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Nous avons démontré en l’Annonce de Muhammad dans la Bible que le sens littéral de S7.V157 était sans rapport avec le sujet et que ce n’était qu’au prix d’une manipulation interprétative avérée que l’Exégèse était parvenue à faire avouer le Coran. De même, nous avons prouvé qu’il n’existait en réalité aucun verset de la Bible qui mentionne Muhammad sauf à les surinterpréter indûment. Ce faisant, faire porter à la Révélation la responsabilité d’une telle affirmation apologétique désormais canonisée a eu comme conséquence d’accuser le Coran de méconnaître totalement le contenu de la Bible. Malgré tout, un deuxième verset, S61.V6, a lui aussi été recruté pour soutenir au nom du Coran la thèse de l’annonce de Muhammad dans la Bible, nous allons donc en cet article en réaliser l’analyse littérale.

Nous avons ainsi constaté que l’ensemble des approximations mises en œuvre importait peu pour l’Islam qui, en la matière, poursuivit la tradition de ses prédécesseurs en utilisant de plus les mêmes procédés herméneutiques. En effet, les juifs, premiers initiateurs du messianisme théo-politique, et parce que placés en position d’antériorité, ne pouvaient que récuser Jésus puis Muhammad, ceux-ci remettant en cause la raison d’être de la Thora : la supériorité de Moïse  en tant que premier-né de la famille religieuse monothéiste. Par suite, le christianisme s’est évertué à montrer que la Thora et plus largement l’Ancien Testament annonçaient la venue de Jésus et, en conséquence, le christianisme, alors destiné à supplanter le judaïsme. Enfin, l’Islam, benjamin de la fratrie, n’avait qu’à récupérer à son propre compte ce système d’annonciation-dénonciation et à proclamer que Jésus avait dans l’Évangile auguré la venue de Muhammad, lequel annulait alors conjointement le christianisme et le judaïsme. Le dernier-né, démarche œdipienne et tragédie antique, assassinant ses frères-prophètes et ses sœurs-religions, au nom du Père. Qu’en est-il donc de l’annonce de Ahmad-Muhammad par Jésus ?

 

• Que dit l’Islam

– Comme nous l’avons indiqué, l’Islam s’évertua à trouver des preuves coraniques lui permettant de soutenir que Muhammad avait été annoncé par la Bible afin selon sa démarche apologétique et exclusiviste d’affirmer qu’il était le meilleur des prophètes que tous ses prédécesseurs attendaient et, conséquemment, que l’Islam est la meilleure des religions et la seule qui soit donc agrée par Dieu.[1] Ainsi,  le deuxième verset que la recherche menée par l’Exégèse put mettre en jeu est le suivant, donné ici selon la traduction standard : « Et quand Jésus fils de Marie dit : « O Enfants d’Israël, je suis vraiment le Messager d’Allah [envoyé] à vous, confirmateur de ce qui, dans la Thora, est antérieur à moi, et annonciateur d’un Messager à venir après moi, dont le nom sera « Aḥmad ». Puis, quand celui-ci vint à eux avec des preuves évidentes, ils dirent : « C’est là une magie manifeste. », S61.V6.

– Ce verset est donc censé être le complément d’information de S7.V157 dont selon l’interprétation officielle le segment « le Messager, le Prophète illettré qu’ils trouvent écrit (mentionné) chez eux dans la Thora et l’Évangile »[2] désignerait Muhammad, comme le recours aux majuscules est du reste censé l’indiquer textuellement, sauf que Muhammad n’y est tout simplement pas nominalement mentionné. Il a alors été imaginé que ce que l’on prend pour un prénom en S61.V6 : « Aḥmad » était la preuve tant désirée, mais nous verrons que cela se comprend autrement. Aussi, pour que ceci fût envisageable, fallut-il prétendre que le Prophète  portait présentement un autre prénom : Aḥmad ! Comme de règle, un hadîth, authentifié en l’occurrence par al Bukhârî, vint à point nommé faire le lien souhaité  : « Je suis Muhammad, je suis Ahmad… » Sans cela, rien ne permettrait d’identifier le Ahmad supposé être annoncé en ce verset et, encore moins, de l’assimiler à Muhammad. Cette prise de position exégétique pour le moins suspecte appelle quelques remarques :

– Pourquoi le Coran aurait nommé en ce verset le Prophète par le prénom Ahmad alors même qu’il eût été bien plus explicite d’employer son nom : Muhammad ? !

– Comment comprendre que le Coran ait appelé le Prophète à quatre reprises par son prénom : Muhammad, mais aurait en ce verset, qui pourtant nécessiterait une identification précise, choisi contre toute attente de le nommer Ahmad ? !

– En quoi recourir à un tel procédé d’ambiguïsation s’il s’agissait d’une annonce aussi importante et laisser ainsi l’indétermination et le flou gravé dans le texte !

– En l’article dédié à l’Annonce de Muhammad dans la Bible, nous avons démontré que des passages de l’Évangile avaient été surinterprétés en dépit de tout bon sens linguistique afin de trouver une allusion au prénom de Muhammad en la mention du Paraclet. Cependant, un tel “exploit” devient impossible s’agissant du prénom Ahmad, cf.

– Quand bien même admettrions-nous l’interprétation classique de ce verset que l’on constaterait qu’il n’énonce pas que ledit Ahmad est mentionné dans la Bible : « [Je suis, moi Jésus] annonciateur d’un Messager à venir après moi, dont le nom sera Aḥmad  ».

– Ceci étant de notre point de vue, un seul point positif est à observer en ce tissu d’interprétations et d’approximations. En effet, puisque pour les musulmans S61.V6 nomme le Prophète de l’Islam Aḥmad, mais que cette appellation comme nous l’avons vu et le confirmerons pose tout de même problème, l’on peut en déduire que le texte coranique n’a pas été altéré. En effet, il aurait été extrêmement facile et définitif de remplacer en tête du mot aḥmad/ اَحْمَدle alif/اَ/a initial par un « m/ م» mis donc devant le corps consonantique ḥ.m.d, pour obtenir m.h.m.d, soit le nom muḥammad ! Ceci confirme à nouveau ce que nous avons par ailleurs largement débattu et mis en évidence : le texte du Coran n’a pas été protégé de l’altération de par une intervention divine, mais du fait de la prééminence précoce de l’interprétation, moyen plus efficace de modifier le sens sans avoir à toucher à la lettre. Sur ce point, voir : « Dieu protège le Coran », selon le Coran et en Islam et L’Interprétation et la conservation du Coran.

 

• Que dit le Coran

Les difficultés que nous venons d’évoquer signalent donc les anomalies résultant de l’interprétation de ce verset telle que soutenue par l’Islam. Par ailleurs, nous sommes pleinement conscient de l’impact qu’a eu sur l’imaginaire collectif musulman la quasi invention du prénom Ahmad par l’Exégèse. La boucle herméneutique ainsi construite et la difficulté à la déconstruire imposent que le dépassement de ce profond pré-conçu soit la clef permettant d’entendre littéralement et différemment ce verset. Quoi qu’il en soit, en voici à présent la traduction littérale : « Et lorsque Jésus fils de Marie dit : Ô Fils d’Israël ! En vérité, je suis le messager de Dieu vers vous en tant que confirmateur de ce qui est pour moi la Thora, mais je suis aussi annonciateur d’un messager qui viendra après moi dont le nom sera très louangé/aḥmadu. Puis, lorsqu’il vint à eux avec les miracles, ils dirent : Cela est une sorcellerie manifeste ! », S61.V6.[3]

– Un constat rationnel initial est indéniable : ce verset ne dit pas que Jésus a annoncé la venue de Muhammad-Ahmad dans la Bible, ou plus précisément dans l’Évangile, mais bien uniquement que Jésus a prononcé cet augure de vive voix aux juifs à qui il s’adressait. Cela pose du point de vue de la cohérence, cohérence coranique[4] et cohérence intellectuelle une question axiale : si S61.V6 faisait allusion à Muhammad en le nommant Ahmad et si Jésus y aurait personnellement annoncé « un Messager à venir après moi, dont le nom sera Aḥmad », pourquoi n’est-il pas précisé que cette parole de Jésus a été consignée dans l’Évangile ? La réponse en est simple et, n’en déplaise à l’exégèse de surface, aucun verset de la Bible ne mentionne le prénom Ahmad, quelle que soit l’imagination interprétative que l’on pourrait déployer. Cette faille  avait du reste été perçue par l’exégèse apologétique qui a donc toujours lié ce verset à S7.V157, verset à partir duquel elle pouvait soutenir que Muhammad avait été signalé dans la Bible et rechercher donc, notamment dans l’Évangile, ladite référence. Or, en  l’Annonce de Muhammad dans la Bible, nous avons démontré qu’il était parfaitement erroné de soutenir à partir de S7.V157 que la « la Thora et l’Évangile » mentionnaient la venue de Muhammad et l’analyse littérale avait mis en évidence un sens bien différent et sans aucun rapport avec l’annonce de Muhammad par Jésus. Aussi, puisque ce lien artificiel entre S61.V6 et S7.V157 ne peut-être retenu, nous en déduisons au nom de la cohérence coranique que notre v6 a une signification différente de celle que l’on a nécessairement voulu lui imposer. Il est donc impératif de changer de paradigme, celui de l’Islam en l’occurrence, et de rechercher le paradigme coranique afin d’établir, et rétablir, la signification de ce propos coranique.

– Lanalyse contextuelle de la sourate 61 met en évidence la séquence suivante : 1- Les vs2-4 critiquent l’insincérité dans l’action de certains croyants, à priori dans l’entourage médinois de Muhammad. 2- Le v5 illustre ce fait en citant Moïse et les difficultés qu’il eut à se faire entendre et respecter par les Hébreux. 3- Notre v6 poursuit le même parallèle en donnant l’exemple de Jésus et du rejet qu’il eut à subir de la part de certains juifs. 4- Les vs7-8 présentent la philosophie générale de cette critique coranique : « ils veulent de leurs bouches éteindre la lumière de Dieu, mais Dieu est Celui qui parfait Sa lumière » 5- Les vs10-13 s’adressent alors à nouveau aux musulmans, les incitant à soutenir physiquement le Prophète et la cause de Dieu, ce qui était donc probablement le sujet qui aux vs2-4 leur était reproché. 6- Le v14 conclut alors la sourate en revenant sur la figure de Jésus afin d’encourager les premiers musulmans à être à l’image des premiers soutiens de Jésus parmi les Fils d’Israël.

Le thème conducteur est donc explicite : de la fidélité due aux messagers de Dieu, le terme messager/rasûl étant employé au v5 pour Moïse, au v6 pour Jésus et aux v9 pour Muhammad. La mention de ces trois messagers de Dieu est donc sans rapport avec leur ordre de succession, mais seulement destinée à souligner la philosophie d’une constante de l’histoire prophétique selon le Coran : leur mission a suscité le déni de réfractaires alors que d’autres croyants  ont témoigné de leur foi à leur égard. En quelque sorte, une version modulée du bien connu :  nul n’est prophète en son pays. Il n’y a donc aucune logique contextuelle à ce que Jésus puisse ici annoncer la venue de Muhammad, cela serait hors sujet. De plus, si l’on admettait que Jésus aurait annoncé ici un autre messager prophète après lui, en quoi cela aurait-il été une démarche pertinente. En effet,  pourquoi Jésus, que nombre de juifs ne reconnaissaient pas être le Messie qu’ils attendaient, leur aurait alors opposé comme argument la venue après lui d’un autre prophète ! Comment Jésus en tant que prophète destiné à susciter l’émergence du christianisme aurait-il court-circuité son rôle à venir en affirmant que finalement il viendrait après lui un autre prophète, ce d’autant plus que la formulation employée laisse plutôt à penser que cette venue sera proche dans le temps ? Si Jésus avait voulu que son message ne soit pas suivi, il n’aurait pas agi autrement ! Comment donc admettre ceci, ne serait-ce qu’à la lumière des faits historiques reconnus ? Nous répondrons à cette problématique à la fin de notre démonstration.

– L’analyse sémantique permet de comprendre que ce qui selon la logique interprétative de l’Exégèse est nécessairement pris pour un prénom : Aḥmad, avec toutes les contradictions et objections que nous venons de soulever, doit alors contextuellement être considéré comme un superlatif de ḥamîd, aḥmadu signifiant alors très louangé. En ce cas, il est référé au terme ism/nom en la phrase suivante : ismu-hu aḥmadu, ce qui s’entend donc comme signifiant  « dont le nom/ism sera très louangé/aḥmadu ». S’il est incontestable qu’en ce verset Jésus dit : « je suis aussi annonciateur d’un messager qui viendra après moi », rien ne prouve, bien au contraire, qu’il soit ajouté que « son nom est Ahmad » et il apparaît bien plus cohérent d’entendre que le « nom » de ce « messager » sera « très louangé ». À titre de confirmation complémentaire de cette compréhension strictement littérale, il convient alors de rappeler que toutes les hypothèses linguistiques visant à assimiler Muhammad au Paraclet annoncé dans l’Évangile sont parfaitement incohérentes et qu’elles le sont plus encore s’agissant du prénom Ahmad, nous n’y reviendrons pas ![5] Par ailleurs, même si l’on aurait pu  supposer d’un point de vue syntaxique que le « nom », alors sous-entendu de Muhammad, sera « très louangé », cette hypothèse n’est pas recevable puisque le Coran interdit la glorification des prophètes et fait dire à Muhammad en particulier : « Je ne suis qu’un homme comme vous », S41.V6.

– Puisque ledit « messager » annoncé n’est pas Ahmad-Muhammad, comment donc l’identifier ou comprendre ce à quoi il fait référence. Dans le Coran, l’appellation rasûl/messager n’est pas exclusivement réservée à ce que par convention nous entendons par prophète, c’est-à-dire le transmetteur humain de la révélation divine.[6] De fait, de manière générale les anges dans le Coran sont dits messagers/rusul : S35.V1, S22.V75 et, en particulier, Gabriel, noble messager/rasûl en S81.V19, est l’agent de la révélation reçue par Muhammad. Plus particulièrement, l’on constate que dans la séquence proposée aux vs5-9, Moïse se désigne par la locution rasûlu–llâh : « je suis le messager de Dieu/rasûl–llâh » et que Jésus fait de même au v6 : « je suis le messager de Dieu  ». Au v9, dont Muhammad n’est pas le locuteur direct, il est lui aussi désigné comme étant rasûlu-hu/Son messager, donc un même qualificatif pour ses trois messagers-prophètes. De plus, l’enquête coranique montre que sur les 116 occurrences du terme rasûl/messager seuls Jésus, Moïse et Muhammad sont qualifiés de messager de Dieu/rasûlu-llâh[7] ; 3 fois pour le premier, une seule fois pour le second et 13 pour Muhammad.

– De manière remarquable, ce n’est qu’au v5 de notre sourate que Moïse est ainsi dénommé, ce qui souligne d’autant plus que l’emploi coranique de cette locution spécifique est présentement destiné à souligner la communauté de fonction établie entre Moïse, Jésus et Muhammad : être transmetteur d’un message de Dieu par voie de révélation.[8]  Ce point commun entre ces trois grands prophètes est donc opposé à ceux qui récusent leur statut de messager de Dieu, de leur vivant, thème de cette sourate et de ce passage coranique, nous l’avons contextuellement explicité. Ainsi, selon cette logique de propos, si Jésus avait annoncé au v6 la venue après lui de Muhammad, il l’aurait donc fait en  termes identiques : « je suis aussi annonciateur d’un messager de Dieu/rasûlu–llâh qui viendra après moi ». Cependant, force est de constater que tel n’est pas le cas : « je suis aussi annonciateur d’un messager qui viendra après moi », l’appellation de « messager » sans complément ne correspond donc pas au schéma argumentatif suivi par nos versets. Aussi, puisque, rappelons-le, Muhammad est avec cohérence qualifié de messager de Dieu au v9, nous en déduisons que l’emploi aspécifique du terme « messager » fait en cette annonce par Jésus en notre v6 ne peut désigner Muhammad.

–  De manière indéniable, ce verset fait donc annoncer à Jésus un « messager » pour lequel nous avons établi qu’il ne s’agissait pas de Muhammad, mais dont le nom ne nous est pas pour autant donné. Bien évidemment, l’hypothèse du substantif aḥmadu comme désignant le prénom Ahmad est tout autant invalidée et le segment en question se comprend bien par « « dont le nom sera très louangé/ismu-hu aḥmadu ». Ceci étant acquis, nous sommes tout de même dans l’obligation d’admettre que le Coran – puisqu’il ne mentionne pas le nom de ce « messager » – doit sous peine d’être incompréhensible et de délivrer une information inutile faire référence intertextuelle au seul texte qui parle de Jésus : l’Évangile. Par ailleurs, dernière étape de notre raisonnement, nous aurons compris que le qualificatif « messager de Dieu  » ne s’applique dans le Coran qu’à de simples mortels, en l’occurrence uniquement Moïse, Jésus et Muhammad, mais que par « messager » le Coran parfois qualifiait des entités non-humaines.

– Or, il est parfaitement connu que Jésus est réputé dans l’Évangile avoir fait à plusieurs reprises une annonce qui ne peut que retenir notre attention : « Cependant je vous dis la vérité : il vous est avantageux que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais, si je m’en vais, je vous l’enverrai. »[9] Le « Paraclet » en question, souvent traduit par Consolateur, doit donc venir après Jésus et sa mission est déterminée : « il vous guidera dans toute la vérité, car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu ».[10] Nul doute donc à ce que le Paraclet soit un « messager » qui « ne parlera pas de lui-même », mais en fonction de « tout ce qu’il aura entendu » de la part de Dieu. La mission du Paraclet est du même ordre : « le Paraclet, l’Esprit-Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit ».[11] Dans les suites de Jésus, le Paraclet rappellera donc le message de Jésus aux hommes, « messager » décrit en ce verset de l’Évangile et en d’autres comme étant « l’Esprit-Saint » ou Saint-Esprit. Cette donnée est en accord avec le fait que le Coran emploie le terme « messager » pour des entités non-humaines, nous l’avons signalé ci-dessus. En la locution Esprit-Saint, le mot Esprit traduit le grec pneuma tout comme le terme en arabe et désigne ainsi une entité pneumatique non-physique. Nous rappellerons que Gabriel est aussi nommé l’Esprit-Saint/rûḥ al–qudus en S16.V102 et l’Esprit fidèle/ar–rûḥ al–amîn en S26.V193. Ceci n’implique pas bien évidemment que l’Esprit-Saint annoncé par Jésus soit Gabriel, car les termes de l’annonce de sa venue ne précisent pas qu’il y a aura une révélation faite à messager-homme, fonction de Gabriel pour la révélation du Coran, mais que c’est l’action de cet Esprit qui enseignera les hommes. L’on comprend dès lors  le lien direct et profond entre notre v6 et le concept d’Esprit-Saint au cœur de la Trinité chrétienne. Le Coran ne rejette donc pas la troisième entité de la Trinité et respecte de plus la valeur et l’estime que les chrétiens lui vouent puisqu’il souligne que son « nom sera très louangé/aḥmadu ». Toujours selon la même intertextualité, cette affirmation peut aussi être sourcée en creux dans l’Évangile : « Aussi je [Jésus] vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis ».[12]

– Pour bien saisir les nuances cette position coranique, il convient de se remémorer l’approche conciliante de la Trinité selon le Coran. En l’analyse de S7.V157[13] nous avons vu que ce verset reconnaissait que Jésus était « un Esprit émanant de Lui », mais pas en tant que troisième Personne/hypostase de la Trinité. Autrement dit, en établissant présentement un distinguo entre Jésus « Esprit émanant » de Dieu et l’Esprit-Saint tel que le christianisme post-chalcédonien le conçoit, c’est bien de la reconnaissance de l’existence de l’Esprit-Saint dont il s’agit et du rôle de « messager » divin qu’il jouera en inspirant la formation post-christique du christianisme. Pour autant, les formulations coraniques aussi précises que parcimonieuses établissent que ce « messager qui viendra » après Jésus et dont le nom « sera très louangé » par les chrétiens est sans rapport avec Jésus lui-même, dont le corps est mort en croix de par la volonté de Dieu et l’esprit élevé auprès de Lui.[14]

– Nous pouvons à présent répondre à une des principales objections que nous avions soulevées face à la théorie de la mention en notre v6 de Ahmad-Muhammad :  pourquoi Jésus en tant que réformateur du judaïsme, mais que nombre de juifs ne reconnaissaient pas être le Messie qu’ils attendaient, leur aurait alors opposé comme argument la venue après lui d’un autre prophète ? Comment Jésus en tant que prophète destiné à susciter l’émergence du christianisme aurait-il court-circuité son rôle à venir en affirmant que finalement il viendrait après lui un autre prophète ? L’on note alors que lorsque Jésus parle de sa mission en tant que réformateur du judaïsme il s’adresse aux juifs en disant : « je suis le messager de Dieu vers vous en tant que confirmateur de ce qui est pour moi la Thora ».[15] Ensuite, quand il dit « je suis aussi annonciateur d’un messager qui viendra après moi », le segment « vers vous », c’est-à-dire les juifs, est absent, ce que nous avons souligné par l’anaphore « je suis aussi ». il s’agit bien là de la deuxième mission de Jésus : prophète porteur d’un message qui sera à l’origine du développement historique des christianismes. En ce cas, en annonçant cela aux juifs il se positionne différemment et les invite à aussi entendre son message en une perspective radicalement critique : la venue d’une nouvelle religion pour laquelle nous venons de le voir le rôle du « messager » ou Esprit-Saint est important. Autrement dit, si vous ne me suivez pas en tant prophète juif suivez-moi en tant qu’annonciateur d’une nouvelle religion. Ceci est du reste confirmé directement au v14 concluant notre sourate 61 et alludant à certains soutiens juifs dont Jésus bénéficia : « alors crut en lui une partie des Fils d’Israël […] et nous assistâmes ceux qui crurent contre ceux qui leur furent hostiles, et ils se trouvèrent triompher » indiquant ainsi le premier noyau dit judéo-chrétien préfigurant le christianisme en devenir.

– Enfin, nous aurons remarqué que les versets de l’Évangile en lien intertextuel avec le v6 font référence au Paraclet ou Esprit-Saint. Pour mémoire, ce sont exactement ces mêmes versets qui avaient été interprétés par l’Exégèse comme attestant de l’annonce de Muhammad  dans la Bible. Nous avions alors démontré qu’assimiler le Paraclet à Muhammad était totalement infondé du point de vue linguistique et cela l’est donc encore plus s’agissant du supposé prénom Ahmad. Nous avons donc à présent une confirmation supplémentaire de notre critique puisqu’il s’avère que selon le Coran le Paraclet est  l’Esprit-Saint. Aussi, en faisant l’impasse en notre v6 sur lesdits versets, l’Exégèse paracheva-t-elle sa manipulation herméneutique.

Conclusion

L’analyse littérale de S61.V6 aura montré que ce verset est sans aucun rapport avec l’annonce par Jésus de la venue de Muhammad et, encore moins, de sa mention dans la Bible, que ce soit les prénoms Ahmad ou Muhammad. Nous aurons constaté qu’il était purement intentionnel de la part de l’exégèse apologétique musulmane de vouloir comprendre l’adjectif aḥmadu/très louangé comme représentant le prénom Aḥmad. En quelque sorte, l’Exégèse aura réussi l’exploit de remplacer la figure de l’Esprit-Saint par celle de Muhammad ! Au demeurant, ce procédé est exactement le même que celui mis en place par l’Exégèse shiite habile à identifier dans le Coran des centaines d’allusions concernant Ali et capable par exemple en S19.V50 de comprendre l’adjectif ‘aliyan, non pas comme signifiant élevé, mais comme représentant le prénom ‘Aliy

Ce faisant, l’Exégèse a totalement détourné l’objectif de ce verset coranique qui, en réalité, venait confirmer après la mort de Jésus la présence de l’Esprit-Saint en tant que « messager ». Le rôle de ce « messager » ayant été de perpétuer le message de Jésus, non plus celui adressé au judaïsme : « messager de Dieu vers vous en tant que confirmateur de ce qui est pour moi la Thora », mais celui destiné à impulser le développement spécifique de ce qui deviendra historiquement le christianisme, formation pour laquelle Jésus s’est défini comme « annonciateur d’un messager qui viendra après moi dont le nom sera très louangé ». Le sens du terme rasûl/messager n’est donc pas ici celui de transmetteur de la Révélation, car cette fonction ne concerne dans le Coran que trois personnes humaines : Moïse, Jésus et Muhammad, ce qui démontre à contrario que le  « messager dont le nom sera très louangé » était de nature non physique, un Esprit/rûh envoyé par Dieu, dont la nature et le mode opératoire nous restent à vrai dire mystérieux. Pour autant, le Coran reconnaît ainsi en ce verset l’existence et l’importance de l’Esprit-Saint pour le christianisme, mais le Coran le conçoit comme étant une entité distincte de Jésus, c’est-à-dire comme ne constituant pas la troisième hypostase de Dieu selon la Trinité. Cette position est cohérente puisqu’en S7.V157 le Coran  atteste de même que Jésus était « un esprit émanant de Dieu et non l’Esprit de la troisième “Personne” de la Trinité chrétienne. Aussi, S61.V6 revient-il sur ce sujet essentiel en validant la mission de l’Esprit-Saint tout en le distinguant à nouveau très clairement de la personne physique et spirituelle de Jésus.

Au final, par interprétations et surinterprétations successives, l’Exégèse aura systématiquement effacé toute trace de l’ouverture coranique au profit de la fermeture islamique et de sa vision apologétique exclusiviste. Pour autant, nous aurons démontré que les versets S4.V157-158 ; S4.V159 ; S4.V171 ; S7.V157 ; S43.V61 et le présent S61.V6, tout en établissant des limites à la spéculation théologique chrétienne de la Trinité, l’auront validée en tant que spécificité du christianisme. Cet essentiel paradigme coranique fonde la reconnaissance pleine de la Pluralité religieuse selon le Coran et, consécutivement, celle du Salut universel, le tout en fonction de sa définition holistique de l’Amour de Dieu. Cette attitude inclusive du Coran, si elle était entendue par les intéressés, promulguerait le respect et le dialogue interreligieux le plus sincère qu’il soit. Cette pacification ne pourra cependant être atteinte que lorsque chacun de nous, de part et d’autre, aura su dépasser les clivages exégétiques qui le construisent.

Dr al Ajamî

[1] Voir : La Pluralité religieuse selon le Coran et en Islam et S3.V19 ; S3.V85.

[2] S7.V157 : « … الَّذِينَ يَتَّبِعُونَ الرَّسُولَ النَّبِيَّ الْأُمِّيَّ الَّذِي يَجِدُونَهُ مَكْتُوبًا عِنْدَهُمْ فِي التَّوْرَاةِ وَالْإِنْجِيلِ»

[3] S61.V6 :

 وَإِذْ قَالَ عِيسَى ابْنُ مَرْيَمَ يَا بَنِي إِسْرَائِيلَ إِنِّي رَسُولُ اللَّهِ إِلَيْكُمْ مُصَدِّقًا لِمَا بَيْنَ يَدَيَّ مِنَ التَّوْرَاةِ وَمُبَشِّرًا بِرَسُولٍ يَأْتِي مِنْ بَعْدِي اسْمُهُ أَحْمَدُ فَلَمَّا جَاءَهُمْ بِالْبَيِّنَاتِ قَالُوا هَذَا سِحْرٌ مُبِينٌ

[4] Voir l’article méthodologique : Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.

[5] Cf. L’Annonce de Muhammad dans la Bible, au chapitre : Que dit l’Islam.

[6] L’on peut ici se reporter à notre étude terminologique des différents termes employés par le Coran pour qualifier les messagers, les prophètes et les envoyés, cf. Muhammad Sceau des prophètes.

[7] Une seule exception apparente pourrait être signalée en S91.V13 à propos de Ṣâliḥ envoyé aux Thamûd et qualifié en ce verset de « messager de Dieu ». Toutefois, le Coran ne stipule pas en les nombreux versets qui y font référence que Ṣâliḥ était chargé de transmettre une révélation de la part de Dieu. Il n’était qu’un avertisseur missionné par Dieu pour avertir les Thâmud, face à la menace divine imminente, de changer leur comportement. Ṣâliḥ était donc porteur d’un message de Dieu reçu par voie d’inspiration et non selon une révélation, c’est donc en fonction de ce rôle spécifique qu’il nous faut entendre ici la dénomination de « messager de Dieu ».

[8] Voir terminologie note 7.

[9] Évangile selon Jean : XVI, 7.

[10] Évangile selon Jean : XVI, 13.

[11] Évangile selon Jean : XIV, 26.

[12] Évangile selon Matthieu : XII, 31.

[13] Cf. La Trinité selon le Coran et en Islam.

[14] Sur ce point complexe, voir : La Crucifixion de Jésus selon le Coran et l’Islam.

[15] Le segment « de ce qui est pour moi la Thora » traduit la locution figée li-mâ bayna yadayy, litt. : ce qui est entre mes deux mains. En d’autres versets, cela peut signifier, ce qui existait avant moi, ce qui est antérieur, mais s’agissant de la fonction réformatrice du judaïsme de Jésus, celui-ci ne peut pas se définir comme « confirmateur » de la Thora en vigueur à son époque, celle-ci étant déjà très éloignée de l’original. Jésus est donc chargé de confirmer ce qui du texte est fidèle à la version originale et de rejeter ce qui en est ajouts, d’où notre « confirmateur de ce qui est pour moi la Thora ». Ceci suppose donc que Jésus ait reçu de la part de Dieu une connaissance de l’état premier de la Thora : « Il lui enseignera le Jugement, la Sagesse, la Thora et l’Évangile », S3.V48. L’on imagine sans peine que cette attitude critique ne put que déplaire grandement à la caste religieuse rabbinique, gardienne du Texte et du Temple.