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1– Le haram : le sacré selon le Coran, al–ḥurumat

Ce premier volet d’une série consacrée à la problématique du concept dit du haram/halal en Islam est destiné à étudier la signification du terme-clef ḥarâm/haram. Comme nous allons le constater, le Coran, contrairement à l’Islam, ne mentionne le terme ḥarâm qu’avec le sens de sacré. À partir de ce constat littéral c’est à priori au détriment du propos coranique réel que l’Islam a construit un système de division binaire des biens de ce bas-monde dit de l’illicite/ḥarâm et du  licite/ḥalâl. En d’autres termes, et nous le démontrerons, cette approche et ce rapport à la réalité ne proviennent pas du Coran lui-même, mais d’un développement juridique spécifique à l’Islam. De fait, pour exprimer divers niveaux de ce que l’on qualifie globalement et à tort d’interdits/haram coraniques, le Coran recours uniquement à la forme verbale de type II ḥarrama, qu’il emploie selon trois lignes de sens distinctes : 1- rendre tabou, tabouiser ; 2- interdire moralement ; 3- sacraliser. Les deux premières significations et leurs domaines respectifs sont explorés aux articles : 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam et 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran. La troisième ligne de sens fait donc l’objet de la présente recherche.

 

• Que dit le Coran

1 – Signification du terme ḥarâm

Plus encore que de règle, l’Analyse lexicale s’avère ici une étape essentielle. Le terme ḥarâm est le nom d’action, non pas de la racine verbale ḥarrama, mais de la forme verbale ḥarama qui originellement signifie éloigner, tenir quelqu’un à l’écart. Est donc ḥarâm ce à quoi l’on ne doit pas toucher ou ce dont on doit se tenir éloigné, détermination d’une limite définissant ce qui est sacré.[1] Ce n’est donc qu’indirectement qu’une chose sacrée/ḥarâm pourrait être dite interdite au sens de : frappée d’un interdit sacré. Par définition, sacré/ḥarâm ne peut donc signifier illicite et il est donc tout aussi erroné de faire du terme ḥalâl son opposé au sens de licite, car l’antonyme de sacré/ḥarâm est profane, ce qui parfois dans le Coran correspond à un sens du terme ḥalâl. Sur ce point, voir un exemple ci-dessous et 5– Le halal selon le Coran et en Islam.

Ceci étant rappelé, il est aisé de le vérifier par l’examen des 25 occurrences du terme  ḥarâm dans le Coran. Premier constat, 17 de ces occurrences qualifient la Kaaba en ces termes : al–masjid al–ḥarâm, ex. en S2.V191. En cette locution, le sens du terme ḥarâm est évident, car l’on ne voit pas comment la Kaaba serait illicite ou interdite ! Par al–masjid al–ḥarâm l’on entend donc le Temple ou la Demeure sacrée/ḥarâm, sacralité qui, nous le verrons par la suite, correspond plus précisément à un état de sanctuarisation. De même, le Coran témoigne de cet usage linguistique lorsqu’il cite à 5 reprises la sacralisation de certains mois par les Arabes : ash–shahru al–ḥarâm/le mois sacré, ex. S5.V97. Idem en S2.V198 s’agissant d’un lieu sacré/al–mash‘ar al–ḥarâm situé à proximité de ‘Arafât et correspondant probablement au lieu dit Muzdalifa.

Le cas de S21.V95 mérite explicitation, il est généralement compris comme suit : « Il est interdit/ḥarâm à une cité que Nous avons détruite à ce que [ses habitants] puissent revenir [à la vie ici-bas]. »[2] Comme l’indiquent les vs93 et vs95, le « retour » dont il est question est contextuellement la Résurrection. S’agissant de la Résurrection, la formulation employée en ce type de compréhension du verset ne fait guère sens, car l’on ne peut pas supposer interdit ou défendu aux hommes un phénomène qui par définition n’appartient qu’à Dieu et à Lui seul et concernera toute l’humanité. Cependant, l’on note en lieu et place de ḥarâm la présence de la variante de récitation ḥirm, terme qui lorsqu’il est comme ici subordonné à la préposition « ‘alâ » a pour sens : destiné, sort réservé à une chose. Selon cette variante/qirâ’a, le verset se comprend alors comme suit : « Le sort/ḥirm d’une cité que Nous avons détruite est que [ses habitants] ne puissent revenir [à la vie ici-bas]. » L’on peut donc en déduire que la variante de récitation[3] ḥarâm au lieu de ḥirm, bien que forçant le texte, a été introduite pour conférer au terme ḥarâm le sens d’interdit.

Cette démarche exégético-juridique de modification de sens est plus encore manifeste au dernier verset à envisager. En effet,  selon la traduction standard, ce verset s’entend comme suit : « Et ne dites pas, conformément aux mensonges proférés par vos langues : Ceci est licite/ḥalâl, et cela est illicite/ḥarâm, pour forger le mensonge contre Allah… », S16.V116. Ce serait là le seul verset ayant recours au double concept de licite/illicite, c’est-à-dire  le couple antithétique ḥarâm/ḥalâl. Néanmoins, cette affirmation ne peut être validée puisque, comme nous l’avons vu, le terme ḥarâm a dans le Coran son sens étymologique et culturel à l’époque des Arabes : sacré. De fait, en ce verset, le terme ḥalâl est clairement positionné comme antonyme du terme ḥarâm/sacré, il se comprend donc comme signifiant non sacré, c’est-à-dire : profane. Du reste, cet emploi est évident dans des versets comme le suivant : « Ô croyants ! Ne profanez pas/lâ tuḥillû les rites/sha‘â’ir de Dieu… », S5.V2. Notre verset signifie donc : « Ne dites point, de ce que vos langues profèrent comme mensonge : Ceci est profane/ḥalâl et ceci est sacré/ḥarâm, forgeant contre Dieu le mensonge. En vérité, ceux qui contre Dieu forgent le mensonge ne prospéreront pas ! »[4] Le message est clair, seul Dieu peut décréter ce qui est sacré. Nous analysons plus en détail ce verset ainsi que les divers emplois du terme ḥalâl dans le Coran en l’article : 5– Le halal selon le Coran et en Islam.

En résumé, dans le Coran, le terme ḥarâm signifie exclusivement sacré, notion qui ne correspond pas à la notion de haram/illicite telle que l’a conceptualisée l’Islam en sa construction juridique, c’est-à-dire  en tant que concept désignant des choses interdites par Dieu. Ainsi, le Coran qualifie de sacrés uniquement ces trois éléments : la Kaaba/al–masjid al–ḥarâm, les mois sacrés/shahr al–ḥarâm et un lieu sacré/mash‘ar al–ḥarâm. À bien le considérer c’est trois éléments sont tous en lien avec le Pèlerinage, rapport de sacralité qui confirme que selon le Coran ḥarâm signifie uniquement sacré tout comme le terme ḥurum qualifie l’état de sacralité du pèlerin, ex. : S5.V1. Si les commentaires coraniques, les lexiques arabes, les traductions et les ouvrages de Droit confèrent au terme ḥarâm le sens d’interdit ou d’illicite, cela signe seulement l’emprise post-coranique de l’Islam sur le vocabulaire du Coran, voir sur ce point l’article Les réentrées lexicales.

2– Signification du verbe ḥarrama

Comme indiqué en introduction, il s’agit là de la troisième des lignes de sens de ḥarrama. Tout comme seulement trois choses sont sacrées dans le Coran, l’emploi de la forme verbale II ḥarrama, qui peut effectivement avoir aussi le sens de rendre sacré, sacraliser, est lui aussi limité selon cette signification, il ne connaît que cinq occurrences :

– Première occurrence : « …N’attentez pas à la vie que Dieu a déclaré sacrée/ḥarrama, si ce n’est de droit. Voilà ce à quoi Dieu vous enjoint/wassâ-kum, puissiez vous réfléchir ! »[5] Nous avons analysé  ce verset[6] et avons  montré que le segment « n’attentez pas à la vie/an–nafs que Dieu a déclaré sacrée/ḥarrama » justifiait l’interdit moral général visant le « crime/al–ithm ». Concernant la vie, que l’on suppose être celle de l’Homme de par le terme nafs,[7] l’avoir « déclaré sacrée » signifie l’honorer et la respecter, mais ici le sens est restreint : ne pas ôter la vie à autrui [n’attentez pas à la vie]. En effet, s’il s’agit d’une haute valeur conférée à « la vie », elle ne lui est pas pour autant intrinsèque et cette sacralité ne revêt pas conséquemment un caractère absolu comme l’indique le segment « si ce n’est de droit ». Ces cas de « droit  » ne sont pas ici précisés, mais le Coran en fournit un exemple quant au Talion : S2.V178.

– Deuxième occurrence : « Combattez ceux [les polythéistes] qui ne croient pas en Dieu ni au Jour Dernier et qui ne respectent point/lâ yuarrimûna ce que Dieu et Son prophète ont tenu pour sacré/ḥarrama, ainsi que ceux qui ne sont pas fidèles à la coutume véritable/dîn al–ḥaqq parmi les Gens du Livre, jusqu’à ce qu’ils versent le tribut de capitulation/djizya de leurs propres mains et qu’ils soient ainsi humiliés. »[8] En ce verset, l’Analyse contextuelle montre que « ce que Dieu et Son prophète ont tenu pour sacré/ḥarrama » est un traité de non-agression contracté par le Prophète et les polythéistes mecquois.[9] En ce cas,  le sens de la forme II ḥarrama ne relève pas de la notion de sacralité en tant que telle, mais d’un registre plus commun que parfois ce terme revêt : respecter un pacte, honorer une promesse, une parole, un engagement. Rappelons que ce verset est connu pour être la preuve coranique du statut de dhimmi des Gens du Livre selon l’Islam. Cependant, son analyse littérale fait apparaître une signification bien différente de celle fournie par l’interprétation voulue par la thèse politique en vigueur. Sur ce point d’importance, voir : La jizya et les dhimmî selon le Coran et en Islam.

– Troisième occurrence : « Il m’a seulement été ordonné d’adorer le Seigneur de cette cité qu’Il a rendue sacrée/ḥarrama, car à Lui toute chose. Et il m’a été ordonné d’être au nombre de ceux qui abandonnent leur être à Dieu/al–muslimîn… »[10] Ce verset fait allusion au statut particulier du territoire autour de la Kaaba, périmètre en lequel toute violence était interdite avant même l’Islam. Il s’agit donc précisément d’une sanctuarisation et surtout pas d’une sanctification comme on peut le trouver dans la traduction standard. Du reste, S28.V57 et S29.V67 confirment la sanctuarisation du périmètre de la Kaaba : « …Ne les avons-Nous point établis en un lieu sacré/ḥaraman et sûr/âminan… » Les termes  « lieu sacré/ḥaraman et sûr/âminan » donnent la définition même d’un sanctuaire. Notons que seul le terme ḥarâm signifie sacré et que ce n’est uniquement qu’en ces deux exemples coraniques que l’on trouve l’usage du terme ḥaram, sans allongement de la voyelle finale, signifiant lieu sacré.

– Quatrième occurrence : « Ô Seigneur ! J’ai installé une partie de ma descendance en une vallée inculte auprès de ta Demeure sacralisée/muḥarram», S14.V37. La forme muḥarram/sacralisé, participe passé de ḥarrama,  confirme le sens de ce verbe en de tels contextes puisqu’ailleurs la Kaaba est dite « la Demeure sacrée/ḥarâm ».

– Cinquième occurrence : « Il vous sera permis/aḥalla la pêche, et d’en consommer, cela vous est utile ainsi qu’aux voyageurs, mais sera sacré/ḥarrama pour vous de vous abstenir de la chasse de tout gibier tant que vous serez en état de sacralisation/ḥurum. Et craignez Dieu, Lui devant qui vous serez rassemblés ! », S5.V96. Notre formulation « mais sera sacré/ḥarrama pour vous de vous abstenir de » s’explique par le fait qu’au v95 il est dit : «  ne tuez pas de gibier lorsque vous êtes en état de sacralisation », ce n’est pas le gibier ou le fait de chasser qui est sacré, mais bien le fait de s’en abstenir, conduite destinée à éprouver la sincérité de l’engagement  du pèlerin :  « craignez Dieu ». L’on notera que cette édiction divine n’est pas explicitée, au contraire, la permission parallèle de la pêche renforce l’idée d’une sacralisation émanant de Dieu et, tout comme les tabous, elle n’a pas a être argumentée.[11] Cependant, cette fois-ci, à la différence des tabous, aucune dérogation n’est prévue et toute transgression devra être suivie d’une offrande compensatoire dont les modalités de réalisation sont données au v95.

 

Conclusion

Dans le Coran, le terme ḥarâm signifie exclusivement sacré, ce qui est sacré, et ne concerne que trois choses : la Kaaba, certains mois du calendrier des Arabes, un lieu particulier. Lorsque l’Islam emploie ḥarâm avec le sens d’illicite, ce qui est illicite, il commet un dévoiement de sens manifeste. Par ailleurs, nous avons vu qu’en cinq occurrences coraniques le Coran recours à la forme verbale II ḥarrama avec le sens de sacraliser, déclarer sacré. Lorsqu’en ces cas-là l’Islam donne à ḥarrama le sens de rendre illicite, il s’écarte de même de la lettre coranique afin de créer la terminologie nécessaire à sa propre vision juridique du haram, et ce, d’autant plus que les deux autres significations du verbe ḥarrama dans le Coran sont rendre tabou, tabouiser et interdire.[12] Enfin, selon le Coran lui-même ces choses sacrées sont dénommées al–ḥurumât, cf. S2.V194.

Au final, en fonction de l’analyse des versets que nous avons présentement réalisée l’on dénombre selon le Coran sept ḥurumât, c’est-à-dire sept choses sacrées : 1- la Kaaba/al–masjid al–ḥarâm ;  2- le périmètre sacré de la Kaaba ; 3- les mois sacrés/shahr al–ḥarâm ; 4– un lieu sacré/mash‘ar al–ḥarâm ; 5- l’interdiction de la chasse en état de sacralisation ; 6- le respect des pactes et des traités ; 7- la vie.

Cinq de ces éléments sacrés ou sacralisés concernent le Pèlerinage et il s’agit là de la dimension cultuelle du sacré. Par contre, la sacralité des pactes et traités est synonyme de respect des accords passés et relève donc d’un sens plus commun : tenir pour sacré. Enfin, déclarer la vie sacrée a bien évidemment une haute signification morale et de nombreuses conséquences quant à l’altérité. Cette classification coranique ne permet pas pour autant de supposer que tout ce qui ne serait pas ici qualifié de sacré serait de principe profane. En effet, le Coran emploie aussi le verbe ḥarrama et deux de ces équivalents pour délimiter des tabous et, surtout, de nombreux interdits moraux.[13]

Tout comme il en est des tabous, l’on observe par ailleurs que ces sacralisations coraniques ne sont pas argumentées, le Coran n’en fournit pas de justification. La sacralisation est une pure décision d’autorité et elle n’est destinée qu’à engager les hommes en la relation à Dieu qu’ils établissent ainsi au nom de leur foi. De la sorte, aucune dérogation n’est prévue et, ne pas respecter la sacralité de ces sept éléments, est nécessairement transgresser.

Nous le soulignerons à nouveau, dans le Coran le terme-clef ḥarâm ne connaît qu’une seule signification : sacré, et n’a en aucun cas le sens d’illicite ou même d’interdit. Cette différence littérale incontestable signe le glissement de sens opéré par l’Islam afin de parvenir à justifier prétendument au nom du Coran son propre concept juridique dit du ḥarâm/illicite/licite/ḥalâl.

Dr al Ajamî

 

[1] L’on retrouve l’équivalent de l’arabe en latin puisque sacré vient de sacer signifiant rendre inviolable, interdire d’accès.

[2] S21.V95 : « وَحَرَامٌ عَلَى قَرْيَةٍ أَهْلَكْنَاهَا أَنَّهُمْ لَا يَرْجِعُونَ »

[3] Sur la problématique des variantes exégétiques, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.

[4] S16.V116 :

 « وَلَا تَقُولُوا لِمَا تَصِفُ أَلْسِنَتُكُمُ الْكَذِبَ هَذَا حَلَالٌ وَهَذَا حَرَامٌ لِتَفْتَرُوا عَلَى اللَّهِ الْكَذِبَ إِنَّ الَّذِينَ يَفْتَرُونَ عَلَى اللَّهِ الْكَذِبَ لَا يُفْلِحُونَ »

[5] S6.V151 : « وَلَا تَقْتُلُوا النَّفْسَ الَّتِي حَرَّمَ اللَّهُ إِلَّا بِالْحَقِّ ذَلِكُمْ وَصَّاكُمْ بِهِ لَعَلَّكُمْ تَعْقِلُونَ… »

[6] Voir 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran.

[7] Le terme nafs signifie: âme, principe vital, individu, personne, etc.

[8] S9.V29 :

 قَاتِلُوا الَّذِينَ لَا يُؤْمِنُونَ بِاللَّهِ وَلَا بِالْيَوْمِ الْآَخِرِ وَلَا يُحَرِّمُونَ مَا حَرَّمَ اللَّهُ وَرَسُولُهُ وَلَا يَدِينُونَ دِينَ الْحَقِّ مِنَ الَّذِينَ أُوتُوا الْكِتَابَ حَتَّى يُعْطُوا الْجِزْيَةَ عَنْ يَدٍ وَهُمْ صَاغِرُونَ  

[9] S’explique ainsi la formule « Dieu et Son prophète » puisqu’il est dit des engagements pris par le Prophète [et les musulmans à son égard] que « la main de Dieu est au-dessus des leurs », S48.V10. Ce verset fait probablement allusion au pacte de Ḥudaybiyya bien que sa portée soit manifestement plus générale.

[10] S27.V91 : « إِنَّمَا أُمِرْتُ أَنْ أَعْبُدَ رَبَّ هَذِهِ الْبَلْدَةِ الَّذِي حَرَّمَهَا وَلَهُ كُلُّ شَيْءٍ وَأُمِرْتُ أَنْ أَكُونَ مِنَ الْمُسْلِمِينَ »

[11] Sur ce point, voir : 2– Le harâm : les tabous selon le Coran et en Islam.

[12] Cf. 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam et 3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran.

[13] Idem.