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Le Coran est un document oro-scripturaire, c’est-à-dire entre Livre/kitâb et Récitation/qu’rân, ses signes-versets/âyâ sont l’expression manuscrite d’une mémoire collective qui s’est déployée sur divers supports, le terme al–qur’ân/la Récitation en témoigne toujours. La racine arabe qara’a dont le mot al–qur’ân dérive signifie rassembler et, de là, réciter, il s’agit en ce sens de rassembler des éléments épars en sa mémoire ou par l’élocution. Ce n’est que dans un deuxième temps que ce verbe prendra le sens de lire, l’opération étant assez similaire.[1]

Au-delà de cet aspect factuel, la question du statut de la Parole divine a joué pour l’herméneutique musulmane un rôle spécifique. Suivant un parallèle appropriatif du concept de Verbe/logos incarné en Jésus, le Coran sera considéré par les musulmans comme étant quasiment “l’inlibration” en Muhammad de la Parole/kalâm de Dieu. De fait, le triomphe de l’orthodoxie au IVe siècle de l’Hégire a érigé en dogme la croyance au statut incréé du Coran en tant que Parole de Dieu.[2] Quoi qu’il en soit, ceci eut pour conséquence directe de sacraliser le Texte. La « Parole de Dieu » ne pouvait dès lors être réellement comprise et demeurerait à jamais inatteignable en grandeur et en profondeur. Ceci ouvrait la voie au littéralisme,[3] lequel admettait lui-même qu’il était condamné par essence à ne pouvoir toucher que la surface du sens, d’où le fait qu’il fut dit : « Trois choses sont sans fondement, le tafsîr, les malâḥim et les maghâzî ».[4] Cela signifie qu’en dehors des interprétations authentiques du Coran transmises du Prophète Muhammad, tout n’est que spéculation sans arguments réels. Pour autant, Ibn Kathîr écrira que « le meilleur tafsîr du Coran est celui du Coran par lui-même, tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, mais parce que celui-ci est délicat à réaliser, il est préférable de choisir l’explication s’appuyant sur l’information remontée au Prophète ou, à défaut, aux trois premières générations dites des pieux salafs. »[5] La sacralité du Coran touche ainsi le sens même du  Texte puisque celui-ci ne saurait être connu que par ces intermédiaires là, eux-mêmes représentés par les ulémas, ces exégètes reconnus par auto-adoubement clérical et dont les interprétations ont force de loi et de foi.[6]

La sacralité du Coran concerne aussi son histoire, cependant sa genèse, sa datation, sa mise en forme et les incertitudes entourant sa fixation canonique n’ont guère d’impact sur notre Analyse littérale dont une de ses caractéristiques majeures est d’être principalement intra-coranique, intratextuelle.[7] Signalons que l’idée d’une rédaction tardive du Coran,[8] c’est-à-dire postérieure à la construction de l’Islam, est actuellement peu crédible. En effet, les récentes avancées codicologiques montrent l’existence de codex coraniques qui, même partiels, sont fidèles au texte consonantique de la Vulgate prétendument attribuée à Uthmân et, donc, antérieurs au développement de l’Islam.[9] De même, notre analyse littérale met en évidence d’importantes divergences entre le Sens littéral coranique et les assertions de l’Islam, cf. Le Coran et l’Islam. Or, concrètement, de telles différences et divergences ne peuvent s’expliquer que si l’on suppose que le Coran est antérieur à l’Islam, car dans le cas contraire le texte coranique aurait été rédigé de manière à être mis en concordance avec ce que l’Islam soutient, comme cela fut le cas pour l’Ancien et le Nouveau Testament. Par ailleurs, notre Analyse littérale confirme amplement ces argumentations lorsqu’elle soumet les données coraniques aux tests d’exhaustivité, de cohérence et de convergence.[10] Autre évidence, contrairement à la Bible, le Coran ne porte pas trace de différentes strates rédactionnelles et, malgré une construction assez déroutante de prime abord, il présente une réelle unité de composition.[11]

En toute honnêteté intellectuelle, les divers niveaux de sacralité que nous venons d’évoquer ne doivent pas amener à éluder la question de “l’auteur du Coran”. S’agissant d’un texte, la notion d’auteur a un sens restreint : celui qui compose un ouvrage. Or, si nous pouvons rapprocher les plus anciens corans connus de la période où vécut Muhammad, ses hagiographies, seuls documents disponibles, indiquent clairement que Muhammad n’a pas écrit de sa propre main le Coran, mais l’a seulement dicté. En ce sens, il en est le locuteur, fonction dont le texte coranique témoigne abondamment. Si l’on se place du point de vue musulman, le véritable « Auteur » du Coran est Dieu. Là encore, la transmission orale l’emporte, car Dieu l’a alors indiqué à Gabriel qui l’a ensuite insufflé ou inspiré à Muhammad, enchaînement que le Coran qualifie de révélation/nuzûl, litt. descente, c’est-à-dire descente du message de Dieu vers les hommes par l’intermédiaire d’un messager, sens du terme coranique rasûl. Toutefois, cette position a eu pour conséquence fâcheuse que l’intention de l’Auteur, Dieu, à savoir ce que l’on suppose être le sens véritable du texte : le ta’wîl, devient ainsi inaccessible à la connaissance humaine.[12] Ceci pose problème puisque ledit message divin n’aurait alors pas atteint l’objectif propre à toute communication : être accessible et compréhensible. Afin de sortir de cette impasse herméneutique, il fut donc postulé par les exégètes eux-mêmes que l’on ne pouvait réellement comprendre le sens premier du Coran, son ta’wîl, mais que seule l’interprétation du Coran nous était possible et que, de plus, elle serait potentiellement infinie, c’est-à-dire fonction de la capacité des interprètes.[13] Nous disons que si tel était le cas, alors le Coran ne serait plus de fait le message de Dieu mais le discours des hommes quant aux paroles divines révélées.

Nous l’aurons compris, ni la sacralité du texte coranique, ni son histoire, ni la question de l’auteur, ni le leadership des ulémas ou des exégètes, ne permettent de comprendre le Coran par lui-même et en lui-même. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’est le Coran, mais ce qu’il dit. Se pose alors de manière aiguë la question du sens, notre seule préoccupation. En conséquence de quoi, notre Analyse littérale du Coran ne tient pas compte de ces différents plans de sacralité du Coran et ne considère ce Texte que pour ce qu’il est : un texte. Pour ce faire, l’Analyse littérale du Coran se fonde nécessairement sur l’intratextualité : le Coran pour ce qu’il dit être, ce qu’il dit signifier et en quels paradigmes il s’origine. C’est dire ainsi que le Coran fournit raisonnablement assez d’indications pour que le message qu’il veut délivrer soit directement compréhensible. C’est au fond le projet jamais réalisé du tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân/l’explication du Coran par le Coran. Le Coran par lui-même, sans intermédiaires, sans interprétations ni interprètes, aussi autorisés fussent-ils.

Logiquement, il en découle que nous devions considérer le Coran en tant que corpus clos. Ce point réclame quelques éclaircissements puisque cette notion est d’ordinaire comprise comme indiquant la « clôture du sens », sens alors ramené au littéralisme, c’est ainsi la forme de la lettre qui est sacralisée. Ladite clôture est aussi comprise comme signifiant une réduction du sens aux seules propositions du Corpus exégétique, lequel est en ce cas de même sacralisé. À l’opposé, « l’ouverture du sens » prônée par certains islamologues ou réformistes musulmans passe nécessairement par plusieurs approches du texte : historicité du texte et historicisation de son propos, déconstruction critique, interprétation, traitement anagogique, idéologisation. Selon notre point de vue, nous signifions par l’expression « corpus clos » que le Coran, texte complexe, redondant et informatif, est un document suffisant à la détermination intratextuelle du sens littéral. L’intertextualité[14] ne sera plus une grille de lecture du propos coranique mais, à l’inverse, ledit propos la vérifiera. Méthodologiquement, l’Analyse Littérale du Coran que nous proposons permet par le recours au texte coranique en tant que corpus clos la résolution du Sens littéral, lequel offre une « ouverture du sens » générée par l’intratextualité.

Notre rapport au texte coranique étant précisé théoriquement et méthodologiquement, nous suivrons concrètement comme document principal celui de l’École Ḥafṣ selon l’édition égyptienne du roi Fouâd Ier élaborée en 1923. Le texte coranique présenté est donné selon la leçon/qirâ’a de ‘Âsim ibn Abî–n–Nujud [m. 127 H.] et selon la recension/riwâya par l’École de Ḥafṣ ibn Sulaymân [m. 180 H.]. Plusieurs raisons justifient notre choix :

– C’est actuellement le Coran d’autorité dans le monde musulman.[15]

– Elle est la référence scripturaire pour la majorité des exégèses classiques et plus encore des exégèses contemporaines.

-La quasi-totalité des traductions est actuellement réalisée à partir de la recension Ḥafṣ.

Toutefois, si nous suivons la recension Ḥafṣ, cela ne signifie pas pour autant que nous nous limitions à ce seul document-coran. Au contraire, la pluralité des textes coraniques est une réalité à prendre en compte dans le cadre de l’analyse littérale. Notre outil de travail sera donc la recension Ḥafṣ couplée à l’examen permanent des qirâ’ât ou variantes coraniques.[16]

Par ailleurs, il est à peine nécessaire de préciser que nous entendons par recension Ḥafṣ le texte arabe. En effet, toute étude littérale ne peut porter à l’évidence que sur le texte arabe du Coran. Les traductions s’appuient le plus souvent sur des interprétations fournies par les commentaires classiques, elles ne sont donc qu’une interprétation déterminée du texte coranique. Ceci a pour effet immédiat d’enfermer l’étude du Coran en des boucles herméneutiques improductives et impropres à l’analyse littérale. D’évidence, toute approche lexicale et sémantique ne peut être fondée que sur la formulation originale du texte. Cependant, notre méthodologie comporte obligatoirement une étape finale de traduction des résultats de sens littéraux, il s’agit en ce cas de notre traduction littérale. Il va donc sans dire que l’ensemble des traductions présentées en ce site sont nôtres, sauf quand à titre comparatif nous utilisons comme modèle d’étude initial ce que nous appelons la traduction standard.

Notre position quant au texte coranique est donc par définition neutre, elle ne dépend pas directement des exégèses, mais seulement du « document-texte-coran ». De même, si le postulat de la communication de Dieu à Muhammad relève de la foi, l’énonciation résultante et le texte qui en découle appartiennent au profane et s’adressent à la raison. Nous ne recourrons donc jamais à des formules telles que « Dieu dit dans le Coran », ou comme en islamologie : « l’Auteur dit », positions dogmatiques, ou encore « l’auteur dit », position faussement neutre mais sans sujet réellement identifié. Rarement, quand il s’agit de citer directement un propos que le texte attribue de manière obvie à Muhammad, nous mentionnerons le rapport de ce propos par : « Muhammad dit ». Du point de vue de l’Analyse Littérale du Coran, seul le texte en tant qu’entité sémantique discursive nous concerne, de ce fait nous userons avec constance de l’expression « Le Coran dit » ou autres équivalents qui, pour sembler curieux de prime abord, indiquent néanmoins la textualité axiomatique que nous poursuivons et possèdent indéniablement l’avantage de l’objectivité.

Dr al Ajamî

 

[1] À ce sujet, voir : La première révélation du Coran selon l’Islam ? 

[2] Les mutazilites perdirent à ce moment-là la bataille intellectuelle face au littéralisme. Le mutazilisme n’admettait pas que la Parole de Dieu soit un attribut divin. Pour eux, la parole révélée est alors nécessairement survenue de manière adventice de par la volonté de Dieu, c’est en ce sens que le Coran est selon leur point de vue considéré comme créé.

[3] Pour notre définition du littéralisme, voir : Sens littéral et Littéralisme.

[4] Sentence attribuée à Ibn Hanbal, citée par Ibn Taymiyya in Muqaddima fî uṣûl at-tafsîr, Dâr, al–Qur’ân al–Karîm, Kuwait, 1971, p. 59. Les malâḥim désignent les récits eschatologiques et les maghâzî les récits des faits de guerre attribués au Prophète.

[5] Al Ḥâfiẓ Ibn Kathîr, Tafsîr al–qur’ân al–‘aẓîm, Dâr al–hadîth, Le Caire, Vol I/IV, p. 8.

[6] Sur ce point, voir : Les oulémas sont-ils les héritiers des prophètes ?

[7] Ce point essentiel renvoie aux notions de Sens littéral et intratextualité et Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.

[8] Parmi les principaux acteurs de cette théorie, citons Mingana, Wansbrough et ses disciples ou encore De Prémare. Cf. Alphonse Mingana, The Transmission of the Kur’an, Journal of the Manchester Egyptian and Oriental Society, 5, 1915-1916, p. 25-47. John Wansbrough, Quranic Studies, Sources and Methods of Scriptural Interpretations, Oxford University Press, 1977. Alfred-Louis de Prémare, Aux origines du Coran. Questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Tétraèdre, Paris, 2004.

[9] Cf. notamment François Déroche, La transmission du Coran dans les débuts de l’islam. Le codex Parisino-petropolitanus, Brill, Leiden-Boston, 2009. Asma Hilali, Le palimpseste de San‘â’et la canonisation du Coran : Nouveaux éléments, Cahiers Glotz, éd. De Boccard, XXI, 2010. Sadeghi Behnan et Uwe Bergmann, The Codex of a Companion of the Prophet and the Qurʾân of the Prophet, Arabica, 2010, V.57, n°4, p. 348-354.

[10] Voir : Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.

[11] Concernant les particularités de la construction textuelle du Coran, voir : Méthodologie d’Analyse littérale du Coran ; partie A– L’intratextualité, chap. 3. a. 1 – Le contexte métatextuel.

[12] Sur la critique coranique de cette affirmation imputée faussement au Coran, voir : L’interprétation du Coran selon le Coran et en Islam.

[13] Pour la critique par le Coran de cette idée reçue bien ancrée, voir : Interprétation infinie du Coran.

[14] Pour notre critique méthodologique de l’intertextualité, voir : Interprétation du Coran et Intertextualité ainsi que  Intertextualité, critique des sources exégétiques.

[15] La survie des recensions dites Warsh et Qâlûn, encore lues en Afrique du Nord, est sérieusement menacée par la diffusion massive de la recension Ḥafṣ. Cette domination physique est principalement orchestrée par l’Arabie saoudite qui en ses visées d’hégémonie islamique mondiale considère que la recension du Coran qu’elle utilise doit être la seule en activité. À vrai dire, cela est en passe de se réaliser et l’on peut déjà constater que les exégèses contemporaines conçues en terres Warsh suivent désormais le texte Ḥafṣ !

[16] Sur ce point aussi délicat que sensible, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.