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• S3.V96-97 : « En vérité, le premier temple qui fut institué pour les gens est celui du rassemblement/bakka, béni, guidée pour les hommes. [96] S’y trouvent des Signes évidents, en ce lieu où se tint Abraham et, quiconque y pénètre, est en sécurité. Aux gens, pour Dieu, incombe le pèlerinage au Temple, et ce, pour celui qui est en mesure de trouver vers lui un chemin. Et celui qui dénie… certes, Dieu Se suffit quant aux hommes. [97] »

– En ce verset, la mention Bakka là où l’on aurait pu attendre celle de Makka/La Mecque a agité le microcosme islamologique et excité ses franges les plus négationnistes. L’on affirme alors que La Mecque n’a jamais existé avant l’Islam et que la Kaaba devait se trouver en Syrie ou à Pétra, etc. Pour augmenter le trouble, les mêmes ajoutent régulièrement que le nom de la Mecque n’apparaît pas dans le Coran, ce qui est manifestement faux, cf. S48.V24 et V25, versets qui de plus relient expressément La Mecque au Temple/bayt de Dieu, voir aussi la mention de la Kaaba en S5.V95 et 97. Néanmoins, ces spéculations révisionnistes ont le mérite de poser la question : est-ce bien à l’emplacement de la Kaaba que fait allusion le segment « le premier temple qui fut institué pour les gens est celui qui est à Bakka » tel que compris par l’Exégèse ? L’historiographie musulmane a affirmé, mais sans preuve aucune, que Bakka était l’ancien nom de Makka où bien le nom du talweg où la Kaaba est érigée. L’islamologie voit en ce verset une référence au Psaume 89 : 5-7, mais son niveau de preuve est tout aussi faible. De fait, ce passage des Psaumes cite le Val des Larmes [en hébreu baka, bakâ signifiant aussi larmes en arabe] menant au Temple de Jérusalem. Or, en ces versets bibliques la mention d’une vallée de larmes n’est pas typologique, mais clairement métaphorique et, de plus, si l’on se fie à la Bible, ici source de ces islamologues, il ne s’agit là que de la dernière étape avant le pèlerinage juif au Temple de Jérusalem et non du lieu où celui-ci est bâti, c’est donc, de plus, ne pas tenir compte du segment : « celui qui est à “Bakka» qui indique pourtant selon la compréhension islamologique que ce verset traite du lieu où se trouve ce  « premier temple ».

– Une autre question est plus pertinente du point de vue littéral : pourquoi le Coran aurait-il étrangement employé le nom Bakka plutôt que celui de Makka que par ailleurs il utilise ? Or, nous avons démontré qu’en S2.V125 la première partie de ce verset désignait par le terme bayt le Temple de Jérusalem, alors que la seconde partie concernait la Kaaba. Contextuellement, ce verset s’inscrivait en une controverse avec les juifs médinois au sujet de la figure d’Abraham et, de même, notre v96 concerne les juifs médinois. Plus encore, S3.V97 et S2.V125 sont les deux seuls versets du Coran où apparaît la locution « lieu où se tint Abraham/maqâm ibrâhîm » et, de même pour « quiconque y pénètre, est en sécurité », v97 et « asile pour les gens », S2.V125. Similitude de contexte et de locutions suppose donc un thème commun ce qui renforce l’idée qu’il n’y aurait guère de sens à évoquer le pèlerinage à la Kaaba au sein d’une dialogique critique concernant les juifs médinois, car, contextuellement,  c’est bien de cela qu’il s’agit !  Nous en déduisons que la mention « le premier temple qui fut institué pour les gens », tout comme en S2.V125, concerne le Temple de Jérusalem.

– Nous sommes conscient que cela peut être perturbant, mais, selon notre approche littérale, il est plus gênant encore d’imposer une signification voulue par l’Islam à ce verset, et ce, contre toute logique de propos. Cela revient à imputer au Coran au minimum une incohérence de composition, comme si ce verset prétendument relatif au Pèlerinage à La Mecque était interpolé, interposé au cœur même d’un discours concernant uniquement les juifs ! Par contre, puisque c’est bien aux juifs que le Coran s’adresse présentement, rien d’étonnant à ce qu’il fasse allusion, critique au demeurant, à leur pèlerinage au Temple de Jérusalem.

– Nous pouvons donc à présent reconsidérer les termes de notre verset : « En vérité, le premier temple qui fut institué pour les gens est celui du rassemblement/bakka, béni, guidée pour les hommes.», S3.V96.

– Le syntagme « premier temple/bayt » désigne le Temple de Jérusalem qui est effectivement le premier temple monothéiste du judaïsme. Édifié dit-on par Salomon, il fut à l’intention de tous « les gens/an–nâs », c’est-à-dire tous les juifs qui à l’époque étaient dominants dans la région. S’agissant d’un temple monothéiste  –puisque ce temple est validé par Dieu au v97 : « aux gens, pour Dieu, incombe le pèlerinage au Temple » –  il n’y a donc pas à penser que le Coran désignerait ainsi le premier temple monothéiste de l’histoire de l’humanité. Selon l’interprétation musulmane, qui suit alors sa propre logique, puisque ce verset désigne de son point de vue la Kaaba elle a donc été élue d’office au titre de premier temple de l’humanité. Nombre de légendes ont alors été forgées faisant remonter sa construction à Adam, voire avant, et imaginant sa survivance jusqu’à l’époque d’Abraham. Littéralement, rien non plus n’indique là que ce « premier temple » corresponde à la naissance du monothéisme, mais  bien plutôt à l’adoption du monothéisme par le judaïsme tardif tant on sait combien les Fils d’Israël eurent des difficultés à évincer leur polythéisme résiduel. Du reste, si le Coran avait annoncé que la Kaaba était le premier Temple de Dieu bâti sur Terre, cela aurait été une erreur historique intenable. L’on sait effectivement que la Kaaba est une construction dont les angles sont orientés sur les quatre points cardinaux à la manière de très nombreux temples astrolâtres babyloniens. La Kaaba a donc été construite sur les fondations d’un de ces anciens temples comme l’indique la lecture croisée de S2.V127 et S22.V26.

 – Le syntagme « pour les gens » désigne en conséquence le peuple juif et n’a donc pas de portée universelle. C’est en fonction de cette donnée que le complément « guidée pour les hommes » se comprend comme concernant, là encore, uniquement le peuple juif.

– Nous l’avons dit, aucun temple en un lieu nommé Bakka n’est en réalité connu et celui de Jérusalem ne se trouve pas dans la vallée que l’on dénomme val de Baka. De même ce Temple n’est pas celui de La Mecque, mais de Jérusalem. En ces conditions,  le terme coranique bakka ne peut être pris comme un nom de lieu, mais grammaticalement en tant que complément. En effet, comme le soulignait Tabari, le mot bakkah/ بَكّة dérive en ce cas de la racine arabe bakka signifiant être serré, rassemblé en foule, et le terme bakka a pour sens : rassemblement. Aussi, la construction la-ladhî bi-bakka se référant au Temple/bayt se comprend-elle grammaticalement et sans difficulté comme signifiant « celui du rassemblement  », d’où notre traduction : « En vérité, le premier temple qui fut institué pour les gens est celui du rassemblement/bakka [c.-à-d. au Temple de Jérusalem] ». Cette notion de lieu de rassemblement se réfère peut-être à l’histoire de la construction du Temple de Jérusalem tel que nous la trouvons dans l’Ancien Testament : « Alors Salomon [quand il eut achevé le Temple] rassembla  à Jérusalem les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus […] Le roi Salomon et toute l’assemblée d’Israël convoquée auprès de lui se tenaient devant l’Arche. », Chronique IIe , Verset : 2-6. De manière strictement littérale par « celui du rassemblement » l’on comprend le rassemblement pluriannuel des juifs au Temple de Jérusalem. À titre de confirmation intratextuelle, nous noterons qu’en S2.V125 il est dit au sujet du Temple de Jérusalem qu’il est mathâbatan li-n–nâs, c’est-à-dire « endroit de rassemblement ».[1] L’idée de rassemblement est intrinsèque à la fondation et à l’existence du Temple de Jérusalem où il était d’obligation rituelle, mitzvah, que les chefs de toutes les tribus et familles juives se rassemblent dans le Temple lors des pèlerinages des trois principales fêtes du judaïsme : Pessa’h, Shavuot et Sukkot.[2]

– Une fois acquis qu’il est mentionné au v96 le Temple de Jérusalem et non celui de La Mecque, l’on pourrait toutefois opposer qu’au v97 il est mentionné la présence d’Abraham auprès de ce Temple : « en ce lieu où se tint Abraham » et qu’il est bien établi dans le Coran qu’Abraham se tint effectivement près de la Kaaba. Cependant, l’endroit auquel l’on fait là référence est celui qui est cité en S2.V125 : « et vous avez choisi le lieu où se tint Abraham comme oratoire ». Or, nous y avons montré qu’il s’agissait là aussi du Temple de Jérusalem et non de la Kaaba, cf. S2.V125. Par contre, selon la Bible, que visiblement le Coran utilise ici en intertextualité, l’on apprend que : « Salomon commença à bâtir la maison de Yahweh à Jérusalem sur le mont Moriah », mont qui selon Genèse XXII -2 est réputé être le lieu où Abraham s’apprêta à sacrifier son fils et donc « ce lieu où se tint Abraham ».

– S’agissant du Temple de Jérusalem, le segment « s’y trouvent des Signes évidents » se comprend à minima comme faisant allusion à l’Arche d’Alliance que Salomon déposa au Temple dans le Saint des Saints. L’on note que les versets coraniques relatifs à la Kaaba ne mentionnent pas, de manière alors rigoureuse, l’existence de signes particuliers, pas même l’enchâssement de la pierre noire, mais ceci est une autre histoire…

– Pareillement, le segment « et, quiconque y pénètre, est en sécurité » est contributif. Le verbe dakhala/pénétrer a ici comme complément le pronom masculin singulier « hu » correspondant au « y » en « y pénètre ». Grammaticalement, ce pronom n’est pas référé au mot bakka qui est féminin, mais à celui de bayt/temple. Ceci implique que l’on ne peut pas affirmer, comme le fait l’Exégèse, que bakka est le lieu en lequel est implantée la Kaaba, enclave sacrée où toute personne qui y pénètre bénéficie de l’immunité, car en ce cas le pronom requis aurait été au féminin : «  ». Le verbe pénétrer/dakhala est donc bien en lien avec le bayt/temple de Jérusalem en lequel effectivement tout le monde pouvait pénétrer, du moins dans la première enceinte, et y être « en sécurité » du fait de la sacralité du lieu, c’est-à-dire précisément bénéficier du droit d’asile.

– Dernier point notable, le segment « ce, pour celui qui est en mesure de trouver vers lui un chemin » ne peut plus avoir la signification que lui confère l’Islam. En effet, l’Islam conféra au Pèlerinage un caractère obligatoire, ce que le Coran ne fait pas,[3] et dut donc nécessairement par la suite modérer cette obligation légale. À cette fin, l’Islam interpréta ladite expression, que l’on ne retrouve au demeurant qu’en cette unique occurrence,  par : « qui a les moyens [financier] de se rendre vers lui », c’est-à-dire le Temple de La Mecque. Bien évidemment, ceci n’est possible que si l’on comprend les vs96-97 comme relatifs au Pèlerinage à la Kaaba, et cette circularité renforce la perception du sens voulu. Cependant, nous avons montré en S2.V125 que selon les données bibliques plus ou moins recoupées par l’archéologie, il apparaît que le royaume dit d’Israël maintient comme lieu de culte le temple de Béthel[4] en opposition au Temple de Salomon à Jérusalem et au royaume de Juda, ce qui ne manqua pas d’engendrer de graves tensions et explique qu’il soit dit en ce contexte supposé réel : « ce, pour celui qui est en mesure de trouver vers lui un chemin ». De ces divisions schismatiques d’origine tout aussi théologique que politique agitant les juifs à cette époque, il est alors dit : « et celui qui dénie… certes, Dieu Se suffit quant aux hommes ». Nous retrouvons là, sous un autre aspect, la notion de sécurité et de protection à l’intérieur du Temple évoqué au point précédent.

Au final, nos vs96-97 une fois compris hors de la grille interprétative imposée par l’exégèse classique ont une signification qui s’insère parfaitement dans leur contexte textuel : une controverse avec les juifs médinois. Il leur est donc rappelé que « en vérité, le premier temple [ exclusivement dédié à Dieu dans l’histoire du judaïsme]  qui fut institué pour les gens [les juifs de la période du Temple] est celui du rassemblement/bakka [c.-à-d. celui de Jérusalem], béni, guidée pour les hommes. [96] S’y trouvent des Signes évidents [dont l’Arche d’Alliance], en ce lieu où se tint Abraham [lors de l’épreuve initiatique du sacrifice de son fils] et, quiconque y pénètre [dans l’enceinte du Temple], est en sécurité. Aux hommes, pour Dieu, incombe le pèlerinage au Temple, et ce, pour celui qui est en mesure de trouver vers lui un chemin [du fait de l’insécurité qui régna à cause de leurs schismes politico-théologiques]. Et celui qui dénie [parmi ces sectateurs]… certes, Dieu Se suffit quant aux hommes. [97] »

Nous ajouterons en guise de conclusion que le jeu exégétique dont a été victime en particulier le v96 est pour nous une preuve de l’intégrité textuelle du Coran. Selon la lecture classique, la mention du nom bakka posait tout de même problème puisqu’il n’y a jamais eu de preuve de l’existence d’un tel nom pour désigner La Mecque que le Coran par ailleurs nomme Makka. Nous avons vu les approximations interprétatives résultant de cette interprétation et faisons alors observer qu’il aurait été bien plus efficace de modifier une seule lettre pour supprimer la problématique. En effet, le simple remplacement de la lettre initiale « ب/b » du terme bakka par un « م/m» aurait permis d’obtenir le mot voulu : makka. Nous nous en sommes expliqué, du fait du fort degré de diffusion orale du Coran, ce n’est point une caste de scribes qui s’en empara, mais une caste exégétique. Celle-ci  prit précocement conscience de ce qu’il était bien plus aisé de modifier le sens du Coran par interprétation que de vouloir en modifier la lettre.[5] L’étude du v96 illustre donc parfaitement ce phénomène, réalité historique essentielle pour qui croit fondamentalement à la véridicité du Coran.

Dr al Ajamî

 

[1] Ce terme signifie clairement « lieu de rassemblement », mais il a été improprement glosé par les commentateurs qui lui cherchèrent un sens en fonction du Hajj et le considérèrent pour cela comme étant équivalent au terme matâb !, d’où les traductions : endroit de visite, endroit de retour, endroit où l’on revient.

[2] Cette pratique a cessé après la destruction du Second Temple en 70, c’est donc pour la période allant de la fondation du Temple de Salomon à cet évènement que le mot temple fait sens en ce passage coranique. Par suite, ce sont les synagogues qui furent chargées par substitution de rassembler le peuple juif, elles se nomment au demeurant beit knesset : maison de l’assemblée.

[3] Conformément à la démarche présidant aux recommandations cultuelles dans le Coran, le caractère obligatoire des actes cultuels n’est pas coranique, cf. par exemple : La prière obligatoire selon le Coran et en Islam et L’obligation du jeûne de Ramadan selon le Coran et en Islam.

[4] Selon la géographie biblique Béthel est la localité, mais le lieu de l’autel proprement dit se nomme Sichem : « Abraham parcourut le pays jusqu’au lieu [maqôm] nommé Sichem » Gen. XII, 6 ; XIII, 3 ; XXVIII, 18-19. Pour sa part, Béthel signifie beit El, la maison de Dieu, nom donné aux sanctuaires censés abriter l’Arche d’alliance. C’est donc en toute rigueur que l’expression bayt–Allâh/la Demeure de Dieu, n’est pas coranique. Ceci s’explique sans doute par le fait que la notion de lieu sacré contenant la divinité est ainsi rejetée, la Kaaba n’est pas au sens littéral la « Demeure de Dieu » qui, en Son absoluité, ne peut être en aucune manière l’objet d’une localisation, fût-elle mentale, voire symbolique. Il en est donc de même des autres appellations coraniques de la Kaaba, comme baytiya/Ma Demeure, qui ne se comprennent que métaphoriquement.

[5] Sur ce point d’importance, voir : « Dieu protège le Coran », selon le Coran et en Islam et L’Interprétation et la conservation du Coran.