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Le mal : l’Homme, le Diable ou les Djinns ?

Nous avons montré que les quatre sourates[1] débutant par l’impératif « dis/qul » ont été révélées très précocement et de manière groupée à la Mecque et qu’elles avaient comme point commun la réfutation du polythéisme par l’argument monothéiste. Concernant les sourates S113 et S114, c’est plus particulièrement la croyance en des forces occultes agissantes qui est rejetée du fait même que cela s’oppose à la foi en un Dieu unique seul détenteur du pouvoir de par Sa Toute-puissance. Par ailleurs, cette position coranique résulte de la condamnation de la Sorcellerie et la Magie en S2.V102, verset-clef pour lequel nous avons démontré que le Coran déniait toute existence réelle, et donc toute validité, à ces pratiques païennes simplement ramenées à ce qu’elles sont vraiment : des superstitions archaïques sans fondement aucun. Tout particulièrement, S113 déconstruit trois de ces croyances qui hantaient l’imaginaire des polythéistes arabes, croyances quasi universelles : la possession, v3, l’envoûtement, v4, le mauvais œil, v5. Selon la même logique de déconstruction, la S114 revient sur les causes profondes du « mal qui est commis », non pas par Dieu mais par les hommes, nous avons analysé cette causalité en S113.V2.[2]

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Sourate 114 ; an–nâs : les Êtres 

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Tout Miséricorde

Dis : « Je me réfugie auprès du Seigneur des Êtres, [1]

Souverain des Êtres, [2]

Dieu des Êtres [3]

Contre le mal du susurrement discret [4]

Qui suggère dans le cœur des Êtres, [5]

Que ce soit celui des djinns ou des hommes. » [6]

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– vs1-3 : « Dis : Je me réfugie auprès du Seigneur des Êtres, [1] Souverain des Êtres, [2] Dieu des Êtres [3] ». Comme en S113, la formule « je me réfugie auprès du » indique que le croyant monothéiste doit fuir, c’est-à-dire récuser, les croyances et les superstitions issues d’une lecture magico-magique du Monde propre à l’irrationalité dont le polythéisme représente un des systèmes de pensée. C’est en cela que le croyant monothéiste se « réfugie auprès » de son « Seigneur » pour rendre à Dieu ce qui Lui appartient : l’autorité et le pouvoir sur Sa création à l’exclusive de toutes autres créatures. Inversement, cela signifie donc que toute croyance autre est une forme de polythéisme. Si en S113 il est dit : « Je me réfugie auprès du Seigneur de l’Aurore », l’Aurore symbolisant la lumière de la foi monothéiste face aux ténèbres des croyances en la sorcellerie et la magie, l’on note à présent que par « Seigneur des Êtres, Souverain des Êtres, Dieu des Êtres » le propos coranique revêt nécessairement une dimension universelle et théologique et ceci a une conséquence directe sur la compréhension de ce qui est qualifié de « susurrement » : al–waswâs. Le Dieu unique en lequel le monothéiste croit est le seul représentant réel des systèmes de croyances, Il est seul « Dieu » et toutes les divinités sont des illusions, Il est seul « Souverain » et tout pouvoir des hommes n’est que prétention, Il est seul « Seigneur » et notre foi est toute à son adoration. Cette triple définition représente le seul Dieu et le seul César, le seul Seigneur et Maître Tout-puissant sur Sa création.

Ainsi, ce rappel théologique universel explique-t-il que le terme nâs soit régulièrement ici rendu par hommes en tant que signifiant l’Humanité. Cependant, le Coran enseigne que le rapport de seigneurialité ne concerne pas que la créature humaine, mais aussi les créatures nommées djinns. Ceci, comme nous le verrons, est directement confirmé au v6 : « que ce soit celui [le cœur] des djinns ou des hommes » mais est régulièrement rappelé par le Coran. Citons : « Je n’ai créé le Djinn et l’Homme qu’afin qu’ils puissent m’adorer »[3] ; « mais quel bienfait de votre Seigneur nierez-vous donc, vous deux [hommes et djinns] »[4] ; « il en est parmi nous [les djinns] qui sont les muslimûn et d’autres qui sont les déviants/al–qâsiṭûnMais qui abandonne son être à Dieu/aslama ; ceux-là suivent librement une bonne direction. »[5] Ceci explique que nous ayons rendu le collectif an–nâs par « Êtres », ce terme représentant et les hommes et les djinns, c’est-à-dire les deux créatures de Dieu qui selon le Coran ont la même mission ici-bas : croire ou mécroire, agir en bien ou en mal et qui seront donc jugées au Jour dernier. Plus juste encore, aurait-il fallu que nous restituions le collectif an-nâs par : les êtres doués de raison, locution que nous avons réduite par le recours à la majuscule : « Êtres ». Nous retiendrons que le Coran adresse ici son message tant aux hommes qu’aux djinns et qu’il ne mentionne donc pas ces derniers en opposition, c’est-à-dire en tant que susurrant aux hommes le mal qu’ils accomplissent.

– v4 : « contre le mal du susurrement discret ». Le terme-clef est ici al–waswâs qui déterminé par l’article est compris par l’Exégèse comme désignant une entité diversement rendue par « le mauvais conseilleur », « l’instigateur », « celui qui souffle le mal », « le Tentateur », « le Susurreur », « le Séducteur », etc., autant de synonymes censés qualifier le Shayṭân compris comme entité du mal et dont la fonction serait d’inspirer le mal aux hommes, action néfaste à laquelle ici participeraient selon le même processus ses affidés maléfiques : les djinns, croyance qui relève de l’animisme primitif. Ainsi, selon cette théologie, tout se passerait comme si l’Homme était naturellement bon et que le mal qu’il commet ne proviendrait que de l’action du Diable, le Shayṭân, sur l’âme humaine. Nous ne voyons là rien d’autre qu’une forme non avouée de dualisme infiltrée au sein même du monothéisme dont pourtant l’Islam se veut le champion… Or, nous avons montré que le Shaytân coranique était le Représentant de l’archétype Iblîs et non pas une entité physique réelle.[6] Selon le Coran, ce n’est point le Shayṭan qui est responsable du mal que les hommes commettent, mais bien l’Homme lui-même,[7]  car Dieu lui a ontologiquement conféré les trois caractéristiques suivantes : le langage, la raison, la conscience de soi.[8] Ainsi, l’Homme dispose du libre arbitre[9] et le dualisme entre le bien et le mal ne provient donc que de sa propre âme : « Par l’Âme et ce qui l’équilibra et lui inspira son impiété comme sa piété. Certes, a réussi qui la purifiera et, certes, a perdu qui en mésusera. »[10] En ces conditions, Shaytân symbolise les déviances propres à l’Homme cédant aux penchants négatifs de sa propre âme.

Ceci étant rappelé, la racine verbale waswasa est à l’origine une onomatopée évoquant le bruit émis par celui qui murmure, d’où le sens de susurrer en français.[11] Dans le Coran, ce verbe est effectivement employé à deux reprises pour évoquer le mécanisme par lequel le Shaytân va initier la raison critique en l’Archétype Adam/Elle.[12] Cependant, concernant l’Homme, nous en retrouvons l’usage au verset suivant : « Nous avons créé l’Homme et Nous savons ce qui lui susurre/waswasa sa propre âme ». Ce verset confirme ce que nous avons dit ci-dessus : ce n’est point le Shayṭân qui susurre le mal à l’âme de l’Homme, mais l’âme des hommes qui leur suggère le mal qu’ils commettent ou non selon qu’ils cèdent à leur propres passions, leurs mauvais penchants, c.-à-d. « son impiété… et, certes, a perdu qui en mésusera [de son âme en cédant à ses passions]. Ainsi, le waswâs relève-t-il d’un processus interne, le dialogue intérieur de l’âme, discret mais insistant. Ce terme ne désigne donc pas l’intervention extérieure d’une entité maléfique : le Shayṭân qui, pour le Coran, répétons-le, n’existe pas concrètement mais n’est que le symbole de notre versant négatif, le mal que nos âmes nous inspirent intimement. Ceci justifie que nous n’ayons pas rendu al–waswâs par un nom propre, mais par un substantif : le « susurrement », celui de l’âme, ce dialogue intérieur qualifié de « discret »[13] afin d’en souligner l’aspect insidieux le rendant plus difficile encore à détecter dans la lutte permanente que l’Homme doit mener contre lui-même pour s’élever vers le bien en s’éloignant de ses propres pulsions et passions.

-v5 : « qui suggère dans le cœur des Êtres ». Ce verset confirme ce que nous venons de mettre en lumière : le « susurrement » est celui de l’âme dont le siège métaphorique est le « le cœur » des « Êtres » pensants, leur fort intérieur, et non pas l’action d’une hypothétique entité extérieure qui aurait l’incompréhensible pouvoir maléfique que les croyances et les superstitions attribuent au Diable/ash–shayṭân ou autres djinns. Le terme ṣadr désigne le poitrail, la poitrine et, par extension, le « cœur », le tréfonds de l’être. Pour les Sémites, le « cœur » désigne l’âme en ce qu’elle représente le siège de la raison, ce qui contextuellement confirme notre analyse et indique que par an-nâs il faille bien entendre : les êtres doués de raison, les « Êtres » pensants, hommes et djinns. L’emploi du verbe waswasa/susurrer, suggérer, est ainsi destiné à évoquer le monologue intérieur de l’âme/cœur, ce « susurrement discret » lorsqu’il « suggère » et incite au « mal » et contre lequel cette ultime sourate enseigne aux « Êtres » croyants l’attitude requise : « Je me réfugie auprès du Seigneur des Êtres ». Ce n’est donc pas se réfugier en Dieu « contre le mal commis », S113.V2, mais contre le mal que nous sommes tous capables de commettre si nous cédons à nos passions et tentations. Se réfugier  « auprès du Seigneur des Êtres » est réellement chercher asile et assistance auprès de Dieu afin de puiser par notre foi les forces nous permettant de mener le jihâd intérieur contre nous-mêmes lorsque le « susurrement discret » de nos âmes « suggère » le mal, en pensée comme en acte.

-v6 : « que ce soit celui des djinns ou des hommes ». La traduction standard de ce verset illustre parfaitement l’interprétation erronée défendue par l’Exégèse de tendance animiste : « qu’il (le conseilleur) soit un djinn, ou un être humain ». D’une part, l’ajout entre parenthèses témoigne de ce que cette lecture est grammaticalement forcée et, d’autre part, le « conseilleur » serait ici le Diable/ash–shayṭân/al–waswâs ou les djinns » ou des « hommes » malfaisants eux-mêmes donc sous l’emprise des ces forces maléfiques. Est ici représenté un système dualiste rendant in fine le Diable seul responsable du mal commis. Or, du fait du dualisme latent ainsi généré, l’Exégèse s’est retrouvée dans l’obligation d’élaborer le dogme du Destin attribuant à Dieu le bien comme le mal afin que le Shaytân ne soit qu’un agent actif de la Volonté et la Toute-puissance divines. En ce cas, l’Homme est doublement déresponsabilisé puisque le mal qu’il commet ne serait dû qu’à l’action extérieure du Shayṭân ou de djinns et que l’Homme ne serait à son tour qu’un simple effecteur de ce que Dieu aurait prédestiné. Cependant, nous avons démontré en Destin et Libre arbitre que le dogme de la prédestination n’était pas coranique et, qu’au contraire, les hommes étant doués de raison disposaient de leur libre arbitre et qu’ils étaient donc pleinement responsables de leurs actes, bons ou mauvais. Ainsi, ce verset, lu et compris en fonction de cet essentiel paradigme coranique signifie-t-il que « le cœur » des « djinns ou des hommes » leur « suggère » le « mal » par un « susurrement discret ». Les « Êtres » mis en garde contre eux-mêmes en cette sourate sont donc les « djinns »[14] et les « hommes » qui, tous deux, en tant qu’êtres doués de raison sont libres de leurs agissements et seront en conséquence jugés équitablement au Jour Dernier.

Dr al Ajamî

[1] S109 ; S112, S113 ; S114.

[2] De manière générale la question de l’attribution du mal, ou théodicité, a été étudiée en Destin et Libre arbitre selon le Coran et en Islam.

[3] S51.V56. En ce verset, il est régulièrement et généralement traduit « les djinns et les hommes », mais djinn et ins sont des termes génériques, d’où notre « le Djinn et l’Homme ». Cette précision sémantique renforce l’idée d’un statut général, indépendamment du positionnement personnel de chaque créature.  Pour la traduction, sachant que Dieu n’a nul besoin d’être adoré : « Certes, Dieu se dispense des Mondes », S29.V6, c’est donc ici le statut ontologique de ces deux créatures de Dieu qui est indiqué et non leur condition asservie à une volonté de Dieu imposant qu’on L’adore.

[4] S55.V13. Pour l’explication, cf. Sourate 55 ; ar–raḥmân : le Tout-Miséricordieux.

[5] S72.V14, voir : Le terme islâm selon le Coran : l’Islam-relation. Pour l’anecdote, voir la traduction standard de ce verset !

[6] Cf. : 3– Adam et Elle/Ève, Iblîs et le Shaytân : raison et conscience selon le Coran et en Islam.

[7] Cf. : 4– La “Chute” d’Adam/Elle, l’Homme, Iblîs et le Shaytân selon le Coran et en Islam.

[8] Cf. 2– Adam et le langage selon le Coran et en Islam et 3– Adam et Elle/Ève, Iblîs et le Shaytân : raison et conscience selon le Coran et en Islam.

[9] Cf. : Destin et Libre arbitre selon le Coran et en Islam.

[10] S91.V7-8 : « وَنَفْسٍ وَمَا سَوَّاهَا (7) فَأَلْهَمَهَا فُجُورَهَا وَتَقْوَاهَا (8) قَدْ أَفْلَحَ مَنْ زَكَّاهَا (9) وَقَدْ خَابَ مَنْ دَسَّاهَا »

[11] Selon le même mécanisme, susurrer provient d’une onomatopée.

[12] S7.V20 et S20.V120. Pour la compréhension archétypale de ces versets, voir : 3– Adam et Elle/Ève, Iblîs et le Shaytân : raison et conscience selon le Coran et en Islam.

[13] Le terme arabe est khannâs, nom d’action de la racine khanasa : rester derrière, se cacher ainsi, signifie se soustraire, s’esquiver, être discret donc.

[14] Ce ne sont que les croyances populaires, mais aussi savantes, qui ont assimilé les djinns à des créatures occultes agissant sur les êtres humains. Néanmoins, selon le Coran, les djinns sont des « êtres » libres et pensants et donc soumis à la même épreuve que les hommes : croire et agir en bien et accéder ainsi au Paradis ou dénier la Foi et agir en mal et se condamner ainsi à l’Enfer, cf. par exemple S55.