Skip to main content

La crucifixion de Jésus selon le Coran et en Islam ; S4.V157-158

De manière générale, les musulmans sont assez ignorants des dogmes des autres religions, notamment le judaïsme et le christianisme. Cependant, ils n’ont pas nécessairement conscience de cette carence, car il leur semble être informé par l’Islam et, conséquemment, mais indirectement, par le Coran quant à ces deux religions. Or, leur perception en la matière est biaisée par la grille de lecture imposée depuis plus de mille ans par l’Exégèse apologétique pour qui point de Salut hors l’Islam.[1] De manière caricaturale, mais aux graves conséquences, leur approche de l’interreligieux a pour fil conducteur l’affirmation classique répétée à chaque prière, en substance :  « les juifs ont encouru la colère de Dieu et les chrétiens se sont égarés ». Il s’agit là de l’interprétation partiale officielle du dernier verset de la Fâtiḥa, verset dont nous avons démontré que le sens littéral est bien différent.[2] Néanmoins, cette lecture en tête du Coran impacte tout le système interprétatif quant à l’altérité religieuse et, en particulier, la compréhension de la Trinité chrétienne. Au cœur de ce sujet épineux, oserions-nous dire, la question de la crucifixion et de la résurrection de Jésus a donné lieu à de nombreuses spéculations dénégatrices qui, pour l’Islam, se résumerait à une cruci-fiction, selon la formule d’un célèbre prêcheur polémiste.

Cela dit, le Coran s’est clairement exprimé sur ce point et, tout aussi indubitablement, les interprétations de ces versets ont contribué à opacifier l’intelligence du propos. Qu’en est-il donc vraiment du message coranique quant au sort et au devenir de Jésus ? A-t-il été crucifié ? Est-il mort ici-bas ? A-t-il été ressuscité ? A-t-il été élevé de son vivant auprès de Dieu ? Reviendra-t-il sur Terre à la fin des temps ?

 

• Que dit l’Islam

Un seul passage coranique traite directement du problème de la crucifixion de Jésus, en voici la traduction standard : « et à cause de leur parole : Nous avons vraiment tué le Christ, Jésus, fils de Marie, le Messager d’Allah… Or, ils ne l’ont ni tué ni crucifié, mais ce n’était qu’un faux semblant ! Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l’incertitude : ils n’en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l’ont certainement pas tué,[3] mais Allah l’a élevé vers Lui, Allah est Puissant et Sage. », S4.V157-158. À bien lire, cette traduction maintient une certaine opacité textuelle due, de fait, à la surcharge exégétique. À partir des segments-clefs « ils ne l’ont ni tué ni crucifié, mais ce n’était qu’un faux semblant  » il a été globalement échafaudé trois scénarios :

a- Le premier avis a été indirectement emprunté à la démarche mutazilite. Il a été affirmé que les juifs ne connaissant pas vraiment Jésus se trompèrent sur la personne et crucifièrent quelqu’un d’autre à sa place.

b- La deuxième hypothèse est prise au docétisme[4] et repose sur la distinction entre l’enveloppe charnelle de Jésus et sa nature spirituelle, au sens d’Esprit de Dieu. Ainsi, la corporalité de Jésus est une illusion [ce n’était qu’un faux semblant] et de même donc pour sa crucifixion qui ici serait donc bien une cruci-fiction. Cette thèse perdure actuellement en certains aspects du shiisme imamite mystique.

c- Le troisième avis, en lien lui aussi avec des aspects marginaux du docétisme, fonde « la théorie du sosie », et Tabari en témoigne. Il faut alors ici comprendre par « ce n’était qu’un faux semblant  » que Dieu aurait suscité un sosie de Jésus qui aurait été crucifié pendant que Jésus, corps et esprit, aurait été « élevé vers Lui ». Jésus ne serait donc pas mort en croix, ni son corps ni son esprit, ce qui expliquerait qu’il puisse revenir avant la fin des temps. Suite à la rédaction de l’Évangile apocryphe dit de Barnabé, cette interprétation s’est largement imposée et, à l’heure actuelle, quelles qu’en soient les versions, cette histoire est admise du plus grand nombre. Cependant, cette lecture interprétative appelle trois remarques principales :

1- Comment admettre que Dieu aurait volontairement laissé crucifier un innocent, quand bien même s’agirait-il de Judas ? La perfection de la justice divine n’est pas compatible avec une telle usurpation !

2- Si le sosie était si parfait que nul ne s’en rendit compte, comment donc put-il y avoir des témoins qui par la suite purent affirmer qu’il y avait eu une telle substitution ?

3- L’argument scripturaire le plus reconnu à l’heure actuelle est l’Évangile de Barnabé, or il s’agit d’une supercherie bien postérieure aux théologies chrétiennes et musulmanes.[5]

Soucieuse en son apologétique d’invalider la doctrine trinitaire et de disqualifier théologiquement le christianisme, ainsi que d’enfoncer le coin de sa judéophobie latente, l’exégèse orthodoxe musulmane a rendu fort confuse la ligne de sens du propos coranique. L’idée générale qui semble-t-il devait ainsi instiller était que ces versets déniaient la crucifixion de Jésus, ceci ayant pour effet direct de saper à la base la doctrine principale du christianisme et d’accuser les juifs de complot christicide.[6] Enfin, nous ajouterons que l’islamologie a elle aussi contribué à considérablement brouiller les cartes coraniques. Or, une grande part de la conception musulmane quant au statut de Jésus repose sur le flou interprétatif de ces deux versets. Qu’en est-il donc réellement et quelles informations l’analyse littérale délivre-t-elle ? Quelle théologie coranique christique s’en dégage ?

 

• Que dit le Coran

Envisageons dans un premier temps la traduction littérale des versets concernés que nous allons pas à pas justifier : « Et quant à leur propos : Nous avons tué le Messie Jésus fils de Marie, le messager de Dieu ! Ils ne l’ont point tué et ils ne l’ont point crucifié, mais c’est ce qu’il leur sembla. Et, vraiment, ceux qui ont polémiqué quant à cela sont certes dans le doute à son sujet. Ils n’ont de lui d’autre connaissance qu’une suite de conjectures. Ils ne le tuèrent point, très certainement, [157] bien au contraire Dieu l’éleva vers Lui ; et Dieu est Tout-puissant, infiniment Sage.[158] »[7]

– Avant toute chose, l’analyse contextuelle doit nous permettre d’identifier qui sont les locuteurs visés au segment initial : « et quant à leur propos », c’est-à-dire qui donc prononce la phrase « nous avons tué le Messie Jésus fils de Marie le messager de Dieu  ». En effet, la formulation « le Messie Jésus fils de Marie, le messager de Dieu » est spécifiquement coranique et, à priori, ni les juifs ni les chrétiens n’useraient normalement de ces termes-là. L’on observe alors qu’à partir du v153 débute un paragraphe globalement consacré à certaines critiques adressées aux Gens du Livre : « Les Gens du Livre te demandent de leur faire descendre un livre du ciel ». La locution « Gens du Livre » n’est pas ici à comprendre au sens large : les juifs et les chrétiens notamment, puisqu’en ce même verset il est dit des ces détracteurs « et ils ont demandé à Moïse pire que cela ». Il faut donc entendre par «  Gens du Livre » la mention de juifs médinois interlocuteurs directs de Muhammad. Puis, s’en suit l’énumération des principaux griefs que le Coran reproche, non plus aux juifs médinois et encore moins aux juifs dans leur ensemble, mais dans un premier temps au Fils d’Israël/banî isrâ’îl [8] : demander à Moïse de voir Dieu, l’adoration du Veau d’or, v153, le non respect du sabbat, v154. Au vs155 est ensuite rappelé l’assassinat des prophètes d’Israël par certains juifs de la période du judaïsme primitif et, plus avant encore dans le temps, l’accusation d’adultère ou de prostitution portée à l’encontre de Marie, v156. Le Coran répond donc à la controverse fallacieuse rapportée en tête du v153 par le rappel de trahisons disparates de l’Alliance et échelonnées dans le temps alors qu’il s’adresse à quelques juifs médinois. Nous en déduisons que cette charge coranique réplique en réalité et précisément aux seuls qui à cette époque et en ce lieu étaient porteurs de l’ensemble de ces traditions et références : des rabbins médinois.

– Ce sont donc ces mêmes rabbins médinois contemporains ayant dit à Muhammad : fais-nous « descendre un livre du ciel », v153, qui à présent au v157 prononcent l’affirmation-clef : « nous avons tué le Messie Jésus fils de Marie, le messager de Dieu  ». D’une part, le contexte est nettement polémique, mais il est aussi très sarcastique, ce qui explique qu’ils aient employé la dénomination de Jésus selon la terminologie coranique pour mieux accentuer leur propos : notre Thora est descendue du ciel sur le Mont Sinaï et, quant à Jésus, nous l’avons tué, ce qui de plus sous-entend peut-être une menace à peine voilée à l’encontre de Muhammad. D’autre part, l’on note qu’il n’est pas dit nous avons tué le Messie par crucifixion, mais seulement « nous avons tué le Messie ». Or, le propos talmudique auquel il est probablement fait ici allusion dit que Jésus accusé de sédition contre Israël fut lapidé à mort puis pendu, ce qui correspond effectivement aux pratiques juives de l’époque,[9] la nature même de cette référence confirme qu’il s’agit bien du propos de rabbins médinois polémiquant avec le Prophète. Nous ne sommes donc pas dans une controverse en lien avec l’historicité des faits, mais avec leur approche théologique.

– À cette affirmation d’ordre talmudique, la réponse du Coran est la suivante : « ils ne l’ont point tué et ils ne l’ont point crucifié, mais c’est ce qu’il leur sembla ». Cependant, puisque nous venons de voir que les rabbins n’ont jamais prétendu que les juifs avaient été responsables de la crucifixion de Jésus, mais seulement de sa mort, seul le segment « ils ne l’ont point tué » les concerne directement. En soi, le Coran ne valide donc pas que les juifs aient à être mis en cause quant à la mort de Jésus. L’on en déduit que le segment « et ils ne l’ont point crucifié » est en réalité adressé à la croyance centrale du christianisme. La polémique rabbinique initiale de notre v157 n’est donc pas isolée, mais inscrite en un train de controverses interreligieuses incluant cet autre membre majeur des Gens du Livre que sont les chrétiens. L’on comprend sans peine que ce propos des rabbins : « nous avons tué le Messie Jésus » attaquait la foi chrétienne et s’adressait indirectement ou pas à des doctes chrétiens médinois impliqués plus ou moins directement en cette controverse. La suite du verset va confirmer ce glissement de plan expliquant que la réponse coranique est alors conçue en une perspective christologique et non pas judaïque. À ce stade, le Coran innocente à nouveau les juifs du crime de déicide porté à leur encontre par le christianisme.

– Le Coran porte alors sa critique vers les chrétiens et c’est sous cet angle qu’il faut comprendre sa réponse : « ils ne l’ont point tué et ils ne l’ont point crucifié ». Encore une fois, l’on constate que l’approche coranique est anhistorique, puisqu’il ne précise pas non plus qui selon lui serait le responsable des faits. Par contre, ceci renforce l’idée que le Coran du point de vue de sa critique théologique affirme clairement que Jésus n’a pas été tué : « ils ne l’ont point tué/wa mâ qatalû-hu ». Le verbe qatala/tuer quelqu’un, mettre à mort, est sans ambiguïté et il n’est donc pas dit que Jésus n’est jamais mort. En effet, pour le Coran, c’est Dieu seul qui a donné la mort à Jésus.  : « Ô Jésus ! C’est Moi qui te donnerai la mort, t’élèverai vers Moi… »,[10] ce qui explique aussi qu’en notre verset il ne soit désigné aucun responsable de la mort de Jésus et fournit le sens littéral de la négation « ils ne l’ont point tué » : nul autre que Dieu n’a donné la mort à Jésus. Du reste, ce point central est mentionné au v158 : « bien au contraire Dieu l’éleva vers Lui », voir plus avant. Quant au segment « ils ne l’ont point crucifié », il se comprend lui aussi de manière anhistorique, cette fois à l’adresse du christianisme et comme une remarque du même ordre, à savoir : Jésus n’est pas mort sur la croix, ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas été crucifié. En effet, le verbe ṣalaba, non arabe,[11] signifie, tout comme en français : mettre en croix pour faire mourir, et c’est donc à nouveau Dieu qui affirme que Jésus n’a pu mourir ainsi que de par Sa volonté.

– Aussi, en fonction de ce changement thématique et de l’objection précise émise ci-dessus par l’affirmation « ils ne l’ont point crucifié », le segment-clef « mais c’est ce qu’il leur sembla » indique nécessairement qu’il y eut crucifixion, ceci n’est point nié et la réalité de la crucifixion de Jésus n’est pas rejetée. Fort logiquement, ceci exclut par le Coran que Jésus serait mort des suites de ce supplice à l’instar de n’importe quel mortel, à nouveau : seul Dieu a pu lui donner la mort. Ce qui en soi n’est pas une affirmation inacceptable n’est pas pour autant chose anodine, car sous cet aspect elle remet en cause directement deux fondements du christianisme. Premièrement, si Jésus est mort en croix, mais uniquement de par la volonté de Dieu et qu’Il l’a de plus élevé vers Lui, alors il y a conséquemment déni de la résurrection de Jésus qui, elle, suppose que Jésus soit mort de mort naturelle et n’est pas été élevé vers Dieu durant sa crucifixion. La croyance en la résurrection, tout comme le problème de la mort de Jésus et de la crucifixion, sont donc inclus dans la remarque critique : « mais c’est ce qu’il leur sembla ». Deuxièmement, cette déconstruction a pour conséquence la réfutation du rachat des péchés de l’humanité par le sacrifice divin du Fils : la Rédemption. Cette remise en cause des fondements de la théologie christique propre au christianisme est in fine la ligne de sens essentielle de ces versets-clefs, nous le vérifierons par la suite.

Auparavant, rappelons que la locution « mais c’est ce qu’il leur sembla » a été âprement discutée, tant par l’Exégèse classique que l’Islamologie contemporaine, et que l’on a bien voulu la rendre beaucoup plus ambiguë qu’elle ne l’est réellement.[12]  Le texte est ainsi formulé : walâkin shubbiha la-hum, la forme II shabbaha est uniquement référencée en ce verset et elle évoque l’idée de comparaison, doute, ressemblance, confusion, semblance. Cependant, lorsqu’elle est comme ici au passif : shubbiha, elle signifie compliquer les choses au point de rendre perplexe, mais ce sens recourt grammaticalement à la préposition « ‘alâ », ce qui n’est visiblement pas le cas. D’un point de vue grammatical, l’on observe que le verbe au passif shubbiha est au singulier et que le pronom « hum/eux » en la-hum se réfère à un pluriel d’êtres. Conséquemment, comme le signalait Zamakhsharî,[13] la seule analyse cohérente est que le sujet du verbe soit, au neutre, l’évènement mentionné précédemment, c’est-à-dire la mort en croix de Jésus, et, comme nous l’avons montré, que le pluriel représente les chrétiens en leur lecture de l’évènement. Ainsi, mot à mot l’on aurait : mais/walâkin ceci sembla/shubbiha à eux/la-hum, d’où notre « mais c’est ce qu’il leur sembla », c’est-à-dire : il sembla aux premiers témoins, puis aux premiers chrétiens et par la suite aux théologiens du christianisme que Jésus était mort sur la croix. De plus, cette analyse sémantique montre qu’il n’y a aucune possibilité linguistique pour que cette locution puisse formuler la théorie du sosie. Conséquemment, l’on ne peut valider les traductions nous proposant des « mais ce n’était qu’un faux semblant », « mais son sosie a été substitué à leurs yeux », elles ne se justifient que de par leur asservissement à l’Exégèse dominante.

– Dans notre explication de la formule « mais c’est ce qu’il leur sembla », nous avons indiqué qu’elle incluait tant les témoins oculaires que bien plus tard les théologiens du christianisme. Ceci est directement confirmé par la suite du propos coranique « et, vraiment, ceux qui ont polémiqué quant à cela sont certes dans le doute à son sujet », propos qui visiblement évoque les nombreuses hypothèses et controverses ayant émaillé la formation du christianisme. Il fallut plus de quatre siècles de spéculations, voire de combats, pour déclarer hérétique une partie des théories théologiques relatives à la nature de Jésus et donc au sens à donner à sa crucifixion puis à sa résurrection. En affirmant que la mort de Jésus n’était pas liée directement à sa mise en croix mais à l’intervention de Dieu du fait même de la double nature de Jésus, corporelle et spirituelle comme nous allons le voir, le Coran résume en une phrase lapidaire  les débats ayant secoué l’histoire de la christologie chrétienne : « Ils n’ont de lui [Jésus] d’autre connaissance qu’une suite de conjectures ».

– Le Coran reprend alors de manière explicite ce qu’il avait précédemment dit de manière contextuellement plus intriquée : « ils ne le tuèrent point, très certainement/ wa mâ qatalûhu yaqînan  ».[14] Nous noterons qu’en cette réaffirmation du problème posé initialement : « ils ne l’ont point tué et ils ne l’ont point crucifié » il n’y a plus la mention de la crucifixion de Jésus, mais seulement celle de sa mort : « ils ne le tuèrent point ». Le verbe ṣalaba signifiait donc bien mettre à mort par crucifixion et il est inutile ici de le répéter puisque le sujet principal est d’établir ce à quoi correspondait réellement la mort de Jésus. De même, l’on constate que la précision de valeur « certainement » répond parfaitement au segment « c’est ce qu’il leur sembla » auquel elle s’oppose, c’est dire que le point de vue coranique se définit certain alors que les spéculations christologiques dénoncées sont elles qualifiées d’incertaines. Ceci renforce ce que nous avons déjà littéralement démontré : Jésus est mort, mais pas des suites de son supplice sur la croix et qu’« au contraire », seul Dieu pouvait donner la mort à Jésus : « Ô Jésus ! C’est Moi qui te donnerai la mort », cf. S3.V55 supra, ce qu’Il fit à cette occasion puis Il « l’éleva vers Lui ». Nous disposons à présent d’assez d’éléments pour comprendre comment il peut être dit de Jésus qu’ils « ne le tuèrent point », mais que pourtant Dieu lui a donné la mort et « l’éleva vers Lui  ». Selon le Coran, la nature de Jésus, né de manière miraculeuse du sein de la vierge Marie, est double : d’une part une enveloppe corporelle d’apparence et de fonctionnement biologique normaux : « …lui [Jésus] et sa mère prenaient de la nourriture… »[15] et, d’autre part, une nature spirituelle ou pneumatique : « Nous [Dieu] insufflâmes en elle [Marie] de notre souffle… »,[16] le terme ruhḥ/souffle, ici de Dieu, signifie aussi esprit, ici de Dieu. Nous en déduisons que le Coran en reconnaissant que Jésus est mort uniquement du fait de la volonté divine désigne sa corporalité, cet être humain d’origine sur-naturelle ne pouvait mourir de mort naturelle. De la même manière, par « Il « l’éleva vers Lui », c’est donc sa nature spirituelle, le ruḥ/esprit/souffle divin que Dieu lui avait conféré qui à ce moment-là est ainsi élevée, au sens ascensionnel, vers son Créateur, car cette essence surnaturelle du Christ ne pouvait connaître une quelconque forme de mort terrestre et, en cela « Dieu est Tout-puissant, infiniment Sage ».  Cette position coranique a pour conséquence de remettre en cause l’Ascension de Jésus qui pour les chrétiens, mais aussi les musulmans, a eu lieu corps et esprit. Et, puisque c’est seulement l’Esprit de Jésus qu’Il « éleva vers  Lui » et que rien n’indique que cette situation ait changé, il n’y a pas selon le Coran d’argument en faveur de Pentecôte, c’est-à-dire la descente de l’Esprit saint sur les apôtres.[17]

 

• Conclusion

L’analyse littérale de ces versets-clefs aura mis en évidence la thèse coranique quant à la mort en croix de Jésus. Le point de vue du Coran est original en ce sens qu’il propose quant à la crucifixion de Jésus une compréhension théologique différant de l’ensemble des lignes interprétatives proposées tant par les juifs, les chrétiens post-chalcédoniens, le docétisme et les conceptions développées  par les musulmans eux-mêmes. Le Jésus coranique a donc été victime d’un rapt exégétique de grande ampleur et plurimillénaire. En résumé et selon le Coran :

1- Textuellement « la théorie du sosie » n’a aucun support linguistique et théologique.

2- Le Coran soutient que la crucifixion de Jésus eut réellement lieu et qu’il ne s’agit donc pas d’une « cruci-fiction ».

3- Le Coran reconnaît que Jésus est mort ici-bas.

4- Le Coran n’admet pas pour autant que la mort de Jésus ait été directement la conséquence de sa crucifixion, même si elle en est concomitante.

5- Le Coran affirme que la nature corporelle sur-naturelle de Jésus ne pouvait connaître la mort que de par une intervention divine, c’est Dieu qui lui a donné la mort et non les hommes par le biais du supplice de la croix.

6- Le Coran laisse à comprendre que la nature spirituelle de Jésus en tant que Souffle et Esprit de Dieu a, elle, été élevée à ce moment-là vers Dieu.

7-  Si concernant Jésus son corps est définitivement mort et son esprit rappelé à Dieu, alors il n’y a pas eu de Résurrection de Jésus, corps et esprit.

8- Conséquemment, le Coran rejette aussi la théologie du rachat des fautes de l’humanité par ce supposé sacrifice, c’est-à-dire : la Rédemption.

9- De même, l’élévation de Jésus uniquement en esprit apparaît définitive, il n’y a donc pas eu selon le Coran de Pentecôte.

10- Jésus étant mort physiquement de par la volonté divine et spirituellement, seulement, élevé vers Lui, alors le retour de Jésus à la fin des temps n’aura pas lieu. Ces spéculations eschatologiques appartiennent aux différents mythes messianiques inter-partagés par les religions du Livre, voir : Le retour de Jésus  sur terre.

11- Corollairement, la position coranique dédouane les juifs d’avoir été supposément christicides tout en laissant aux rabbins et au Talmud leur propre responsabilité quant à leurs propos. Il rejette donc de même l’accusation de déicide portée à l’encontre des juifs par les chrétiens.

Au final, l’analyse de ces deux versets présente par rapport à d’essentiels points de la théologie chrétienne une figure de Jésus qui n’est pas celle du christianisme ni, du reste, celle du judaïsme. Le Jésus coranique est né miraculeusement du sein de Marie, vierge, Verbe de Dieu,[18] son enveloppe charnelle a été mise à mort par Dieu lors de la sa crucifixion et son Esprit a été à ce moment-là élevé vers Dieu pour y demeurer. Notons que ces données coraniques ne relèvent pas de la rationalité et sont donc des éléments de la foi. En quelques lignes, le Coran remet à plat les concepts fondateurs du christianisme anté et post-chalcédonien. Cependant, il ne condamne pas non plus frontalement ces spéculations séculaires de la théologie christique, mais les renvoie à elles-mêmes : « vraiment, ceux qui ont polémiqué quant à cela sont certes dans le doute à son sujet. Ils n’ont de lui d’autre connaissance qu’une suite de conjectures. » Cette position critique, néanmoins respectueuse, est parfaitement exprimée au v171 de ce même passage coranique : « Ô Gens du Livre ! N’outrepassez point en votre foi/dîn» Nous analyserons donc cet essentiel verset au sujet de La Trinité selon le Coran et en Islam. Pour autant, les différentes strates exégétiques qui ont été déposées sur la ligne du texte coranique ont alimenté la théologie de fermeture et d’exclusivisme propre à l’Islam, ce aux dépens de l’ouverture et la position inclusiviste de la théologie coranique.[19]

Dr al Ajamî

 

[1] Sur ce point, voir : La pluralité religieuse selon le Coran et en Islam ; Le Salut universel selon le Coran et en Islam.

[2] Cf. S1.V7.

[3] Ici la traduction standard ajoute en note : « autre sens, ils ne sont pas certains de l’avoir tué ».

[4] Le docétisme recouvre plusieurs mouvements théologiques des tout premiers siècles du christianisme. Leur point commun est que l’on ne pouvait admettre que la nature divine ait pu s’incarner en un corps de chair, tout ce qui concerne l’apparence de Jésus était donc de l’ordre de l’illusion.

[5]  L’Évangile de Barnabé est en quelque sorte un évangile musulman. L’approche historico-critique prouve sans peine que la rédaction de cet ouvrage portant sur la biographie de Jésus est destinée à donner une réalité scripturaire aux thèses exégétiques musulmanes concernant la vie de Jésus, notamment donc la « théorie du sosie ». De même, il est largement établi que la rédaction de cet pseudépigraphe est postérieure au XIII-XIVe siècles de l’Ère chrétienne.

[6]  Rappelons toutefois que le christianisme quant à lui formula contre les juifs l’accusation de déicide.

[7] S4.V157-158 :

وَقَوْلِهِمْ إِنَّا قَتَلْنَا الْمَسِيحَ عِيسَى ابْنَ مَرْيَمَ رَسُولَ اللَّهِ وَمَا قَتَلُوهُ وَمَا صَلَبُوهُ وَلَكِنْ شُبِّهَ لَهُمْ وَإِنَّ الَّذِينَ اخْتَلَفُوا فِيهِ لَفِي شَكٍّ مِنْهُ مَا لَهُمْ بِهِ مِنْ عِلْمٍ إِلَّا اتِّبَاعَ الظَّنِّ وَمَا قَتَلُوهُ يَقِينًا (157) بَلْ رَفَعَهُ اللَّهُ إِلَيْهِ وَكَانَ اللَّهُ عَزِيزًا حَكِيمًا (158)

[8] La terminologie coranique est bien plus riche et précise que l’approximation mise en place par l’Exégèse. Ainsi, la locution « Fils d’Israël/banî isrâ’îl » ne désigne dans le Coran que les Hébreux ayant participé à l’épopée de Moïse. Par ailleurs, le Coran utilise des locutions distinctes telles que : al–ladhîna hâdû/ceux qui se sont judaïsés, c’est-à-dire ceux qui ont adopté le judaïsme comme religion quelles que soient leurs origines ethniques : ex. S2.V62 et ici S4.V160 ; yahûdî/celui qui est judaïsé : S3.V67 ; hûd/celui qui est de religion juive : S2.V104 ; yahûd/juifs terme générique désignant les membres de la communauté juive définie religieusement et non pas ethniquement, ex. S2.V113 ; ahl al–kitâb/Gens du Livre, locution désignant parfois uniquement les juifs en tant qu’appartenant à une des communautés religieuses dépositaires d’un écrit sacré monothéiste, nombreuses occurrences.

[9]  Cf. Deutéronome XXI ; 22-23.

[10]  S3.V55 :

إِذْ قَالَ اللَّهُ يَا عِيسَى إِنِّي مُتَوَفِّيكَ وَرَافِعُكَ إِلَيَّ وَمُطَهِّرُكَ مِنَ الَّذِينَ كَفَرُوا وَجَاعِلُ الَّذِينَ اتَّبَعُوكَ فَوْقَ الَّذِينَ كَفَرُوا إِلَى يَوْمِ الْقِيَامَةِ ثُمَّ إِلَيَّ مَرْجِعُكُمْ فَأَحْكُمُ بَيْنَكُمْ فِيمَا كُنْتُمْ فِيهِ تَخْتَلِفُونَ

En fonction des thèses exégétiques et islamologiques il a beaucoup été spéculé sur le sens de mutawaffî-ka, participe de la forme V tawaffâ : recevoir le défunt, mourir, achever. Cependant, l’on peut observer que dans le Coran il n’est jamais dit que Dieu tue les hommes, mais qu’Il les « achève ». En effet, dans le langage coranique ce sont les corps qui sont morts, mât, amwât, etc. alors que les âmes sont dites achevées, mutawaffâ, c’est ainsi dire que Dieu leur fait achever leur séjour terrestre comme cela se justifie étymologiquement. Il n’ y a donc pas de contradiction ou de question particulière à ce que Dieu déclare avoir achevé Jésus au sens de lui avoir donné la mort et qu’ensuite Il dise vouloir l’élever vers Lui. C’est le corps qui est mort et l’âme, mais ici plus précisément la nature spirituelle divine de Jésus, qui va être élevée. Du reste, il est clairement dit que Jésus est mort en S19.V33 : « [Jésus dit] : Que la paix soit sur moi le jour où je naquis et le jour où je mourrai et le Jour où je serais ressuscité vivant. » Cette même phrase est prêtée à Jean le baptiste au v15, simple mortel pour le Coran, ce qui écarte toute hypothèse interprétative sur le fait que la ressuscitation de Jésus serait ici celle à laquelle les chrétiens se réfèrent, à savoir : la résurrection ici-bas après sa mort des suites de la crucifixion. Il y a là un argument coranique supplémentaire sur le non-retour de Jésus avant la fin des temps, voir : Le retour de Jésus selon le Coran et en Islam. L’on peut aussi quant à la mort sur terre de Jésus se reporter à S5.V75 qui lu en creux confirme cela.

[11] L’étymologie de ce verbe est syro-araméenne et c’est du fait du classement par racines verbales des lexiques de la langue arabe que l’on a inséré ce verbe à la rubrique ṣalaba dont le champ lexical est pourtant sans rapport avec l’idée de crucifixion. Sur ce point important, voir l’article méthodologique : Analyse lexicale.

[12]  De ce fait, le seul consensus exégétique que l’on puisse extraire du flot interprétatif caractérisant l’approche de la forme passive shubbiha est que pour les commentateurs elle est synonyme de khulliyya au sens d’être illusionné.

[13]  Muhammad az–Zamakhsharî, Tafsîr al–kashshâf, Dâr al–kutub al–‘ilmiya, Beyrouth, 1990, Vol. I, p. 575.

[14] Le segment wa mâ qatalûhu yaqînan offre sémantiquement trois possibilités qui ont classiquement été exploitées : 1- Ils ne l’ont pas tué, c’est certain ; 2- Ils ne furent pas sûrs de l’avoir tué ;  3- ils ne purent en obtenir aucune certitude. Notre analyse littérale montre que Jésus est mort, mais que c’est seulement Dieu qui a pu lui donner la mort, auquel cas la compréhension « Ils ne l’ont pas tué, c’est certain » est tout à fait correcte, d’où notre : « Ils ne le tuèrent point, très certainement, [157] bien au contraire Dieu l’éleva vers Lui ». La deuxième compréhension, obligerait à ce que la conclusion s’adressât aux Juifs, plus exactement à des rabbins juifs, mais nous avons vu que le discours avait glissé de plan sémantique et concernait sur ce point les chrétiens. En quoi donc leur dire : vous ne fûtes pas sûrs de l’avoir tué, alors que jamais chrétiens ne débattirent de leur responsabilité quant à la mort du Christ, cette deuxième possibilité est donc tout aussi logiquement à écarter. La troisième ligne de sens a été très tôt indiquée par Tabari qui signale ici un arabisme, par ailleurs toujours attesté par les dictionnaires, faisant de wa mâ qatalûhu yaqînan une expression idiomatique où le mot à mot ils ne l’ont point tué avec certitude signifie  métaphoriquement : « ils n’ont pu y mettre un terme par une quelconque certitude. » En arabe on dit : qatala shay’an ‘ilman, littéralement : il a tué une chose de science, c’est-à-dire : il l’a su parfaitement, il a maîtrisé le sujet. Cependant, puisqu’il est immédiatement ajouté « bien au contraire Dieu l’éleva vers Lui », cette hypothèse ne peut être retenue.

[15]  S5.V75 :

 مَا الْمَسِيحُ ابْنُ مَرْيَمَ إِلَّا رَسُولٌ قَدْ خَلَتْ مِنْ قَبْلِهِ الرُّسُلُ وَأُمُّهُ صِدِّيقَةٌ كَانَا يَأْكُلَانِ الطَّعَامَ انْظُرْ كَيْفَ نُبَيِّنُ لَهُمُ الْآَيَاتِ ثُمَّ انْظُرْ أَنَّى يُؤْفَكُونَ

[16] S21.V91  : « وَالَّتِي أَحْصَنَتْ فَرْجَهَا فَنَفَخْنَا فِيهَا مِنْ رُوحِنَا وَجَعَلْنَاهَا وَابْنَهَا آَيَةً لِلْعَالَمِينَ »

[17] Toujours selon la logique de détournement et recyclage à visée apologétique et exclusiviste, le christianisme a calqué la descente de l’Esprit saint sur les apôtres : la Pentecôte, sur le modèle de la fête de Chavouot juive qui commémorait à cette même date la descente sur Moïse de la Thora au mont Sinaï.

[18]  Sur ce point, voir : La Trinité selon le Coran et en Islam.

[19] Voir références en note 1.