Skip to main content

Les trinités selon le Coran et en Islam

Nous avons constaté lors de l’étude de la Crucifixion de Jésus selon le Coran que ce dernier ne validait pas nombre de thèses fondamentales du christianisme.[1] De plus, nous avons démontré que le Coran n’admettait pas le Retour de Jésus sur Terre dans les prodromes de la Fin des temps. Pour autant, la critique coranique n’apparaissait pas frontale, il ne s’agissait pas d’un rejet, mais d’une remise en question de ces points essentiels du dogme chrétien. À lire juste, le Coran présente une compréhension plus rationnelle de ces éléments constitutifs du Mystère, mais sans pour autant remettre en cause la foi chrétienne. De la même manière, le Coran a abordé la question de la Trinité, véritable pierre d’achoppement de l’intercompréhension religieuse. Il semble acquis pour les musulmans que la Trinité chrétienne est sévèrement rejetée par le Coran, ce qui renforce donc la position exclusiviste islamique, mais serait alors contradictoire avec la tolérance inclusiviste religieuse coranique qui, comme nous l’avons mis en évidence, est clairement revendiquée par le Texte.[2] Le sujet étant d’importance, nous lui consacrons deux volets, le présent concerne l’étude de la critique coranique des trinités et le second traite spécifiquement de la Trinité, puisqu’en réalité le Coran, contrairement à l’Islam, distingue nettement la Trinité des trinités marginales et/ou hérétiques et ne les aborde absolument pas de la même manière.

 

• Que dit l’Islam

– Précisons que le postulat essentiel à la compréhension de notre recherche est le suivant : l’Islam a confondu, non sans intention, la critique coranique des trinités hérétiques avec celle de la Trinité. À décharge, face à l’intelligibilité du credo unitaire du Coran : un seul Dieu sans hypostase aucune, la complexité du trinitarisme post-nicéen – euphémiquement regroupés dans le syntagmatique “Mystère de la Trinité”– ne pouvait que soulever des difficultés. Ainsi, au delà des subtilités théologiques et des nombreuses nuances qui ont raisonnablement émaillé la réflexion théologique islamique quant à la Trinité, l’on ne peut nier que l’idée reçue par les musulmans est la suivante : le Coran condamne la Trinité. Plus précisément, les musulmans pensent que la croyance trinitaire chrétienne est in fine assimilable à du polythéisme/shirk, c’est-à-dire : avoir associé à Dieu deux autres entités de nature divine : Jésus et le Saint-Esprit, soit du point de vue de l’Islam un trithéisme. Or, le shirk, contextuellement celui propre aux Arabes du temps coranique, est vigoureusement dénoncé par le Coran qui le décrit comme une perversion inacceptable du monothéisme tel qu’il le définit : Dieu est Un, indivisible, immuable. Cinq versets-clefs sont alors régulièrement cités en tant que preuve du polythéisme à peine voilé du christianisme. Nous en donnons donc présentement les segments essentiels selon la traduction standard :

– « Ils disent : « Allah s’est donné un enfant »…»[3]

– « Allah dit : « Ne prenez pas deux divinités. Il n’est qu’un Dieu unique…»[4]

– « Ce sont certes des mécréants, ceux qui disent : « En vérité, Allah c’est le Messie, fils de Marie… »[5]

– « Ce sont certes des mécréants, ceux qui disent : «  En vérité, Allah est le troisième des trois. » Alors qu’il n’y a de divinité qu’Une Divinité Unique…»[6]

– « …Ô Jésus, fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux gens : « Prenez-moi, ainsi que ma mère, pour deux divinités en dehors d’Allah ? … »[7]

– Avec de tels arguments apparemment coraniques, la reconnaissance du christianisme en tant que religion monothéiste est, jusqu’à nos jours, demeurée problématique pour l’Islam. Qui plus est, la poussée néo-salafiste actuelle, exacerbant la démarche de rupture et d’anathème, a accentué cette difficile intercompréhension religieuse. Cependant, ce que l’on doit d’emblée noter est que l’Islam attribue au christianisme une théologie qui n’est en rien la sienne. En effet, contrairement à ce qu’une lecture superficielle et orientée des versets que nous venons de mentionner laisse à penser, la Trinité n’est pas un trithéisme, mais une Trinité unique consubstantielle ou Tri-Unité, ce qui fut ainsi énoncé sans ambiguïté : « Nous ne confessons pas trois dieux, mais un seul Dieu en trois personnes »[8] et, Dieu, le Fils et le Saint-Esprit, soit trois hypostases d’une seule et même entité divine : Dieu. Or, à moins de supposer que nos doctes musulmans aient pu ignorer les définitions exactes de la Trinité chrétienne, la confusion entretenue par l’Islam s’explique plus vraisemblablement par un préjugé doctrinal d’essence politique à l’encontre des chrétiens. Nous l’avons souvent souligné, la théologie musulmane fut dès les origines intiment liée à la politique : une théo-politique. Disqualifier le christianisme au point de laisser entendre qu’il serait polythéiste fut pour l’Islam le meilleur moyen apologétique de diminuer l’influence des chrétiens dans les territoires récemment conquis et en lesquels ils étaient solidement implantés depuis des siècles. En outre, cela permettait de justifier le jihâd de conquête des terres traditionnellement peuplées par les chrétiens et les juifs et, indirectement, tous les durcissements occasionnels du statut politique de Dhimmî que l’Islam a institué, mais non le Coran, voir : la jizya et les dhimmî.

Toutefois, la subjectivité de ces positions islamiques est aussi une arme à double tranchant, car il est alors aisé du point de vue chrétien, et avec les mêmes intentions que celle de l’Islam, de rendre la politesse à nos théologiens en les accusant, preuve en main, d’incompétence puisque leurs attaques ciblant la Trinité reposent sur des définitions erronées de celle-ci. De même, et cela est lourd de conséquence, il devient alors possible d’affirmer que le Coran est en la matière fort mal informé ; comment donc soutenir alors sa perfection textuelle divine ! L’ignorance est mère de toutes les haines, dit-on, et, entre mauvaise et bonne foi, comment parvenir à apaiser véridiquement et intelligemment les relations interreligieuses ? Entre critiques et acceptations coraniques,  comment donc situer la voie de raison et de foi que le Coran propose ?

 

• Que dit le Coran

Comprendre le propos du Coran quant à son approche du problème nécessite de tenir compte de la situation religieuse complexe de l’Arabie du VIIe siècle. La péninsule arabique était loin d’être un désert religieux et, en dehors du polythéisme présent dans le Hedjaz, du christianisme monophysite de Najran et du judaïsme yéménite, faits bien connus, l’éloignement d’avec les grands empires religieux avait attiré de très nombreux courants chrétiens “hérétiques” fuyant les persécutions. C’est ainsi qu’en Arabie cohabitaient à cette époque une pléiade de mouvements chrétiens ayant gagné à leurs causes des tribus arabes, quoique le plus souvent de façon superficielle. La plupart du temps, leurs apports religieux et dogmatiques s’étaient en réalité superposés aux croyances arabes.[9] C’est donc le sujet de ces déviances trinitaires  hérétiques qu’en réalité le Coran aborde et non celui de la Trinité dite chalcédonienne qui lui fera l’objet d’un autre volet.[10]

Nous l’avons mentionné, l’Islam a versé au dossier cinq versets en les interprétant de manière univoque dans le sens d’une condamnation coranique de la Trinité chrétienne dans son ensemble. Or, l’approche historico-critique et l’analyse littérale permettent de comprendre ces versets avec plus de justesse. C’est ainsi que l’on peut y distinguer, non pas la critique globale de la Trinité, mais la condamnation des principales mouvances hérétiques d’Arabie : les trinités. Nous allons donc réexaminer et analyser chacun de ces versets sources. Dans un premier temps, deux versets doivent être exclus du champ de la discussion, car, contrairement à ce que l’Exégèse soutient,  il sont sans aucun rapport avec les trinités et/ou la Trinité, mais tous deux en lien avec le polythéisme :

I– Critiques du polythéisme

a- Condamnation du polythéisme : « Ils disent : « Dieu s’est adjoint progéniture. » Qu’Il soit transcendé ! Il Se suffit à Lui-même, à Lui ce qui est en les Cieux et sur Terre ! Auriez-vous la moindre autorité quant à cela ? Diriez-vous de Dieu ce dont vous n’avez aucune connaissance !  », S10.V68.[11]  L’analyse contextuelle est ici précieuse, elle permet en effet de déterminer le thème central, et même unique, de cette sourate : une longue controverse entre Muhammad et les polythéistes mecquois – exemple nominatif : v1 ; v18 ; v34, mais aussi pour les nombreuses occurrences du terme nâs/hommes/gens qui ici désigne logiquement Quraysh. Tout l’effort rhétorique et argumentatif porte alors sur leur refus de la mission prophétique de Muhammad et leur rejet du Coran en tant que révélation divine. En conséquence, notre verset ne peut être en lien avec un propos prêté à des chrétiens ! Par contre, il rejette au nom de la transcendance divine : « Qu’Il soit transcendé ! Il Se suffit à Lui-même » le fait que Dieu aurait pu s’attribuer des divinités de nature filiale : « Dieu s’est adjoint progéniture », croyance anthropomorphique de Quraysh et trait commun à bien des polythéismes. Notons que le terme walad est communément traduit par « enfant » ou fils au singulier puisque l’Exégèse veut voir ici une charge contre le “Fils de Dieu”. Mais, contextuellement, il représente logiquement un pluriel, or, en arabe, walad vaut autant pour le masculin que le féminin et le singulier que le pluriel d’où notre choix de l’équivalent grammatical français « progéniture ».[12] Au final, lorsque l’Exégèse fait des chrétiens les locuteurs de S10.V68 alors qu’il s’agit de polythéistes arabes, le déplacement de sens est manifeste.[13]

b- Condamnation de la dualité des polythéistes : « Dieu a dit : Ne prenez point deux divinités en tant que deux, Il n’est qu’un Dieu unique, et Moi seul redoutez ! », S16.V51.[14] Selon l’exploitation apologétique critique de l’Exégèse, ce verset affirmerait que selon la Trinité, les chrétiens croient que Jésus est une entité divine au même titre que Dieu, soit : « deux divinités ».  Bien évidemment, une telle croyance ne correspond absolument pas au dogme de la Trinité tel que nous l’avons explicité, mais a été imaginée par l’Islam à partir de la surinterprétation de ce verset, complètement décontextualisé, afin de discréditer le christianisme et le réduire à un cas particulier de polythéisme, nous nous en sommes expliqué. En réalité, l’analyse contextuelle montre sans difficulté que, comme précédemment, ce verset s’inscrit en un long excursus impliquant les polythéistes arabes. Par ailleurs, l’on note une formulation toute particulière : ilâhayn ithnayn que nous avons tenté de rendre par « ne prenez point deux divinités/ilâhayn en tant que deux/ithnayn », alors que la traduction standard et bien d’autres effacent la nuance voulue sous un monolithique « deux divinités » sans complément. Cependant, cette particularité grammaticale n’est pas fortuite ni rhétorique et, puisqu’il s’agit de critiquer un travers du polythéisme, elle indique donc un fait théologique précis. Or, aux vs53-54, le thème nous est directement donné : « Toute aisance que vous avez provient de Dieu. Puis, qu’il advienne qu’un malheur vous atteigne, c’est alors Lui que vous implorez, mais, lorsqu’Il écarte de vous le malheur, voilà que nombre d’entre vous à leur Seigneur donnent des associés ! »[15] Le Coran stigmatise à plusieurs reprises cette particularité selon laquelle les polythéistes arabes n’invoquaient Dieu que face au mal, alors qu’en ce qui concernait la recherche du bien d’ici-bas ils s’adressaient à d’autres divinités, divinités personnelles du reste.[16] Ainsi, par « deux divinités/ilâhayn en tant que deux/ithnayn » ne faut-il pas entendre le fait d’adorer « deux divinités », mais conformément à ce que le procédé grammatical employé suppose en fonction des vs53-54 le fait d’adorer d’une part Dieu en tant que divinité/ilâh supérieure, mais, d’autre part à commercer avec les divinités pour ce qui est du quotidien, lesquelles forment alors pour le Coran globalement une deuxième entité : « en tant que deux/ithnayn » adorée à tort. Il ne s’agit donc pas d’un dualisme au sens strict du terme, c’est-à-dire un dieu du bien versus un dieu du mal, mais bien plutôt d’une dualité, en tous les sens du terme, en quelque sorte une dualité polythéiste mettant en opposition Dieu et les divinités, ce qui est ici exprimé par  la formulation « deux divinités/ilâhayn ». Au final, et quoi qu’il en soit, ce verset est de toute évidence sans aucun rapport avec la critique de la Trinité, ni même celle d’une trinité hérétique.

II– Critiques des trinités.

Après avoir  démontré que les deux premiers versets référents de l’Exégèse ne concernent ni la Trinité ni les trinités, envisageons à présent les trois derniers versets qui, eux, sont réellement en rapport avec le sujet.

c- Condamnation du monophysisme : « Ils sont vraiment dénégateurs ceux qui disent : Dieu est le Messie, fils de Marie. Ce, alors que le Messie a dit : Ô Fils d’Israël ! Adorez Dieu qui est mon Seigneur et votre Seigneur. Certes, quiconque donne un associé à Dieu, alors Dieu lui a interdit le Paradis. Leur seul refuge sera le Feu, et les iniques n’auront point de défenseurs ! », S5.V72. [17] Ce verset ne peut viser les chrétiens dans leur ensemble, car au v69 il est explicitement dit qu’ils bénéficieront du Salut divin[18] : « …les judaïsés, les sabéens, les chrétiens, quiconque croit en Dieu et au Jour Dernier et œuvre en bien, nulle crainte pour eux, ils ne seront point affligés. »[19]  Il n’est donc pas possible de supposer que notre v72 en citant ceux qui « sont vraiment dénégateurs » qualifie ainsi  les chrétiens dans leur ensemble. Ceci est du reste confirmé par l’emploi du syntagme « ceux qui disent » qui désigne donc une catégorie particulière sans toutefois préciser s’il s’agit d’une partie des chrétiens ou d’un groupe particulier. Mais, comme nous le verrons, il est dénoncé au v73 une autre affirmation dogmatique sans lien avec la première, ce dont nous déduisons qu’il s’agissait de critiquer théologiquement deux groupes distincts. Concernant présentement le v72, la formulation « Dieu est le Messie, fils de Marie » n’est pas de toute évidence celle du credo trinitaire  : le Messie est le fils de Dieu, elle en est même l’inverse ! Or, par « Dieu est le Messie, fils de Marie » l’on reconnaît sans peine l’affirmation propre au monophysisme pour qui le Fils, Jésus, est homme en tant que fils de Marie, mais n’a qu’une seule nature : divine, celle-ci ayant par union substantielle absorbé en quelque sorte la nature humaine de Jésus.[20] Nous l’avons dit, il existait un important foyer monophysite arabe dans la région de Najran au sud-est de La Mecque, mais aussi au sein de la grande confédération tribale des Taghlib, et c’est le dogme monophysite, considéré comme une hérésie par l’orthodoxie trinitaire, qui est ici de même rejeté par le Coran. Ainsi, citer ce verset comme argument coranique réfutant la Trinité chrétienne est une mésinterprétation que l’on imputera à la position apologétique et exclusiviste de l’Islam, mais pas au Coran. Nous ajouterons qu’en S5.V17 il est repris mot à mot l’énoncé introductif du v72 : « Ils sont vraiment dénégateurs ceux qui disent : Dieu est le Messie, fils de Marie », mais il y est de plus présenté un argument contre le dogme monophysite : Jésus est mortel et ne peut donc être de nature divine : « qui donc posséderait un moyen contre Dieu s’Il veut faire périr le Messie fils de Marie  ». Nous avons effectivement montré en la Crucifixion de Jésus que seul Dieu Lui-même a donné la mort à Jésus. Enfin, le segment « certes, quiconque donne un associé à Dieu, alors Dieu lui a interdit le Paradis » ne s’applique visiblement pas ici aux polythéistes, mais aux monophysites. En effet, pour le Coran, en soutenant la nature exclusivement divine de Jésus tout en croyant en Dieu revient à Lui associer une autre divinité et être ainsi « vraiment dénégateurs », ce n’est donc que la forme spécifique de polythéisme dont est taxé le monophysisme qui, en notre verset, est dénoncée et condamnée.

d- Condamnation du trithéisme : « Ils sont vraiment dénégateurs ceux qui disent : Dieu est le troisième de trois. Mais, il n’y a de divinité qu’une Divinité unique ! Et, s’ils ne cessent point de dire cela, touchera certainement, ceux d’entre eux qui auront dénié, un tourment terrible.  », S5.V73.[21] Ce verset fait suite au v72 ci-dessus analysé et est introduit de la même manière : « ils sont vraiment dénégateurs ceux qui disent », le segment « ceux qui » précise alors comme au v72 qu’il ne s’agit pas des chrétiens dans leur ensemble, mais d’un groupe en particulier. Il est ensuite fait référence à un énoncé théologique  bien différent de celui du v72 : « Dieu est le troisième de trois ». Notre traduction littérale met en évidence qu’il n’est pas ainsi fait référence à la formulation trinitaire pour laquelle il n’y a pas trois divinités, mais un seul Dieu d’essence unique connaissant trois “Personnes” ou hypostases. Ce qui est ici mentionné est une forme de trithéisme, la croyance en trois divinités distinctes dont Dieu serait « le troisième de trois  ». Précisons que le Coran n’emploie pas les termes triade ou trinité/tathlîth ou thâlûth, vocabulaire théologique postérieur au temps coranique, et nous verrons en l’article la Trinité selon le Coran comment celui-ci doit donc procéder pour désigner ladite Trinité. Comme ci-dessus pour le v72, le contexte d’insertion de ce verset est visiblement en lien avec la critique de certaines conceptions marginales de trinités trithéistes, ceci fixe le cadre, mais sans préciser la nature des deux autres divinités. Cependant, la triade divine : Dieu, Jésus, Marie sera envisagée par le v116 de notre sourate, nous l’étudierons plus avant. Aussi, pouvons-nous raisonnablement supposer que le trithéisme ici dénoncé est représenté par : Dieu, Jésus, l’Esprit saint. En effet, ce trithéisme est considéré par l’hérésiologie orthodoxe comme une dissidence du monophysisme, lequel, rappelons-le, était directement rejeté au v72. De fait, il est historiquement établi que vers la fin du VIe siècle et le début du VIIe siècle ce type de trithéisme était répandu de la Syrie au Yémen et avait touché nombre de tribus arabes. Par ailleurs, ce trithéisme faisant de Dieu, Jésus et l’Esprit trois divinités distinctes était sans doute présent dans les controverses contre la prédication strictement monothéiste de Muhammad. Ce trithéisme est considéré par le Coran comme une aberration théologique plus grave encore que celle du monophysisme puisque ce dernier avait été qualifié de polythéisme au v72, alors que le segment restrictif « ceux d’entre eux qui auront dénié » indique qu’une telle croyance par son exagération peut mener directement au déni de Foi/kufr, c’est-à-dire à ne pas croire réellement en Dieu. De même que le précédent, ce verset n’est donc pas une critique de la Trinité, mais d’une trinité trithéiste théologiquement marginale et que le Coran condamne tout comme les chrétiens trinitaires le firent. Considérer que lesdits chrétiens trinitaires sont des trithéistes est donc aussi erroné que fallacieux.

e- Condamnation du trithéisme pseudo-collyridien : « Et Quand Dieu dira : Ô Jésus fils de Marie ! Est-ce toi qui as dit aux gens : Prenez-moi ainsi que ma mère en tant que deux divinités en sus de Dieu ? Il répondra : Gloire à Toi ! En quoi aurais-je dit ce qui n’est pas pour moi vrai ! Si je l’avais dit, tu l’aurais su ! Tu connais bien ce qui est en moi, alors que je ne sais point ce qui est en Toi ; Tu es, certes, parfaitement connaisseur des choses cachées ! », S5.V116.[22]  Ce verset s’inscrit dans un assez long paragraphe relatif à une mise au point quant au parcours et à la mission de Jésus. De manière explicite, le segment « prenez-moi ainsi que ma mère en tant que deux divinités en sus de Dieu » évoque un autre trithéisme que précédemment et composé cette fois-ci de la triade : Dieu ; Jésus ; Marie. Il nous semble à présent devoir distinguer la triade mentionnée en notre verset des croyances des collyridiens.[23]  En effet, ces derniers sont connus pour avoir voué un culte presque exclusif à Marie, alors qu’il est ici question d’une triade familiale où les trois “Personnes” sont mises au même niveau et où, surtout, Marie se substitue à l’Esprit-Saint. Si le collyridisme fut implanté en Arabie, il est à noter que bien des polythéismes arabes concevaient des triades de divinités filialement liées. Ainsi, peut-on lire en S6.V100 [24]: « … ils Lui ont inventé des fils et des filles, sans aucun savoir…» et en S53.V19-20 « Auriez-vous donc vu al-Lât et al–‘Uzzâ ainsi que Manât cette autre troisième ».[25] Ces versets évoquent deux triades familiales différentes, la première : Dieu ; al-Lât ; al–‘Uzzâ, la deuxième dont Manât est alors le troisième terme. Il s’agit là de divinités filles : « Auriez-vous le garçon et Lui la fille ! », S53.V21,[26] ce qui suppose dans la logique anthropomorphique du polythéisme que ces divinités-filles aient une mère, le Coran en creux le signale : « …aurait-Il des enfants alors qu’Il n’a pas de Compagne et qu’Il est le Créateur de toute chose !… », S6.V101.[27] Il n’y a donc aucune difficulté à supposer qu’en ces conditions le concept chrétien de Marie Mère de Dieu, le culte marital collyridien présent en Arabie et les triades familiales du polythéisme arabe aient abouti par syncrétisme à la conception de la triade que le Coran ici dénonce : Dieu ; Jésus ; Marie. Historiquement, nous manquons d’éléments pour identifier nominalement cette croyance et les tribus plus ou moins christianisées où elle avait cours. Aussi, en fonction des données que nous avons avancées, parlerons-nous de trithéisme pseudo-collyridien. Nous aurons à nouveau pu constater que le Coran ne dénonçait pas en ce verset, comme en les précédents, la Trinité, mais une forme de trinité qu’il jugeait hérétique par rapport au dogme monothéiste coranique, mais aussi chrétien.

 

• Conclusion

L’analyse littérale des cinq principaux versets mis en cause par l’Islam quant à une supposée critique coranique de la Trinité aura mis en lumière la précision coranique et l’imprécision de la surinterprétation islamique dont elle est victime ; en somme, et encore une fois, l’illustration d’un constat majeur : la différence entre le Coran et l’Islam. En résumé, deux versets sont en réalité en lien avec la critique coranique du polythéisme : S10.V68 et S16.V51. Les trois autres versets, et c’est là un fait essentiel, ne concernent pas une critique de la Trinité, mais d’autres formes  de trinités soutenues par des sectes chrétiennes jugées par le christianisme post-chalcédonien comme hérétiques, ce que le Coran confirme donc. Le Coran ne fait point là acte de théologie comparée, mais dénonce très concrètement des concepts de trinités qui avaient cours au sein de tribus arabes christianisées, plus que chrétienne, et qui étaient alors en controverse avec Muhammad et sa prédication strictement monothéiste. Ainsi, S5.V72 établit la critique du monophysisme, S5.V73 celle du trithéisme, S5.V116 celle d’un trithéisme pseudo-collyridien.

Au demeurant, l’on constate historiquement que Jean Damascène, grand théologien chrétien de la fin du premier siècle de l’Hégire, alors qu’il classait l’Islam comme une hérésie chrétienne, n’a jamais controversé sur les prétendues critiques coraniques de la Trinité. Ceci implique qu’en cette période, antérieure à l’avènement de l’Exégèse, les versets en question étaient compris selon leur signification réelle : la critique d’hérésies chrétiennes. Ce n’est donc que par la suite, sous la poussée de l’apologétique musulmane anti-chrétienne, que ces versets furent par la majorité des exégètes détournés de leur signification première afin de faire un mauvais procès à la Trinité chrétienne. Nous l’avons vu, la Trinité fut par ces exégèses subjectives et orientées assimilée à du trithéisme plus ou moins dissimulé par la complexité théologique du « Mystère de la Trinité ». Ce détournement du sens coranique est d’autant plus inexact qu’en réalité le Coran ne critique que très partiellement la Trinité, comme nous le démontrons en l’article la Trinité selon le Coran et en Islam.

L’Islam, en sa volonté de dénigrer la Trinité chrétienne a donc dévié le sens littéral coranique et, ce faisant, a discrédité le Coran. En effet, en assimilant ces versets coraniques aux objectifs de cette théopolitique islamique, l’Islam a généré une situation qui, en réalité, a été retournée contre le Coran.  En effet, tant le front chrétien islamophobe assumé que celui plus inavoué d’une partie de l’islamologie, se plaisent à disqualifier le Coran. Pour les premiers, ils déduisent de la confusion engendrée par l’Exégèse musulmane entre la Trinité et les hérésies trinitaires que le Coran était manifestement dans la méconnaissance de c’est qu’est la Trinité selon le christianisme. Par conséquent, ils trouvent là argument indiquant que le Coran ne peut avoir été révélé par Dieu. Pour les seconds, Muhammad en tant qu’auteur du Coran, était mal informé, voire inculte et confus en son étrange conception de la Trinité. Il a donc selon eux commis de nombreuses approximations et erreurs discréditant potentiellement la valeur de son message et pouvant indiquer son appartenance à une étrange secte, qu’il leur resterait tout de même à identifier…

Quoi qu’il en soit, nous retiendrons que le Coran est innocent de ce dont l’accusent l’Islam et ses détracteurs et que les contradictions dont on taxe le texte coranique sont uniquement dues à l’exégèse islamique. Au contraire, c’est avec une grande cohérence que le Coran ne condamne pas la Trinité, mais des trinités hérétiques selon la chrétienté elle-même, ceci pour mieux caractériser sa position quant à la Trinité et donc au monde chrétien. Loin de consommer la rupture entre la chrétienté et l’Islam, voulue du reste par ces deux religions, le Coran, comme nous le verrons en l’article consacré à la Trinité, cherche au contraire à plaider pour un terrain d’entende commun afin que les croyants puissent tous, au nom de leur foi en Dieu, se respecter mutuellement et harmoniser leur vivre-ensemble.

Dr al Ajamî

[1] À savoir : les conditions de la mort de Jésus, sa résurrection, son Ascension vers Dieu corps et esprit, la Rédemption des péchés par le sacrifice de Jésus et la Pentecôte, c’est-à-dire la redescente de l’Esprit de Dieu sur les apôtres.

[2] Cf. La Pluralité religieuse ; Le Salut Universel ; La Meilleure Communauté.

[3] S10.V68.

[4] S16.V51.

[5] S5.V72.

[6] S5.V73.

[7] S5.V116.

[8] An 553,  Concile de Constantinople II : DS 421.

[9] Le meilleur exemple en est La Mecque qui représentait le carrefour de ce vaste syncrétisme arabe. La Tradition, si ici on doit lui accorder quelques crédits, rapporte que l’on trouvait à la Kaaba 360 idoles tout comme un portrait de Marie ou d’Abraham. Quoi qu’il en soit de la véracité historique de ces informations, l’on comprend tout de même que la réduction de ce vaste panthéon hétéroclite à un Dieu unique suscita de nombreuses résistances au message iconoclaste du Coran.

[10] Nous entendons là l’adoption d’une définition de la Trinité commune à l’Église de Rome, à l’Église orthodoxe, aux patriarcats d’Alexandrie, d’Antioche, et de Jérusalem. Voir : La Trinité selon le Coran et en Islam.

[11] S10.V68 :

 قَالُوا اتَّخَذَ اللَّهُ وَلَدًا سُبْحَانَهُ هُوَ الْغَنِيُّ لَهُ مَا فِي السَّمَاوَاتِ وَمَا فِي الْأَرْضِ إِنْ عِنْدَكُمْ مِنْ سُلْطَانٍ بِهَذَا أَتَقُولُونَ عَلَى اللَّهِ مَا لَا تَعْلَمُونَ

[12] Nous retrouvons le même type d’argument coranique contre le polythéisme mecquois en la célèbre sourate S112. Cette courte et très précoce sourate est elle aussi fréquemment et indûment lue comme à charge contre le concept chrétien de Fils de Dieu alors qu’elle est à comprendre en lien avec la critique monothéiste du polythéisme. Ce thème, entremêlé avec celui de la sourate conjointe S109, est d’ailleurs clairement repris aux versets 104-105 de notre sourate.

[13] L’on pourrait néanmoins objecter qu’en S2.V116 il est employé la même formulation : « Ils disent : Dieu s’est adjoint progéniture » alors qu’au v113 de ce passage il est clairement traité des chrétiens dans leur ensemble. Certes, mais il faut observer qu’aux vs113 et 118 il est aussi fait mention de « ceux qui point ne savent », lesquels sont les locuteurs au v116. Or, cette expression qualifie des gens qui ne sont ni juifs ni chrétiens, mais sont des incultes du point de vue de ces derniers, donc des Gentils, c’est-à-dire les polythéistes arabes, tout comme en notre v68.

[14] S16.V51 : « وَقَالَ اللَّهُ لَا تَتَّخِذُوا إِلَهَيْنِ اثْنَيْنِ إِنَّمَا هُوَ إِلَهٌ وَاحِدٌ فَإِيَّايَ فَارْهَبُونِ »

[15] S16.V53-54 :

وَمَا بِكُمْ مِنْ نِعْمَةٍ فَمِنَ اللَّهِ ثُمَّ إِذَا مَسَّكُمُ الضُّرُّ فَإِلَيْهِ تَجْأَرُونَ (53) ثُمَّ إِذَا كَشَفَ الضُّرَّ عَنْكُمْ إِذَا فَرِيقٌ مِنْكُمْ بِرَبِّهِمْ يُشْرِكُونَ

[16] C’est à partir du mot ilâh/déité, divinité que l’on obtient le verbe alaha : accorder protection à. En effet, chaque clan arabe hébergeait une divinité à qui elle vouait un culte en échange de sa protection. De là, le verbe alaha signifia adorer, c’est-à-dire rendre un culte à une divinité et désignait les pratiques coutumières envers une divinité, lesquelles instauraient un rapport de mutuelle assistance : l’adorateur servait la divinité qui en retour avait une dette à son égard et le rétribuait.

[17] S5.V72 :

لَقَدْ كَفَرَ الَّذِينَ قَالُوا إِنَّ اللَّهَ هُوَ الْمَسِيحُ ابْنُ مَرْيَمَ وَقَالَ الْمَسِيحُ يَا بَنِي إِسْرَائِيلَ اعْبُدُوا اللَّهَ رَبِّي وَرَبَّكُمْ إِنَّهُ مَنْ يُشْرِكْ بِاللَّهِ فَقَدْ حَرَّمَ اللَّهُ عَلَيْهِ الْجَنَّةَ وَمَأْوَاهُ النَّارُ وَمَا لِلظَّالِمِينَ مِنْ أَنْصَارٍ

[18] Voir : Le Salut universel.

[19] S5.V69 :

 إِنَّ الَّذِينَ آَمَنُوا وَالَّذِينَ هَادُوا وَالصَّابِئُونَ وَالنَّصَارَى مَنْ آَمَنَ بِاللَّهِ وَالْيَوْمِ الْآَخِرِ وَعَمِلَ صَالِحًا فَلَا خَوْفٌ عَلَيْهِمْ وَلَا هُمْ يَحْزَنُونَ

[20] En tant qu’hérésie, le monophysisme [de mono/un et physis/nature] a été condamné par le Concile de Chalcédoine en 451.

[21] S5.V73 :

لَقَدْ كَفَرَ الَّذِينَ قَالُوا إِنَّ اللَّهَ ثَالِثُ ثَلَاثَةٍ وَمَا مِنْ إِلَهٍ إِلَّا إِلَهٌ وَاحِدٌ وَإِنْ لَمْ يَنْتَهُوا عَمَّا يَقُولُونَ لَيَمَسَّنَّ الَّذِينَ كَفَرُوا مِنْهُمْ عَذَابٌ أَلِيمٌ

[22] S5.V116 :

وَإِذْ قَالَ اللَّهُ يَا عِيسَى ابْنَ مَرْيَمَ أَأَنْتَ قُلْتَ لِلنَّاسِ اتَّخِذُونِي وَأُمِّيَ إِلَهَيْنِ مِنْ دُونِ اللَّهِ قَالَ سُبْحَانَكَ مَا يَكُونُ لِي أَنْ أَقُولَ مَا لَيْسَ لِي بِحَقٍّ إِنْ كُنْتُ قُلْتُهُ فَقَدْ عَلِمْتَهُ تَعْلَمُ مَا فِي نَفْسِي وَلَا أَعْلَمُ مَا فِي نَفْسِكَ إِنَّكَ أَنْتَ عَلَّامُ الْغُيُوبِ

[23] Secte marianiste du IVe siècle originaire de Thrace, toujours présente en Arabie au VIIe siècle.

[24] S6.V100 : « …وَخَرَقُوا لَهُ بَنِينَ وَبَنَاتٍ بِغَيْرِ عِلْمٍ … »

[25] S53.V19-20 : « أَفَرَأَيْتُمُ اللَّاتَ وَالْعُزَّى (19) وَمَنَاةَ الثَّالِثَةَ الْأُخْرَى »

[26] S53.V21 : « أَلَكُمُ الذَّكَرُ وَلَهُ الْأُنْثَى » Idem en S16.V57.

[27] S6.V101 : « … أَنَّى يَكُونُ لَهُ وَلَدٌ وَلَمْ تَكُنْ لَهُ صَاحِبَةٌ وَخَلَقَ كُلَّ شَيْء… »