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Les oulémas sont les héritiers des prophètes ? !

Le propos est connu, le Prophète aurait dit : « Les ulémas sont les héritiers des prophètes/al–‘ulamâ’u warathatu–l–anbiyâ’». Il est tout aussi évident qu’une telle affirmation sonne et résonne d’emblée comme l’argument d’autorité par excellence. D’une part, ce serait reconnaître l’existence préétablie d’une caste exégético-juridique représentée par les ‘ulamâ’u, au singulier ‘alîm/docte, savant. D’autre part, ce serait admettre à priori la valeur de leurs avis quant au Coran et à l’Islam, domaines tous deux ici confondus. Puisque dans l’imaginaire musulman les prophètes sont considérés comme infaillibles, nos doctes seraient en quelque sorte nimbés de la même vertu, et c’est bien selon cette croyance que les avis des ulémas ont été sacralisés. Concrètement, eux seuls ont autorité en matière d’Exégèse ou de jurisprudence et le commun des croyants ne peut que laisser de côté tout esprit critique à leur égard et donc à l’encontre de leurs affirmations. Du calife aux ulémas en passant par les cheikhs, le pouvoir est de la sorte organisé afin que la masse ne puisse contester leurs positions, leurs propos et leurs actes. Par la présente étude, nous constaterons les nombreuses faiblesses du hadîth référent ainsi que les critiques que la raison peut établir à l’encontre d’une telle affirmation :  « Les ulémas sont les héritiers des prophètes  ». Par ailleurs, le Coran s’oppose à cette élection irrationnelle et cette argumentation coranique fait donc l’objet d’un deuxième article consacré au sens du verset posant le célèbre postulat suivant : Muhammad est le Sceau des prophètes,[1] ce principe  supposant à priori que nul ne puisse se prétendre son héritier en matière de Connaissance.

 

  • Que dit l’Islam

– Notre adage référent : « Les ulémas sont les héritiers des prophètes » est la justification scripturaire d’une importante production théologique quant aux notions de révélation et de prophétie ainsi que d’une abondante apologétique visant à célébrer le statut de nos ulémas, mais aussi de tous ceux qui se réclament vecteurs d’une forme d’influx/influence prophétique que ce soit selon un lignage génétique ou spirituel.  De nos jours, ces débats anciens se sont atténués, mais l’idée centrale encore à l’œuvre aujourd’hui est parfaitement exprimée par  Sâlih ibn al–Fawzân, shaykh wahhabite contemporain, lorsqu’il déclare : « Il est obligatoire de respecter les savants des musulmans parce qu’ils sont les héritiers des prophètes.  » Qu’il faille respecter les savants nous paraît chose normale, le respect est dû à toute personne, mais que le respect dû aux ulémas soit justifié par le fait qu’ils seraient les héritiers des prophètes pose problème. Nous l’avons dit, cet absolu argument d’autorité n’est pas acceptable de principe, car le mérite des hommes selon le Coran, fussent-ils savants, n’est lié qu’à la valeur de leurs actes et, ici donc, à celle de leurs productions intellectuelles. Ensuite, en règle générale, nous ne nous attardons guère sur l’étude du hadîth, mais le présent sujet nous donne l’occasion de montrer comment l’analyse littérale critique du Hadîth révèle aisément les faiblesses et les aspects fictifs de ce type de textes.

– En réalité, la sentence « Les ulémas sont les héritiers des prophètes » est extraite d’un hadîth plus long dont voici le texte intégral : « D’après Kathîr ibn Qays : “J’étais assis avec Abû ad–Dardâ’ dans la mosquée de Damas quand vint un homme qui dit : Ô Abû ad–Dardâ’, je suis venu te voir depuis la ville du Messager (Saws) au sujet d’un hadîth dont il m’est parvenu que tu le transmettais du Messager de Dieu (Saws) et je ne suis pas venu pour un autre besoin.” Abû ad–Dardâ’ dit alors : “J’ai entendu le Prophète  dire : Certes, celui qui cherche un chemin par lequel acquérir une connaissance/‘ilm, Dieu le mettra sur un des chemins menant au Paradis. Certes, les Anges étendent leurs ailes agréant ainsi celui qui cherche la connaissance. Certes, demandent le pardon pour le savant tous ceux qui sont en les Cieux et la Terre et tous les poissons au fond de l’eau. Certes, la prééminence du savant sur le simple adorateur est comme celle de la pleine lune de nuit par rapport aux étoiles. Certes les savants/‘ulamâ’ sont les héritiers des prophètes/al–anbiyyâ’ et, certes, les prophètes/al–anbiyyâ’ n’ont laissé en héritage ni dinars ni dirhams, mais ont laissé comme héritage la connaissance/‘ilm et quiconque s’en saisit s’acquiert une abondante part.” »

– Du point de vue de la critique technique, ce hadîth est souvent donné comme étant rapporté par Muslim, mais, en réalité, nous ne le trouvons que chez Abû Dawûd, at-Tirmidhy, Ibn Ḥibbân et Ibn Mâjah. Ce hadîth a tout de même été authentifié/ṣaḥîḥ par al Albanî, mais pas par son contemporain al Arnâ’ûṭ dont il est connu qu’il est plus objectif dans ses critères de classification. De plus, il s’agit d’un hadîth aḥâd, c’est-à-dire connu selon une seule chaîne de transmission, isnâd, ce qui ne permet pas de vérifier l’information par recoupement, de fait il s’agit d’un degré faible dans la catégorie ṣaḥîḥ. Accessoirement, comment donc s’expliquer que Bukhârî et Muslim n’aient pas connu ce hadîth, et comment expliquer qu’une donnée aussi importante n’ait été transmise que par le seul Abû ad–Dardâ’ ?

– Du point de vue de la critique des sources, ce qui est ici frappant est la communauté de propos de ce hadîth avec l’autolégitimation du magistère rabbinique : « La Torah nous commande d’écouter les paroles des Rabbins qui sont les juges d’Israël, les héritiers de Moïse », maxime construite à partir d’une interprétation de Deutéronome ; XVII : 9-13. De même, selon un procédé de déconstruction/récupération quasi constant,  il a été détourné au profit des ulémas la position chrétienne considérant que Jésus est l’héritier de tous les prophètes à partir de l’interprétation du passage suivant :   « Après avoir autrefois, à bien des reprises et de bien des manières, parlé aux pères par les prophètes, Dieu nous a parlé, en ces jours qui sont les derniers, par un Fils qu’il a établi héritier de tout et par lequel il a aussi créé le monde. », Épître aux Hébreux ; I : 1-2. Nous l’avons régulièrement signalé, bien des concepts propres à l’Islam ont été  puisés et plus ou moins intégrés tels quels à partir du Talmud et il est un fait talmudique avéré que les rabbins se considèrent peu ou prou comme héritiers des Prophètes.

– Du point de vue de la critique intertextuelle, nous citerons un propos jouant un rôle central dans la conception de l’Imâm et de l’Imamat dans les milieux shiites : « Les savants/al– ‘ulamâ’ de ma communauté sont semblables aux prophètes d’Israël ». Selon la tradition juive, lesdits prophètes d’Israël furent les continuateurs de l’œuvre de Moïse et ses fidèles interprètes. Selon la logique shiite, cela signifie que seuls les Imâms du shiisme sont les vrais continuateurs du Prophète. Ainsi, sont-ils implicitement considérés comme les héritiers du Prophète. Conséquemment, à l’instar de ce qui est dû au Prophète ; l’Imâm Ja‘far disait : « Dieu a rendu obligatoire l’obéissance à notre égard », c’est-à-dire aux Imâms du shiisme, tandis que son propre père avait précisé que « L’amour à notre égard est foi, la haine à notre encontre est infidélité ». L’on peut donc comprendre, aussi et de plus, la genèse de notre sentence selon une logique anti-shiite.[2] Dès lors, le sunnisme ne pouvait être de reste et postuler que les « les savants sont les héritiers des prophètes » permit de faire jeu égal face à l’argument shiite. Si les Imams alides se prétendaient héritiers du Prophète, les sunnites se prétendirent alors héritiers des prophètes, mais nous verrons qu’il s’agit là curieusement du résultat d’une approximation.

– Du point de vue de la critique littérale, de nombreuses observations interpellent quant à notre hadîth.

  1. a) – Tout d’abord, quelques remarques concernant le texte du hadîth hors le segment « les ulémas sont les héritiers des prophètes» :

 La scène se déroule dans « la mosquée de Damas », or ladite mosquée a été construite plus de 70 ans après la mort de Abû ad–Dardâ’ ! Il semble que le rédacteur de ce hadîth n’est pas prêté garde à ce “détail” du fait même que Abû ad–Dardâ’ est censé être enterré dans une des mosquées de Damas. Il commet donc à son insu un anachronisme qui en soi invalide totalement la crédibilité de ce hadîth.

  • Puis il est dit : « quand vint un homme » sans que son nom ne soit cité. Ce procédé d’anonymisation d’un personnage semble avoir été directement inspiré par le Coran qui utilise plusieurs fois la locution : « jâ’a rajulun/un homme vint », ex : S28.V20. Si cela s’explique dans le Coran afin que seule l’essence du message soit mise en valeur, cela ne se justifie pas pour un hadîth qui se doit justement d’être très précis concernant les divers intervenants.
  • Puis cet homme dit : « je suis venu te voir depuis la ville du Messager au sujet d’un hadîth dont il m’est parvenu que tu le transmettais du Messager de Dieu ». Nous retrouvons là exprimé la mythologie de la quête des hadîths dès les origines de l’Islam, mais de la part d’un anonyme resté par suite inconnu cela est étrange, seuls les spécialistes sont réputés avoir fait ce genre de “voyage d’études”  et leurs noms nous sont donc connus.
  • Le segment « et je ne suis pas venu pour un autre besoin» est destiné à renforcer le mythe de cette quête désintéressée du Hadîth. Question : comment notre homme pouvait-il savoir que Abû ad–Dardâ’  était le seul à transmettre ce hadîth sans pour autant savoir quel était le propos de ce hadîth ?
  • Quoi qu’il en soit, cet homme énonce la raison de sa venue : « au sujet d’un hadîth dont il m’est parvenu que tu le transmettais du Messager de Dieu » et l’on note qu’il n’indique absolument pas le hadîth auquel il pense. Autrement dit, il n’a pas dit par exemple : enseigne-moi un hadîth sur la valeur de la connaissance/al–‘ilm.
  • Or, le texte nous dit que Abû ad–Dardâ’ répondit immédiatement en citant notre hadîth : « J’ai entendu le Prophète  dire : Certes, celui qui cherche un chemin par lequel acquérir une connaissance, etc. ». Comment donc Abû ad–Dardâ’ pouvait-il savoir quel était le thème demandé et de quel hadîth il s’agissait ?! Tout à son ouvrage, le rédacteur de ce hadîth n’a pas prêté attention à ce détail du fait même qu’il savait quel hadîth il voulait mettre en la bouche de Abû ad–Dardâ’. Cette erreur de scénario décrédibilise à nouveau la totalité de ce récit.
  • Ou alors, en toute rigueur, il aurait fallu que Abû ad–Dardâ’ n’ait connu qu’un seul hadîth du Prophète. Même en ce cas, comment notre « homme» aurait-il su cela sans connaître pour autant le contenu dudit hadîth ?! De toute manière, il est établi par les spécialistes du Hadîth  que Abû ad–Dardâ’ a transmis près de 200 hadîths du Prophète, ce qui souligne bien que le rédacteur de ce hadîth n’a pas prêté attention à ce détail lors de sa conception du texte. Encore une fois est ainsi démontré l’aspect fictif de notre hadîth.
  • Le segment « Certes, demandent le pardon pour le savant tous ceux qui sont en les Cieux et la Terre et tous les poissons au fond de l’eau. » est lui aussi étrange. En effet, selon le Coran, seuls les Anges les plus proches de Dieu implorent pardon pour les croyants, c’est-à-dire tous les croyants et pas seulement les doctes parmi eux, un seul verset en témoigne : S40.V7. Ainsi, l’affirmation tous ceux qui sont en les Cieux et la Terre demandent le pardon pour le savant n’a aucun fondement coranique, et rien ne peut en matière d’eschatologie outrepasser le Coran. Quant aux poissons, il s’agit d’un non-sens théologique qui semble n’être qu’une allusion détournée au poisson en tant que symbole du Christ, mais ceci n’est probablement que l’expression d’un dérapage hyperbolique.
  • Enfin, le segment final « certes, les prophètes n’ont laissé en héritage ni dinars ni dirhams » énonce une erreur. Si ceci est manifestement inspiré par la Sîra lorsqu’elle enseigne que le Prophète Muhammad ne laissa que peu de choses à sa mort, l’extension rétrospective à tous les prophètes est hasardeuse puisque des prophètes comme Salomon furent extrêmement riches. Du reste, il est bien établi qu’une grande partie des ulémas qui ont marqué leur temps étaient proches du « Palais » et fort aisés, et si la pauvreté était un signe de science, alors les vrais savants seraient une denrée très rare chez nos ulémas.

 b) – Venons-en à présent au segment-clef « les savants/al– ‘ulamâ’ sont les héritiers des prophètes/al–anbiyyâ’», lequel souffre de graves imprécisions :

  1. Au moment coranique, le terme ‘ilm signifiait connaissance et non pas science. Le terme ‘ulamâ’ est le pluriel du singulier ‘alîm qui désigne donc celui qui détient des connaissances : docte, savant, connaisseur, connaissant.
  2. Cependant, qui sont les ‘ulamâ’ mentionnés ? Nous comprenons ce terme comme désignant spécifiquement les Exégètes et les docteurs de la Loi en Islam, mais en réalité le propos est général : tous les savants/al–‘ulamâ’.
  3. Dans le Coran le pluriel ‘ulamâ’ apparaît deux fois : une au sens général  de doctes, savants : S35.V28, une autre pour désigner les plus instruits parmi les rabbins : S26.V197, ce qui confirme qu’à l’époque du Prophète tel était la double signification connue. Ainsi, employer en ce hadîth le terme ‘ulamâ’ pour qualifier spécifiquement les docteurs de la Loi en Islam est obligatoirement anachronique, c’est-à-dire traduisant un usage largement postérieur à la mort du Prophète.
  4. Autrement dit, si cette parole avait été réellement prononcée par le Prophète, alors les ‘ulamâ’ en question seraient aussi bien les nôtres que ceux des religions du Livre ou que tous ceux dont la religion est la recherche de la science, ce qui n’est sans doute pas l’objectif visé par ce hadîth.
  5. Tout aussi curieusement, il est dit « les héritiers des prophètes/al–anbiyyâ’». Si tous les ‘ulamâ’ sont les héritiers de tous les prophètes, alors même le savant en sciences profanes aurait hérité sa science d’un prophète, ce qui n’est sûrement pas le sens voulu par ce hadîth !
  6. En réalité, et c’est ainsi que nous musulmans le comprenons automatiquement, l’intention était de dire que les docteurs de la Loi de l’Islam sont les héritiers du Prophète, c’est-à-dire de Muhammad ! Soit nul n’a osé dire et/ou écrire une telle chose, soit cela confirme que l’origine de ce hadîth est shiite.
  7. En effet, comme nous l’avons précédemment expliqué, la formulation « les ulémas [c.-à-d. les Imams shiites] de ma communauté [c.-à-d. les shiites exclusivement] sont semblables aux prophètes/al–anbiyyâ’ d’Israël » est shiite et, lorsque le sunnisme a récupéré ce propos pour concurrencer le shiisme, le pluriel anbiyyâ’ a été conservé tel quel. Or, l’emploi du pluriel brisé anbiyyâ’, au sing. nabî, est dans le Coran strictement réservé pour effectivement qualifier ceux que l’Ancien Testament nomme les prophètes d’Israël, alors que pour désigner les autres prophètes envoyés à l’humanité, le Coran n’a recours qu’au pluriel externe nabiyyûn.[3] En reprenant à son compte cette affirmation du shiisme, le sunnisme n’a pas prêté attention à cette particularité, laquelle faisait sens pour le shiisme comme nous l’avons souligné, mais a inscrit de facto dans le texte du hadîth le pluriel anbiyyâ’/prophètes, lequel induit alors en milieu sunnite un sens différent de celui souhaité à la base, à savoir : héritiers du Prophète!
  8. Conscient de cette faille dans l’énoncé, il a été ajouté dans une autre version de notre hadîth : « la science du prophète c’est sa Sunna, et celui qui ne se saisit pas de cette connaissance ne fait pas partie des héritiers des prophètes.» L’astuce ici est de connecter dans l’esprit du lecteur le pluriel prophètes au singulier Prophète et, en prime, sa Sunna.
  9. Les ulémas ce sont donc pas textuellement et explicitement les héritiers du Prophète mais héritiers des prophètes. Or, il n’a jamais été dit ni dans le Coran ni dans le hadîth que les prophètes héritaient les uns des autres et, de plus, le Prophète n’a jamais prétendu pour lui-même être l’héritier des prophètes.
  10. Par ailleurs, de quoi hériteraient les ulémas alors même que ce qui caractérise les prophètes est une science uniquement due au dévoilement dont ils sont exclusivement les seuls dépositaires ?
  11. S’agissant de tous les savants et de tous les prophètes, alors tous les doctes de toutes les religions sont leurs héritiers : les rabbins, les théologiens chrétiens, etc., ce qui n’était sûrement pas l’intention de ceux qui ont présidé à ce hadîth, mais est tout de même la prétention de tous.
  12. Les ulémas étudient des matières qui n’existaient pas du temps du Prophète ni de celui des prophètes, en quoi et de qui auraient-ils hérité ces connaissances ! Si les ulémas sont les héritiers des prophètes et sachant que les ulémas soutiennent que les prophètes sont infaillibles, alors pourquoi tant de controverses et de contradictions chez les ulémas ?
  13. Puisqu’il est dit « les héritiers», c’est-à-dire les seuls héritiers des prophètes, alors que sont les simples croyants : des laissés pour compte, des déshérités, des éternels nécessiteux de la science des savants, des orphelins du Prophète et de Dieu ? !
  • Conclusion

L’ensemble de l’analyse critique du propos référent « les savants sont les héritiers des prophètes » fournit les indications suivantes :

– Le hadîth duquel est extrait ce propos n’est pas authentique/ṣaḥîḥ malgré ce qui est couramment affirmé.

– Ce propos est directement emprunté au judaïsme et à sa contre-version chrétienne.

– Ce propos s’inscrit aussi dans la récupération par le sunnisme d’une prétention équivalente du shiisme quant à l’inspiration prophétique des Imams shiites.

– Ce propos est destiné à sacraliser le clergé musulman, caste des ulémas exégètes et juristes.

– Le fruit de cette quadruple propagande manque, par excès, de cohésion et nous avons souligné de nombreuses incohérences textuelles.

– Par ce propos, les ulémas ne se prétendent pas héritiers des prophètes, mais en réalité les héritiers du Prophète lui-même !

– Le concept même d’héritier du ou des prophètes ne dit pas de quoi il est le nom et rien de rationnel ne permet de le préciser, car l’inspiration n’est pas liée à la personne physique ou spirituelle d’un prophète, mais à la volonté de Dieu.

– Or, le Coran s’oppose rationnellement à ce que la prophétie puisse se perpétuer après Muhammad, que ce soit dans sa famille ou chez les ulémas, voir Muhammad est le Sceau des prophètes.[4]

Au final, à moins que de souhaiter croire que les « les ulémas sont les héritiers des prophètes », rien en ce hadîth et son propos central ne résiste à l’analyse critique. Du reste, une telle croyance met en jeu quatre faiblesses caractéristiques de l’âme humaine : – préférer la certitude des croyances à l’incertitude rationnelle ; – le conformisme sociétal ; – la paresse intellectuelle ; – le mécanisme d’idolâtrie, lequel consiste à se donner de la valeur personnelle par le fait de se reconnaître d’une élite. Nonobstant, il n’y a du point de vue scripturaire en ce hadîth aucun argument  permettant de valider que notre clergé soit adoubé d’une manière ou d’une autre par Dieu, il n’y a pas a admettre qu’une catégorie d’individus se situe volontairement au-dessus de la critique de ce qu’ils font et surtout disent, ce que du reste le Coran condamne fermement, cf. idem  Muhammad est le Sceau des prophètes. Si l’Islam est toujours fermement fixé à son antique ancrage, ici plurimillénaire, nombre de musulmans sont à l’heure actuelle entrés dans l’ère de la rationalité, rationalité que le Coran souhaitait déjà introduire quant au rapport entre Foi et Raison. Faudrait-il donc que nous croyions que la transmission de la science puisse s’opérer à travers les générations ? Faudrait-il que nous entendions par « héritage » le fait que les ulémas apprennent des choses par voie d’inspiration ? Faudrait-il que nous croyions à l’opération du Saint-Esprit ? Faudrait-il, alors que le Coran nous enseigne la rationalité, que nous devions croire les yeux fermés à ce mystère ? Faudrait-il que nous renoncions à user de notre raison puisque la science ne serait due qu’à l’héritage des prophètes et que nous, simples mortels, ne recevons pas l’inspiration ? Enfin, il est curieux aux yeux du Coran que se soit auto-proclamée une caste de savoir en Islam et qu’elle se soit adoubée par ce fameux hadîth puisque la Révélation nous a donné à méditer la Parole suivante :  : «  Ils ont pris leurs rabbins, leurs moines et le Messie fils de Marie comme maîtres en dehors de Dieu alors qu’il leur avait été demandé de n’adorer qu’une seule divinité, et il n’y a point d’autre divinité que Lui : qu’Il soit sublimé quant à ce qu’ils Lui associent ! »[5] Quid de nos maîtres ?

Dr al Ajamî

 

[1]S33.V40

[2] Rappelons-le, les shiites, dans leur lutte contre le pouvoir sunnite on assez tôt imaginé que la révélation, c’est-à-dire son interprétation, se continuait par la lignée des descendants de Fatima et Ali. Cette famille, dont sont issus les douze Imams était censée continuer à recevoir l’inspiration divine ce qui permit au shiisme de récuser une grande part des hadîths sunnites en prétendant que les seuls hadîths authentiques étaient ceux qui remontaient aux Imans. En pratique, ils réalisèrent des corpus de hadîths dûment nantis d’isnâd spécifiques et soutenant bien sûr les thèses propres au shiisme. L’existence donc de deux corpus de hadîths distincts pour le shiisme et le sunnisme est en soi la preuve que les uns comme les autres ont su générer les textes-hadîths nécessaires au développement de leurs dogmes et pratiques respectifs.

[3] Nous dénombrons cinq occurrences coraniques du pluriel anbiyyâ’ : S2.V91 ; S3.V112 ; S3.V181 ; S4.V155 ; S5.V20. Du point de vue exégétique, le pluriel anbiyâ’ n’est employé qu’au sein d’un même trope : ils tuèrent les prophètes. Il s’agit donc du sort funeste de certains prophètes dits d’Israël tels Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Michée, Amos, Zacharie, Jean-Baptiste. Nous pouvons déduire de la cohérence terminologique de l’ensemble des cinq versets concernés que le Coran ne reprend pas l’ancienne accusation de déicide, Jésus n’appartenant pas à la série desdits prophètes d’Israël. Ce constat littéral explique qu’au verset relatif à la crucifixion de Jésus il soit dit des juifs : « Ils ne l’ont pas tué » », S4.V157. Linguistiquement, l’on peut aussi avancer à partir de cette observation intratextuelle que le pluriel nabiyyîn : envoyés ou prophètes, peut être considéré comme dérivant de la racine arabe naba’a : paraître, annoncer. Par contre, l’emploi systématisé du pluriel anbiyâ’, renvoyant dans le Coran spécifiquement aux prophètes d’Israël, pourrait indiquer que ce pluriel est à rattacher à la racine hébro-araméenne nabâ.

[4] S33.V40

[5] S9.V31 : اتَّخَذُوا أَحْبَارَهُمْ وَرُهْبَانَهُمْ أَرْبَابًا مِنْ دُونِ اللَّهِ وَالْمَسِيحَ ابْنَ مَرْيَمَ وَمَا أُمِرُوا إِلَّا لِيَعْبُدُوا إِلَهًا وَاحِدًا لَا إِلَهَ إِلَّا هُوَ سُبْحَانَهُ عَمَّا يُشْرِكُونَ