette perspective de déconstruction rationnelle coranique et monothéiste que s’entendent les deux fameuses sourates S113 et S114 dites al–mu‘awwidhatayn ou sourates talismaniques qui, loin de fournir des matériaux de protection contre la sorcellerie et l’envoûtement, ont comme message que le croyant doit abandonner ces/ses superstitions au profit unique de la foi en la Toute-puissance divine et de l’exercice de la raison afin de comprendre rationnellement la réalité.

Dr al Ajamî

[1] Signalons que le verset suivant a été cité afin de justifier cette pratique magique du Coran, nous en donnons la traduction standard : « Nous faisons descendre du Coran, ce qui est une guérison et une miséricorde pour les croyants. Cependant, cela ne fait qu’accroître la perdition des injustes. », S17.V82. Bien évidemment, compris selon le paradigme coranique rejetant rationnellement toute efficience des pratiques incantatoires de désenvoûtement/roqya, ce verset a une tout autre signification. Sans même avoir à en réaliser l’analyse littérale, il apparaît évident que le Coran est ici qualifié de « guérison et miséricorde » pour le cœur et l’esprit des croyants, c’est-à-dire par la Guidée dont il se revendique comme l’indique le segment « cela ne fait qu’accroître la perdition des injustes », segment indiquant que ceux qui refusent que Muhammad puisse avoir reçu la Révélation de par leur déni même de sa prophétie s’enfoncent en la perdition de leur propre déni.

[2] Hadîth rapporté par Ibn Ḥanbal.

[3] Hadîth rapporté par al Bukhârî et Muslim.

[4] Rapporté par al Bukhârî.

[5] Il est à noter qu’en ce hadîth il est dit que ce sont deux Anges qui sont apparus au Prophète et qui lui auraient indiqué le lieu où le sortilège avait été enterré et lui auraient intimé de réciter S113 et S114 afin de se désenvoûter. Il semble évident que l’intervention de ces « deux Anges » a été directement inspirée au rédacteur de cette histoire par la mention coranique des « deux Anges » déchus Hârût et Mârût !

[6] S2.V102 :

وَاتَّبَعُوا مَا تَتْلُو الشَّيَاطِينُ عَلَى مُلْكِ سُلَيْمَانَ وَمَا كَفَرَ سُلَيْمَانُ وَلَكِنَّ الشَّيَاطِينَ كَفَرُوا يُعَلِّمُونَ النَّاسَ السِّحْرَ وَمَا أُنْزِلَ عَلَى الْمَلَكَيْنِ بِبَابِلَ هَارُوتَ وَمَارُوتَ وَمَا يُعَلِّمَانِ مِنْ أَحَدٍ حَتَّى يَقُولَا إِنَّمَا نَحْنُ فِتْنَةٌ فَلَا تَكْفُرْ فَيَتَعَلَّمُونَ مِنْهُمَا مَا يُفَرِّقُونَ بِهِ بَيْنَ الْمَرْءِ وَزَوْجِهِ وَمَا هُمْ بِضَارِّينَ بِهِ مِنْ أَحَدٍ إِلَّا بِإِذْنِ اللَّهِ وَيَتَعَلَّمُونَ مَا يَضُرُّهُمْ وَلَا يَنْفَعُهُمْ وَلَقَدْ عَلِمُوا لَمَنِ اشْتَرَاهُ مَا لَهُ فِي الْآَخِرَةِ مِنْ خَلَاقٍ وَلَبِئْسَ مَا شَرَوْا بِهِ أَنْفُسَهُمْ لَوْ كَانُوا يَعْلَمُونَ

[7] S20.V66 : « قَالَ بَلْ أَلْقُوا فَإِذَا حِبَالُهُمْ وَعِصِيُّهُمْ يُخَيَّلُ إِلَيْهِ مِنْ سِحْرِهِمْ أَنَّهَا تَسْعَى »

[8] S7.V116 : « قَالَ أَلْقُوا فَلَمَّا أَلْقَوْا سَحَرُوا أَعْيُنَ النَّاسِ وَاسْتَرْهَبُوهُمْ وَجَاءُوا بِسِحْرٍ عَظِيمٍ »

[9] Le verbe saḥara, d’où dérive le terme siḥr/magie, sorcellerie, signifie tromper, être maintenu au loin, mais aussi fasciner, ensorceler. Si le Coran utilise comme support un langage humain, il en dépasse souvent l’usage en le transcendant, et nous relèverons ici l’intéressant rapport entre le fait de tromper, d’éloigner et l’illusion de la magie. Quoi qu’il en soit, au vu des versets cités il est évident que le verbe saḥara doit être traduit étymologiquement par illusionner, c’est-à-dire tromper, et non pas par ensorceler. L’on n’ensorcelle pas le regard d’une nombreuse assemblée, mais on peut la tromper par des artifices destinés à l’illusionner.

[10] En la locution waqa‘a–l–ḥaqq, le verbe waqa‘a signifie tomber à sa place et le terme ḥaqq désigne aussi bien la vérité que la réalité. Cette locution revêt donc ici deux sens : rétablir la vérité et restituer la réalité, l’intervention divine rétablit donc l’apparence du réel en écartant l’illusion, le faux, al–bâṭil.

[11] Le verbe employé en ce verset est baṭala : être vain, n’être rien, d’où ṭil : vide de sens, de valeur, mensonge, faux. Du reste, magiciens et sorciers sont en arabe ainsi fort justement nommés baṭalat. Signalons que les traductions du type « et l’erreur disparue » sont approximatives, le texte coranique est ici plus précis, car ce qui n’a jamais existé n’a pas à disparaître.

[12] S7.V118 : « فَوَقَعَ الْحَقُّ وَبَطَلَ مَا كَانُوا يَعْمَلُونَ »

[13] S20.V69 : « وَأَلْقِ مَا فِي يَمِينِكَ تَلْقَفْ مَا صَنَعُوا إِنَّمَا صَنَعُوا كَيْدُ سَاحِرٍ وَلَا يُفْلِحُ السَّاحِرُ حَيْثُ أَتَى »

[14] Le verbe talâ n’a que trois significations coraniques : suivre, réciter, lire. Ce n’est que postérieurement au Coran qu’il prendra aussi le sens de psalmodier. Pour l’analyse de ce verbe, voir : S2.V120-121.

[15] Cf. S2.V14 et S6.V112.

[16] Cf. : Ier Livre des Rois, Chap. XI, vs1-13.

[17] S34.V12 :

 وَلِسُلَيْمَانَ الرِّيحَ غُدُوُّهَا شَهْرٌ وَرَوَاحُهَا شَهْرٌ وَأَسَلْنَا لَهُ عَيْنَ الْقِطْرِ وَمِنَ الْجِنِّ مَنْ يَعْمَلُ بَيْنَ يَدَيْهِ بِإِذْنِ رَبِّهِ وَمَنْ يَزِغْ مِنْهُمْ عَنْ أَمْرِنَا نُذِقْهُ مِنْ عَذَابِ السَّعِيرِ

[18] En fonction de S34.V12 supra le verbe kafara en notre v102 s’entend comme signifiant « renier » et non pas dénier ou comme on peut le lire fréquemment : mécroire.

[19] C’est-à-dire ceux qui parmi les hommes se prétendent magiciens ou sorciers. En cet énoncé, le pronom personnel « ils » peut théoriquement représenter deux sujets : les « démons » ou ces hommes-là. Cependant, selon les règles de construction syntaxique et grammaticale il s’agit en ce cas de ces hommes se prétendant magiciens ou sorciers.

[20] Le mot siḥr est polysémique : magie, enchantement, envoûtement, sorcellerie, etc. Dans le contexte, le sens de « sorcellerie » est préférable, puisqu’il va être évoqué par la suite ce qui relèverait de la magie dite noire ou sorcellerie. Traduire en ce verset siḥr par « magie » laisserait à penser, comme la lecture irrationnelle le propose classiquement, qu’il pourrait exister une contre-magie dite magie blanche.

[21] S72.V1 : « قُلْ أُوحِيَ إِلَيَّ أَنَّهُ اسْتَمَعَ نَفَرٌ مِنَ الْجِنِّ فَقَالُوا إِنَّا سَمِعْنَا قُرْآَنًا عَجَبًا »

[22] Au chapitre Que dit l’Islam nous avons rappelé que bien des premiers exégètes ne pouvaient théologiquement admettre que Dieu aurait par l’intermédiaire des deux Anges déchus enseigné aux hommes la magie noire. Ce positionnement logique a entraîné plusieurs lectures originales, nous citerons les principales. La première relie « les deux anges » à « Gabriel et Michel » tous deux cités au v98 et considère que la locution wa mâ unzila est une négation, soit : « et il n’a pas été/mâ révélé aux deux anges [sous-entendu Gabriel et Michel] ». En ce cas, Hârût et Mârût apparaissent alors comme de simples personnes humaines pratiquant à leur propre initiative la sorcellerie. La deuxième lit aussi l’énoncé en négation, mais l’applique à Hârût et Mârût pris pour des Anges : « et il n’a pas été/mâ révélé aux deux anges Hârût et Mârût ». La troisième lecture précise la seconde, car il a été répertorié marginalement une variante de récitation/qirâ’a selon laquelle le duel malakayn/deux anges est lu malikayn/deux rois, soit : « et ce qui a été révélé aux deux rois Hârût et Mârût à Babylone ».

[23] Du point de vue rationnel, la mention coranique indique que l’histoire des deux anges Hârût et Mârût était connue des Arabes au temps de la Révélation et faisait partie des légendes relatives à leurs croyances en la magie et la sorcellerie. Ces deux noms sont manifestement d’origine araméenne, ce qui établit le lien entre les traditions juives et Babylone. Au demeurant, en hébreu comme en arabe, les formes harât et marât signifient respectivement : gémissements et amertumes. La critique orientaliste y voit là le couple Haurvatât et Ameretât appartenant à la mythologie des Gathas. Ce couple serait lui-même issu d’une légende akkadienne adaptée par le zoroastrisme. Les transferts légendaires populaires sont coutumiers du recyclage de matériaux qui constituent ainsi un fonds commun multiforme et souvent antithétique.

[24] Il est donc difficile, comme le fit l’Exégèse, de retenir la locution « ne sois donc pas dénégateur ! » comme preuve coranique du statut de mécréant des sorciers et autres magiciens. C’est le Hadîth qui fournira à ce dossier théologico-canonique les éléments d’accusation, ce sont bien les hommes qui dressent les bûchers de l’inquisition, et non pas Dieu.

[25] Certains orientalistes ont affirmé que le terme zawj n’était jamais employé dans le Coran pour désigner les épouses terrestres, mais uniquement les épouses célestes. En fonction de quoi il faudrait donc comprendre ici zawj par alter ego, semblable et bâbil ne serait alors point Babylone, mais Babel, et ceci ferait allusion à la confusion des langues ayant eu comme conséquence que l’homme fut ainsi séparé de son semblable ! Pour couper court à ces pures spéculations, nous indiquerons seulement que, contrairement à ce que suppose le postulat de ces élucubrations, le terme zawj qualifie explicitement dans le Coran les épouses terrestres, cf. S4.V20 ; S21.V90.

[26] La remarque coranique vise en premier lieu ceux qui pratiquent la magie, ce n’est qu’indirectement qu’elle condamne l’ignorance de ceux qui ont recours à leurs services.

[27] Nous l’avons signalé, tout ce passage coranique s’entend au présent, la conclusion retrouve quant à elle un mode passé, mode employé dans le Coran pour donner une dimension générale et permanente aux propos.

[28] C’est donc bien uniquement en la perspective des Fins dernières que le Coran juge l’exercice de la sorcellerie, ce qui en soi réfute l’idée que la Révélation aurait condamné à la peine de mort les sorciers et autres égarés en l’illusion.

[29]  Il nous faut logiquement comprendre que lorsqu’il est mentionné que « des hommes enseignent la magie » cela ne signifie nullement que ladite magie ait une quelconque réalité. Le fait que des gens croient aux extra-terrestres ou à d’autres phénomènes surnaturels ne prouve en rien que les objets de ces croyances existent.