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L’Interprétation et la conservation du Coran

En quoi l’interprétation pourvoyeuse de sens non-coraniques a-t-elle permis la conservation du texte coranique ? Plus exactement encore : la conservation du corpus coranique.

Précocement, la prédominance quasi exclusive de l’Interprétation dans l’exégèse musulmane a eu pour très fâcheuse conséquence un éloignement constant du sens premier. C’est cette distanciation qui a été par la suite canonisée sous la forme d’une Exégèse officielle en phase avec les postulats et les règles de l’Islam. Ce mariage herméneutique, textuellement consommé durant des siècles, donne depuis l’impression que Coran et Islam sont intimement liés. Or, l’étude du contenu et de l’histoire de l’Exégèse montre clairement que c’est la construction de l’Islam qui a servi de guide et de référence à l’interprétation du Coran, alors même que les musulmans pensent logiquement que l’Islam, à l’inverse, est directement issu d’une interprétation du Coran. De la sorte, le Message du Coran a été remplacé par celui de l’Islam et c’est de cette substitution de nature herméneutique que résultent les nombreuses différences et contradictions entre le Coran et l’Islam, cf. Le Coran et l’Islam. Ces divergences sont de fait systématiquement mises en évidence par la détermination du Sens littéral puisque ce dernier est non-interprétatif et non-herméneutique. De fait, l’établissement du sens littéral prononce sans appel le divorce herméneutique entre Coran et l’Islam. Non point que nous aimions la désunion, mais c’est la rupture de cette union sacrée interprétative entre Coran et Islam qui permet une nouvelle alliance avec Dieu au nom du Coran. Ce faisant, une relation dépassionnée et assainie avec l’Islam peut être instaurée : l’Islamité.

Ceci étant, le recours massif et constant à l’interprétation par l’Exégèse musulmane a eu tout de même une conséquence paradoxale positive inattendue : elle a permis la conservation du texte coranique initial. Comment donc l’interprétation du Coran, alors même qu’elle représente une agression textuelle caractérisée, a-t-elle favorisé la conservation du texte coranique ?

  • 1 – Pourquoi l’interprétation du texte plutôt que sa lettre

Les faits sont connus : durant les quatre premiers siècles de l’Hégire, le sunnisme et le shiisme en formation, mais aussi d’autres tendances elles aussi de nature politico-dogmatique, se sont disputé le sens du Coran. Il s’agissait d’asseoir leurs différences et leurs prétentions à l’hégémonie au nom de la vérité coranique, autrement dit au nom de Dieu. Pour ce faire, chaque faction a travaillé le sens du Texte en l’interprétant en fonction des conceptions qu’elle défendait. Cependant, durant les deux premiers siècles de ce conflit tant politique que théologique il fut régulièrement soutenu qu’il existait plusieurs versions du Coran, chacun affirmant détenir la seule véritablement vraie, en faveur de ses thèses bien évidemment. Cette bataille textuelle opposa tout particulièrement les camps sunnites et shiites, tous deux en voie de constitution. Mais, au final, lors de la “guerre du Texte” qui les opposa, les partisans du shiisme renoncèrent finalement à défendre une version du Coran pro-shiite et acceptèrent la “version sunnite”, autrement dit le texte coranique le plus largement répandu dans le monde musulman. En effet, l’expérience exégétique se développant, il s’est avéré plus réalisable, et donc plus subtil et efficace, de modifier les significations du texte coranique plutôt que le texte lui-même. Naturellement, les sunnites, tout en prétendant au texte vrai, soutinrent eux-aussi leur vérité du texte, en réalité, l’interprétation qui rendait le texte coranique conforme à leur construction de leur version Islam. C’est donc au final à partir du même texte coranique que sunnites et shiites développèrent une exégèse interprétative au service de leur propre conception de l’Islam. En d’autres termes, le triomphe de l’interprétation protégea paradoxalement le Coran des entreprises de modifications textuelles initiales.

  • 2 – Pourquoi Dieu n’a pas protégé le Coran

Bien évidemment, cette prédominance de l’interprétation  ne relève pas d’un choix, mais d’un résultat, le fruit aléatoire d’une relation tumultueuse entre la Révélation de Dieu et la Religion des Hommes ;  Mais tout aléa n’a-t-il pas ses causes ? Il serait tout aussi réducteur de supposer que Dieu  se serait chargé de protéger Lui-même “Son Texte”. Pourquoi ne l’aurait-Il pas alors fait pour toutes Ses révélations ? Pourquoi aurait-Il laissé les hommes altérer la Bible comme aiment à le répéter bien des musulmans ? Dieu aurait-Il jugé certaines de Ses révélations indignes d’être protégées ? Il y aurait-il des copyrights divins et des piratages autorisés ? Pourquoi Dieu aurait-Il protégé le texte alors que c’est l’interprétation des hommes qui en fait le sens ? Dieu ne serait-Il pas au courant du fait que cette capacité herméneutique d’interprétation est un des moteurs de compréhension propres à l’Homme, Sa créature ? Ou bien, Dieu ne serait-Il pas au courant des agissements exégétiques ?! Nous ne débattrons pas ici de ces importantes questions, mais renvoyons à la déconstruction que génère l’analyse littérale du verset invoqué par les Gardiens de l’Interprétation  prétendument au nom du “Gardien du Texte”.[1]

  • 3 – Pourquoi le texte du Coran a été conservé

Malgré tout, nous sommes légitimement en droit de nous demander ce qui distingue en la matière le parcours du Coran puisque nous savons que l’Ancien Testament comme le Nouveau sont le résultat de modifications textuelles liées à diverses vagues interprétatives. Le devenir particulier du Coran s’explique selon trois lignes principales :

– Premièrement, l’Interprétation est un outil plus puissant que la manipulation textuelle, elle permet de modifier le sens du texte sans en altérer la forme, la lettre, nous venons d’évoquer ce point.

– Deuxièmement, la conservation du Coran a aussi été favorisée par sa nature oro-scripturaire. Nous entendons par là que le texte du Coran oscille entre récitation  diffuse et écrit fixe, nous allons le constater. Du reste, ce double aspect est encore présent, le texte écrit du Coran est encore de nos jours vérifié in fine par la mémoire et l’oral domine dans la réception et la transmission du texte coranique. Toutefois, à l’heure actuelle, entre imprimerie et traduction, le Coran tend à devenir un document plus strictement scripturaire et, donc, unifié.

Ceci étant, l’histoire du Coran montre qu’il fut dès l’origine transmis oralement ou, plus exactement, c’est l’« histoire en creux » qui l’indique. En effet, la version officielle de la mise par écrit du Coran repose sur peu d’éléments tangibles et,  en dehors de trois hadîths – œuvres tardives du même homme : Ibn Shihâb [m.124] – les historiens ne disposent d’aucun élément réel permettant de prouver que le Coran fut mis précocement par écrit. Au contraire, et sans entrer en une critique détaillée, le récit de la « Vulgate de Uthmân » montre que le Coran ne connaissait à cette époque qu’une forme orale. Paradoxalement, ceci se déduit facilement du motif allégué pour justifier cette entreprise califale : l’on aurait constaté des différences de récitation du Coran en diverses régions de l’Empire islamique. Le calife Uthman [m. 35] aurait alors décidé de faire mettre par écrit la « version officielle » du Coran pour faire cesser lesdites divergences. C’est du reste, l’unique hadîth relatant cet épisode qui nous apprend aussi que le Coran aurait été mis par écrit du temps du Prophète puis de Abou Bakr à l’instigation de ‘Umar. L’on ajoute même que Uthmân  ordonna par la suite de brûler les versions concurrentes. Or, quand bien même Uthmân aurait conçu un tel projet, qu’il n’en aurait pas eu les moyens techniques ! En effet, l’on sait, documents en main, qu’à cette époque reculée l’écriture arabe était défectueuse. Autrement dit, du fait de la quasi absence de points diacritiques et de voyellisation, cette écriture ne permettait pas de rédiger un texte consonantique précis et encore moins de spécifier telle vocalisation par rapport à telle autre, ce que pourtant l’on prétend avoir été l’objectif de l’entreprise de Uthmân. Concrètement, ce type d’écrit suppose que l’on connaisse par cœur le Coran pour pouvoir les déchiffrer et ce n’est qu’à la fin du IIe siècle de l’Hégire que le Coran fut correctement transcrit. Confirmation supplémentaire, les plus anciens codex coraniques retrouvés sont de quelques décennies postérieurs à Uthmân et tous sont rédigés selon ce type d’écriture très incomplète. L’ensemble de ces données, outre qu’elles invalident l’histoire officielle de la rédaction du Coran, indique clairement que le Coran ne peut avoir été transmis que par oral durant au moins le premier siècle. Toujours selon une analyse en creux du hadîth fixant l’histoire officielle de la rédaction du Coran, l’on peut en déduire que c’est en réalité à l’époque de Ibn Shihâb qu’il y avait des tensions entre les défenseurs de différentes versions orales du Coran en circulation et la volonté du Calife Abdelmalik et de son successeur de disposer d’une version unique canonisée par les Clercs et l’État. Il y avait donc un puissant levier de légitimation à faire adouber cette position par Uthmân et ses pairs. Revenant à notre sujet, nous conclurons de ce faisceau de faits  et d’arguments que le Coran fut transmis par oral durant plus d’un siècle et que l’écrit ne pouvait être qu’un aide-mémoire.

– Troisièmement, c’est cette nature essentiellement orale de la transmission du Coran, transmission qui fut rapide et diffuse, qui a empêché de facto la constitution d’une caste de scribes. Nul ne put en réalité se prétendre le dépositaire et le garant d’un texte qui, de fait, garda longtemps un aspect oral. Nous sommes là dans un cas de figure qui différencie nettement l’histoire de la prise en charge du Coran et celles de l’Ancien Testament et du Nouveau. La diffusion orale constante et étendue du Coran s’est opposée par nature à la prise en charge manuscrite du Coran. Cette situation particulière a rendu difficiles les modifications textuelles, la manipulation scripturaire. Il n’y a rien donc d’étonnant à ce que cette option dut au final être abandonnée au profit de l’interprétation du seul texte coranique disponible. Ce n’est donc pas la lettre du texte coranique qui sera modifiée, mais le sens du texte par interprétation. Ce parti-pris pragmatique s’est avéré en fin de compte plus efficace encore que toute tentative de réécriture du Coran. Le cercle herméneutique ainsi mis en place par cette vaste et cohérente entreprise d’interprétation a accordé le Coran à l’Islam en donnant l’illusion que l’Islam est construit à partir du Coran alors qu’en réalité c’est le sens du Coran qui a été interprété en fonction des besoins de la construction de l’Islam en tant que religion. Nous l’avons dit, ceci explique directement qu’à l’heure actuelle l’on puisse noter de nombreuses et profondes différences entre le sens littéral du Coran et  l’Islam, cf. Le Coran et l’Islam.

En résumé, c’est la mémoire collective qui a protégé textuellement le Coran et non sa mise par écrit et, c’est cette situation qui a empêché que ne soit constituée une caste de scribes, lesquelles on le sait ont toujours eu les “mains libres” pour modifier la lettre du texte.[2] Mais, puisque nul ne put s’approprier le Texte, l’interprétation du texte devint l’enjeu majeur de l’Islam, ce qui explique que se constitua ainsi une caste d’exégètes. Le Coran ne fut pas, à la différence des textes révélés antérieurs, l’otage des Gardiens du Texte, mais des Gardiens du sens.

 

  • 4 – Pourquoi le sens du Coran est encore disponible

Ce devenir particulier distingue donc l’histoire du Coran de celle des autres textes sacrés, notamment l’Ancien et le Nouveau Testament.  Il est parfaitement établi que lors de la longue construction du judaïsme il a été ajouté au corpus initial, le noyau de la Thora, de nombreux textes exprimant à la lettre les fondements et les pratiques que le judaïsme s’était lui-même dessinés. Pareillement, le contenu des Évangiles comporte diverses strates de textes dont certaines traduisent les bases du christianisme paulinien postérieur à Jésus. En clair, ces religions ont scripturairement introduit leurs interprétations des textes initiaux dans les textes eux-mêmes qui, de la sorte, ont été altérés. Aussi, ne reste-t-il comme seule possibilité d’adaptation au judaïsme et au christianisme que de continuer à interpréter le texte modifié dont ils disposent. Par contre, à la différence de ces prédécesseurs,  le fait que par la force des choses il fut opté pour l’interprétation du Coran dans le sens de l’Islam post-coranique sans finalement avoir eu besoin de modifier rétroactivement le texte coranique laisse à l’heure actuelle une opportunité rare aux musulmans. En effet, disposant d’un texte fiable, il nous est possible de retourner à l’origine plutôt que vouloir résoudre nos problèmes en générant sur une ixième suite d’interprétations. La recherche du Sens littéral du Coran que nous menons se justifie donc fondamentalement des spécificités de l’histoire de la transmission du Coran que nous venons d’évoquer.

  • 5 – Pourquoi un seul texte et plusieurs versions

Pour autant, une précision s’impose : ces conditions historiques si particulières ne garantissent pas par elles-mêmes que le Coran dont nous disposons corresponde à une unique version. Bien au contraire, le texte coranique qui nous est parvenu est polymorphe, car le caractère oral de la transmission du Coran a laissé de la marge à des modifications de nature orale. Celles-ci sont connues, elles sont consignées sous la forme dite des qirâ’ât ou variantes de récitation. Nous l’ avions évoqué en Quel Coran ?, nous disposons en réalité d’un texte de base auquel s’ajoutent ces nombreuses “variantes”. Pour ce qui est de la présente discussion, l’existence de ces variantes confirme sous un autre angle d’abord que la transmission du Coran fut essentiellement orale puisque ces variations affectent majoritairement les voyelles et consonnes grammaticales tout en respectant un unique corps consonantique graphique ou ductus. Là encore, l’on retrouve le rôle de l’interprétation, car l’examen attentif de ces milliers de variantes de récitation montre qu’elles ne sont pas uniquement dues à l’aléa lors de la transmission. De fait, leur étude démontre qu’elles sont le reflet de discussions exégétiques autour de divergences d’interprétation indiscutablement postérieures au Coran. Bien évidemment, de telles conclusions remettent en question la thèse classique soutenant que les variantes de récitation proviendraient du Prophète lui-même. Sur ce point et sur une explication détaillée de la nature des variantes de récitations, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât. Aussi, si nous soutenons que le texte du Coran n’a pas été altéré directement, c’est-à-dire par ajouts, modifications ou retraits écrits, il n’en demeure pas moins que l’unique récitation de base a été  oralement modifiée par lesdites variantes et que leur prise en compte est obligatoire lors de l’Analyse Littérale du Coran.

 

Conclusion

Nous avons montré que la transmission essentiellement orale du Coran et les circonstances historico-politiques ont favorisé le développement de l’interprétation du texte coranique. Ce n’est donc pas le texte lui-même qui a été directement altéré, mais sa signification. D’une part, ce vaste mouvement d’interprétation inscrit dans l’histoire a logiquement rendu plus difficile l’accès au sens du Coran et, d’autre part, de manière paradoxale cette fois-ci, cette très forte interprétation du texte coranique en a protégé la lettre.

Quoi qu’il en soit, cette situation offre aux musulmans l’extraordinaire opportunité de pouvoir remettre en question leur islamité. Non pas en proposant, opposant, de nouvelles interprétations du Coran, mais en ayant la possibilité de réexaminer le sens du texte initial. Revenir littéralement à la signification du Message coranique avant  qu’il n’ait été altéré par la prise en charge interprétative de l’exégèse islamique, démarche à laquelle répond pleinement la notion de Sens littéral selon la méthodologie d’Analyse Littérale du Coran.

Dr al Ajamî

 

[1] Voir : « Dieu protège le Coran », selon le Coran et en Islam ; S15.V19.

[2] Outre les recherches bibliques qui confirme l’emprise textuelle des castes scribales sur les textes sacrés, le Coran mit en garde les musulmans eux-mêmes : « Malheur à ceux qui réécrivent le Livre de leurs propres mains, puis disent : « Cela vient de Dieu » pour un négoce à vil prix ! Malheur à eux pour ce que leurs mains ont écrit ! Malheur à eux pour ce qu’ils se sont acquis ! », S2.V79.