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Variantes de récitation ou qirâ’ât

En de nombreuses analyses littérales de versets, nous avons abordé le sujet des qirâ’ât : les variantes de récitation. Du point de vue scripturaire, c’est-à-dire la composition du texte coranique,  nous avons évoqué la question en Quel Coran ainsi qu’en Interprétation et conservation du corpus coranique. D’un point de vue exégétique, l’existence de ces qirâ’ât et des différences de significations qu’elles induisent est d’une grande importance et, nous concernant, elles doivent être systématiquement prises en compte dans la détermination du Sens littéral, généralement lors de l’Analyse lexicale, voir aussi : Méthodologie d’Analyse Littérale du Coran. D’un point de vue dogmatique, la pluralité du texte coranique que représentent les qirâ’ât ne s’accommode guère du paradigme majeur de l’Islam : un seul Dieu, une seule Révélation, un seul Prophète, un seul Coran.

1– Définition des qirâ’ât/variantes de récitation

Le terme arabe qirâ’a, au pluriel qirâ’ât, signifie étymologiquement manière de lire, d’où : lecture. Cependant, la racine qara’a vaut initialement pour réciter, puis pour lire.[1] Par ailleurs, concernant le Coran, l’emploi technique du terme qirâ’a qualifie essentiellement l’aspect oral de la question, la récitation. Ceci explique que nous traduisions qirâ’a par variante de récitation plutôt que par variante de lecture. Cela se justifiera par la suite, mais nous soulignons ainsi que ce phénomène est lié à la transmission orale du Coran et non pas à sa mise par écrit. Par qirâ’ât nous entendons donc au sens restreint[2] l’ensemble des variations textuelles coraniques répertoriées. Une qirâ’a/variante est ainsi pour un même terme coranique l’existence de deux ou plusieurs manière de le lire, ce qui peut engendrer des significations différentes.  Un exemple très connu : dans le quatrième verset de la Fâtiḥa la graphie consonantique mlk [ملك] peut être récité mâliki [مَالِكِ] ou maliki [مَلِكِ]. Selon la variante mâliki le sens est Détenteur, Maître, dans le cas de la variante maliki le sens est : Roi.  Comme cet exemple le montre, une qirâ’a/variante correspond au fait que la graphie consonantique de certains mots du Coran puisse être  lue de plusieurs manières. Autrement formulé, une qirâ’a/variante n’affecte pas en principe le corps consonantique, mais seulement sa voyellisation, nous l’expliciterons

2– Formation des qirâ’ât/variantes de récitation

La présence des qirâ’ât est liée à un double phénomène : l’écriture du Coran et la transmission orale.

– Concernant l’écriture du Coran, nous rappellerons que l’écriture arabe place les consonnes sur la ligne et les voyelles et les accessoires orthographiques généralement au-dessus ou au-dessous des consonnes. Les consommes représentent la constante morphologique, ce que l’on nomme le corps consonantique/rasm ou ductus.[3] Si le rasm d’un terme est constant, les voyelles le concernant sont en grande partie variables puisqu’elles traduisent les cas grammaticaux et lexicaux. Or, à l’époque du Coran, et durant au moins un siècle encore, l’écriture arabe ne disposait pour distinguer les 28 consonnes existantes que de 14 graphes non nantis de points diacritiques et, de plus, ne transcrivait pas les voyelles.[4] Cette écriture très imparfaite, dite défectueuse ou scriptio defectuosa,  ne permettait donc pas réellement de lire un texte ainsi transcrit. Ce mode de transcription impliquait donc obligatoirement que le contenu ainsi écrit soit connu d’avance, il s’agissait en quelque sorte d’un aide-mémoire, un support mémoriel compatible avec ce que l’on sait par avance de mémoire.[5] Conséquemment, et par défaut, un tel corps consonantique défectueux permet par le jeu des points diacritiques et de la voyellisation de modifier le sens d’un même terme. Par exemple, en S34.V23, la permutation d’un point diacritique de la deuxième sur la troisième consonne permet de lire soit فُزِّعَ : fuzzi‘a/être rassuré, soit فُرِّغَ : furrigha/être évacué.

– Concernant la transmission orale, les premiers musulmans ne disposant pas d’une écriture à même de fixer par écrit de manière précise le texte du Coran n’eurent comme autre possibilité que de le transmettre oralement. Cela correspondait de plus à leur culture. Mais, rationnellement, l’on ne peut pas concevoir qu’un texte aussi long que le Coran puisse avoir été transmis sur plusieurs générations sans subir malgré tout des altérations. Ce phénomène est normal, et il explique une grande partie des qirâ’ât.

– En synthèse, à l’origine, le Coran dut essentiellement être transmis oralement, ce qui ne pouvait que générer de nombreuses variations de récitation/qirâ’ât. Cependant, nous savons que le Coran fut aussi transcrit assez tôt selon une écriture qui, bien qu’imparfaite, eut pour conséquence de conserver le corps consonantique coranique ou rasm, structure graphique constante attestée par les plus anciens manuscrits connus. Ceci permit donc malgré tout de délimiter rétrospectivement le cadre des qirâ’ât possibles et de limiter ainsi la variabilité du texte puisque toute variante de récitation pour être admise devait à minima être compatible avec ledit rasm. Par suite, c’est principalement selon ce même principe que Ibn Mujâhid au IVe siècle de l’Hégire a procédé à la normalisation des variantes de récitation/qirâ’ât qu’il a systématisé selon sept Écoles dites de lecture, auxquelles sept de plus furent plus tard ajoutées. Au total, c’est plusieurs milliers de variantes de récitation/qirâ’ât  réparties en quatorze Écoles de lecture qui nous sont ainsi parvenues. S’il est exact qu’une grande majorité de ces variantes de récitation n’altère pas le sens du Coran, il tout aussi vrai qu’une part non négligeable d’entre elles modifie réellement le sens coranique, nous le constaterons plus avant.

3– Origine des qirâ’ât/variantes de récitation

Nous venons de fournir une explication rationnelle et historiquement identifiable justifiant de l’existence de variantes de récitation autour d’un corps consonantique coranique constant. Cette variabilité est donc la trace nette de la prise en charge du Coran par les hommes. Vers le deuxième siècle, l’Islam se trouva de facto devant une double problématique : d’une part, il était inadmissible que le texte révélé ait pu être altéré par ses transmetteurs et, d’autre part, la variabilité du texte correspondant à la présence des variantes/qirâ’ât était inconcevable eut égard au dogme d’un Coran unique, qui plus est protégé par Dieu. sSur ce dernier point voir : « Dieu protège le Coran » selon le Coran et en Islam. Il fut alors affirmé à l’envi que les qirâ’ât ne modifiaient pas le sens du Coran et que, de toute manière, elles avaient toutes été enseignées par le Prophète. La réponse de l’Islam face aux réalités de l’histoire fut donc d’ordre irrationnel, mais la croyance ne se nourrit-elle pas d’irrationnel ! Pour ce faire, l’on mobilisa le Hadîth, en substance : « Le Coran a été révélé selon sept lectures/aḥruf »[6] et, pour justifier une telle diversité, l’on fit préciser par le Prophète que cette multiplicité avait pour but de faciliter la récitation du Coran : « Récitez la lecture/ḥarf qui est facile pour vous ». Or, il n’est pas rationnellement admissible de supposer qu’en multipliant la variabilité d’un texte l’on en facilite la transmission fidèle et que l’on en rende la compréhension plus aisée ! En quoi la multiplicité serait-elle un facteur de simplification ? Il est par contre beaucoup plus cohérent de présumer que de tels hadîths ont été imaginés rétrospectivement pour justifier l’existence des qirâ’ât en les plaçant sous l’autorité directe du Prophète, donc de Dieu, afin que la variabilité textuelle du Coran ne soit pas imputée aux hommes. Enfin, l’élaboration de ces hadîths a amené à considérer comme synonymes les termes aḥruf et qirâ’ât, ce qui n’était sans doute pas le cas dans l’esprit des concepteurs de ces textes.[7]

4– Catégories de qirâ’ât/variantes de récitation

Pour simplifier, l’on peut regrouper les qirâ’ât/variantes de récitation en trois catégories :

– Les variantes phonétiques. Il s’agit notamment de la prononciation différente d’un même mot, comme l’atténuation du hamza dans mu’minûn/croyants qui se dit aussi mûminûn/croyants. De même, nâs/hommes peut se prononcer nês/hommes. Ce type de variantes, les plus nombreuses, n’affectent pas le sens du texte. Elles correspondent à l’intrusion de divers parlers arabes différant de celui employé par la révélation du Coran. Ces variantes sont clairement dues aux hommes puisque le Coran affirme : « Nous n’avons dépêché aucun Messager sans que ce ne soit en la langue de son peuple, afin que cela leur soit explicite…», S14.V4. Or, le Prophète était qurayshite et s’exprimait en leur parler. Il n’y a donc pas à penser que  le Coran ait pu être révélé en divers dialectes arabes.

– Les variantes vocaliques. Elles concernent la modification des voyelles. Certaines , comme les précédentes, relèvent de particularités régionales comme ‘alayhim versus ‘alayhum, ou mirfaqan/bienveillance versus marfiqan. Ce type de variantes ne modifie pas le sens. D’autres variantes concernent les voyelles à fonction grammaticale, la plupart peuvent donc modifier la signification. Ex. :  en S2.V119 on lit  wa lâ tas’al ou wa lâ tus’alu. Dans le premier cas, cela signifie : n’interroge pas [quant aux hôtes de l’Enfer], dans le second : tu n’as pas de comptes à rendre [quant aux hôtes de l’Enfer].

– Les variantes consonantiques. Ces qirâ’ât conservent le corps consonantique ou rasm, mais l’affectent en faisant varier les points diacritiques ou les flexions consonantiques. Les variantes diacritiques sont les plus nombreuses : à partir du jeu des points diacritiques elles permutent une consonne par une autre. Ex. : en S7.V57 où l’on note soit بشْر/annonce soit نشْر/dispersion, la différence ne provenant que de la position suscrite ou subscrite attribuée au point diacritique de la première consonne. Ce type de variante modifie indubitablement le sens. Les variantes de flexion consonantiques sont plus rares, elles sont parfois attribuées à des différences dialectales de prononciation comme ‘attâ pour ḥatta/jusqu’à ce que, par définition elles ne modifient pas la signification.

5– Les variantes/qirâ’ât exégétiques

La catégorie de variantes que nous qualifions d’exégétiques n’est pas envisagée par les auteurs classiques pour qui, nous l’avons vu, les variantes dans leur ensemble ont été transmises du Prophète et n’influent pas sur le sens du Coran. Nous l’avons dit, cette doctrine est de toute évidence destinée à protéger le dogme du Coran unique et à nier que le texte coranique ait pu être altéré du fait des hommes. Or, la tradition coranique a conservé de nombreuses[8] qirâ’ât influant sur la signification de tel ou tel versets, elles sont la trace la plus nette de l’intervention de l’homme sur le texte coranique. Il peut s’agir de variantes vocaliques ou de variantes consonantiques, lesquelles ont en commun de ne pas relever des hasards de la transmission oro-scripturaire du Coran, mais de traduire directement une opinion exégétique. Bien évidemment, ce sont ces variantes exégétiques qui du point de vue de l’Analyse littérale doivent systématiquement être prises en compte dans la détermination du Sens littéral, voir Analyse lexicale.

Exemples :

– En S5.V6, l’on note les variantes arjula-kum/vos pieds et arjuli-kum. Celles-ci concernent une voyelle liée au cas transitif ou non.  Ainsi, selon la première, l’on doit laver ses pieds lors des ablutions et, selon la seconde, l’on doit seulement passer les mains humides sur le dessus des pieds. L’on connaît les enjeux juridico-exégétiques mis en jeu à ce sujet.

– En S3.V161, deux variantes affectent la voix verbale du verbe ghalla/tromper. Si on le vocalise en mode passif : yughalla, le sens est : « Il n’est pas d’un Prophète d’être trompé ». Si on le vocalise à la voix active : yaghulla, le sens est : « Il n’est pas d’un Prophète de tromper ». Tout un pan du dogme de l’infaillibilité supposée du Prophète est ici en cause.

– En S5.V38, verset tristement célèbre pour prétendument préconiser l’amputation de la main du voleur,  les termes sâriq/voleur et sâriqa/voleuse sont au singulier, ce qui pose un problème de logique puisque le mot mains y est employé au pluriel : aydiy. Pour maintenir la supposée amputation de la main, l’on a forgé une qirâ’a où les deux termes sont mis au pluriel : « as–sâriqûn/les voleurs et as–sâriqât/les voleuses». Sur ce point exégétique et la signification réelle de ce verset, voir : Couper les mains du voleur selon le Coran et en Islam.

– En S3.V115, soit on lit « quelque bien qu’ils fassent/yaf‘alû, il ne leur sera pas dénié/yukfarû ou bien : « quelque bien que vous fassiez/taf‘alû il ne vous sera pas dénié/tukfarû. Techniquement, à partir du corps consonantique des deux verbes de cette phrase l’on a placé deux points diacritiques soit au-dessous : yaf‘alû/ يَفْعَلُوا et yukfarû/يُكْفَرُوا, soit au-dessus : taf‘alû/ تَفْعَلُوا et tukfarû/تُكْفَرُوا. Dans le contexte d’énonciation de ce verset, la première variante signifie que le bien accompli par les Gens du Livre leur sera compté au Jour du Jugement, la seconde indique que quelque bien que vous fassiez, c’est-à-dire vous les musulmans, il vous sera compté, signification alors totalement décontextualisée. Quand on sait le combat mené par l’Orthodoxie pour excommunier toute religion autre que l’Islam, l’on comprend que la deuxième variante n’est pas le fruit du hasard, mais le signe d’une volonté exégétique déterminée à détourner le sens coranique.

– Ces quelques exemples montrent que le développement de l’Exégèse à partir des deuxième et troisième siècles de l’Hégire a généré volontairement des variantes exégétiques destinées à infléchir le sens de tel ou tel verset en fonction d’objectifs juridico-exégétiques précis. Ces variantes/qirâ’ât sont la preuve de l’emprise exégétique sur le texte coranique à une période où l’Exégèse a œuvré à interpréter le Coran en fonction des paradigmes propres à l’Islam. Elles confirment que l’Islam en tant que religion a évolué selon un cheminement théorique et pratique pas nécessairement coranique dont les variantes de récitation sont un indicateur. Ces variantes exégétiques appartiennent donc pleinement au processus d’interprétation du Coran par l’Exégèse, travail du texte destiné à harmoniser herméneutiquement le propos coranique et les affirmations de l’Islam ; sur ce dernier point, voir notamment : Le Coran et l’Islam.

6– Sens littéral et qirâ’ât/variantes de récitation.

Du point de vue méthodologique, la recherche des variantes de récitation/qirâ’ât modifiant le sens doit être systématique. Leur présence signale qu’un terme donné a fait l’objet d’un enjeu et/ou d’une manipulation exégétique, ce qui est en soi un excellent outil de repérage des leviers interprétatifs qui ont été mis en jeu. Ce constat doit être systématiquement pris en compte lors du processus de déconstruction des interprétations, c’est-à-dire notre compréhension à priori du verset concerné. Face à deux variantes, afin de déterminer laquelle de ces deux possibilités de sens correspond à la récitation d’origine, l’Analyse contextuelle et l’étude de la convergence coranique s’avèrent être des outils de sélection efficaces et rationnels, voir : l’Analyse Littérale du Coran.

7– Unicité du Coran et multiplicité des qirâ’ât/variantes de récitation

Du point de vue de l’histoire du texte coranique, l’existence des qirâ’ât/variantes de récitation, toutes catégories confondues,  indique que le Coran récité à l’origine a subi des altérations. Celles-ci sont dues à la nature oro-scripturaire du Coran, c’est-à-dire, d’une part, lors de sa transmission orale trans-générationnelle et, d’autre part, du fait d’une écriture arabe ne permettant de fixer avec précision la prononciation des termes.  Il faut donc clairement dissocier l’histoire de la transmission du corps consonantique de celle de la génèse des qirâ’ât qui elles, comme nous l’avons montré, sont indubitablement liées au facteur humain. De plus, il est parfaitement admis que ledit rasm est constant et a été transmis en mode mutâwatir[9] alors que les qirâ’ât sont variables et ont été transmises en mode aḥâd.[10]

Nous ne disposons donc pas d’un unique texte du Coran, mais d’un texte de base dont les milliers de variantes de récitation/qirâ’ât ont été classifiées en 14 Écoles de lectures. Cependant, cela ne signifie absolument pas que nous disposions de 14 versions du Coran. Comme l’islamologie se plait à l’interpréter, les qirâ’ât/variantes ne sont nullement la trace de plusieurs versions du Coran concurrentes. Cela n’indique pas non plus que le Coran serait le fruit d’une écriture diffuse au cours du temps et tardivement fixée. Au contraire, comme l’attestent les plus anciens manuscrits retrouvés jusqu’à présent, le texte consonantique a été conservé en l’état d’origine. Ce qui confirme que les qirâ’ât représentent seulement des variations autour de certains termes écrits selon un seul et même corps consonantique, le rasm.

Conséquemment, tout exégète, tout lecteur, tout récitant du Coran, suit depuis un millier d’années un texte parfaitement nanti de points diacritiques et de voyelles, texte transmis selon une École de lecture donnée, à l’heure actuelle généralement Ḥafṣ ou Warsh. Ainsi, quelle que soit l’École, le corps consonantique/rasm transmis est identique, mais chacune d’elle a opéré une sélection parmi les qirâ’ât connues. Le lecteur peut de la sorte lire sans erreur ledit texte coranique tout en ayant l’impression de suivre un document unique alors que pour nombre de termes il ne suit qu’une variante de récitation/qirâ’ât  parmi d’autres.[11]

Aussi, dès lors que pour une même graphie consonantique l’on note une variante de récitation/qirâ’ât, il n’y a plus pour ce terme de signification de base, mais deux possibilités de sens coexistantes, la signification de l’une ayant alors théoriquement autant de valeur que celle de l’autre. Pour l’exégète et, tout particulièrement pour l’Analyse Littérale du Coran, le choix entre une ou l’autre de ces possibilités de sens/qirâ’ât  ne peut bien évidemment pas reposer sur une sélection préétablie par telle ou telle École de lecture. De notre point de vue méthodologique, c’est donc par l’Analyse contextuelle, l’étude de la convergence coranique[12] et la détermination du Sens littéral que l’on doit établir qu’elle est la seule possibilité de sens admissible. Autrement dit, qu’elle était la récitation initiale avant la formation de la variante de récitation/qirâ’a l’ayant affecté.

 

Conclusion

Les variantes de récitation/qirâ’ât sont sans aucun doute postérieures à la révélation du Coran. Elles sont la trace d’un double phénomène. D’une part, transmission orale du Coran et état défectueux de l’écriture durant plus de deux siècles ont généré un certain nombre d’incertitudes non-intentionnelles ayant entraîné plusieurs possibilités concernant certains termes du texte coranique initial. En général, ce type de variantes de récitation/qirâ’ât n’a pas ou peu de conséquence sur le sens. D’autre part, la volonté tardive de modifier le sens de tel ou tel terme, et donc de tel et tel verset, a suscité la création de qirâ’ât que nous qualifions de variantes exégétiques. Elles traduisent l’emprise de l’Exégèse sur le texte coranique. Il s’agit là d’un asservissement interprétatif du Coran en fonction des besoins juridico-exégétiques propres à la construction de l’Islam.

Par ailleurs, le fait que la grande majorité de ces variantes/qirâ’ât ait été conservée confère au Coran dont nous disposons un véritable caractère scientifique, l’équivalent de ce que l’on nomme une édition critique. Ainsi, le Coran n’est-il pas un document unique miraculeusement conservé et transmis, mais un document oro-scripturaire affecté de nombreuses variantes/qirâ’ât dont la conservation est à même de manière critique et méthodologique de permettre la reconstitution de ce que fut la récitation initiale du Coran, c’est-à-dire avant l’apparition des qirâ’ât. À bien le comprendre, tout se passe donc comme si nous ne disposions pas de 100% du Coran transmis par Muhammad, mais de 101%, c’est-à-dire variantes de récitation y compris. Loin de remettre en cause la crédibilité de la transmission du Coran, l’existence des variantes/qirâ’ât atteste, au contraire, de sa réelle histoire transmissionnelle.

De manière rationnelle, la présence des qirâ’ât, si elle contredit le mythe d’un Coran descendu tel quel du ciel et miraculeusement protégé par Dieu, indique malgré tout que le texte initial a échappé au processus ayant altéré les précédents textes sacrés. En effet, il est indiscutable que si le texte de la Thora et de l’Évangile a été modifié en fonction de la construction du judaïsme et du christianisme, cette réinjection textuelle n’a pas eu lieu dans les mêmes proportions concernant le Coran et,  de fait, elle se trouve limitée aux variantes/qirâ’ât intentionnelles, c’est-à-dire aux variantes exégétiques. D’une part, ceci s’explique par une transmission orale précoce et diffuse ayant permis à la récitation initiale d’échapper à la main mise d’une caste de scribes et, d’autre part, par le fait que la “guerre du Texte” entre sunnites et shiites s’est soldée par la victoire de l’Interprétation dans les deux camps. À ce sujet, nous avons montré que, paradoxalement, l’histoire de la transmission oro-scripturaire du Coran avait abouti non pas à l’adaptation de la lettre du texte coranique aux besoins de la construction de l’Islam, mais à la modification de sa signification par une intense activité interprétative.[13] Les variantes de récitation appartiennent donc à ce processus herméneutique d’interprétation et, si certaines d’entre d’elles sont destinées à modifier le sens, elles n’effacent pas pour autant la ligne textuelle de base mais s’y superposent. Contrairement à ce qu’affirme non sans intention l’islamologie, les variantes de récitation ne sont donc pas l’indice d’une multiplicité de textes coraniques à un moment donné, mais participent du processus herméneutique ayant amené à faire dire au Coran ce que l’Islam disait,  voir : Le Coran et l’Islam.

Enfin, la juste compréhension du phénomène d’apparition des qirâ’ât oblige à reconsidérer l’histoire du Coran sous un double aspect : foi et raison. Du point de vue de la raison, puisque l’on ne disposait pas à cette époque d’une écriture en mesure de transcrire fidèlement la prononciation d’un texte, la mise par écrit du Coran par le calife Uthman est nécessairement une fiction, voir : Le Coran de Othman – mythe ou réalité ? De même, la notion de premier Coran écrit est une chimère, le plus ancien Coran n’est pas matériel, mais immatériel, un texte récité et transmis oralement et dont la mise par écrit précise ne fut possible qu’un siècle et demi après Uthman. Ensuite, quand bien même l’on supposerait théoriquement que soit exhumé un antique codex signé de la main même de Muhammad, que croire en sa nature révélée relèverait uniquement d’un acte de foi. Foi du musulman en ce que le Coran est l’expression du Message de Dieu adressé à l’Humanité par l’intermédiaire d’une révélation médiée puis transmise par le Prophète Muhammad.

Dr al Ajamî

 

[1] Sur ce point l’on peut se reporter à : Première révélation du Coran selon l’Islam ?

[2] Du fait de la confusion savamment entretenue autour de la problématique des qirâ’ât, ce terme peut aussi désigner la récitation du Coran ou l’ensemble des modalités propres à une École de lecture du Coran. Pour ce dernier cas, il est toutefois plus juste de parler de riwâya/recension : recension Ḥafṣ, Warsh, Qâlûn et Ad–Dûrî pour les plus connues.

[3] Techniquement, il s’agit d’un « locus sémantique » : le corps consonantique d’un terme écrit sans point diacritiques et sans voyelles.

[4] Par exemple, les lettres  « bâ’/b/ ب» , le « tâ’/t / ت» ou le « thâ’/th/ ث» ne se distinguent graphiquement que par le nombre de points et leur position en dessus ou en dessous d’un même tracé de base. L’imperfection d’un tel système de transcription peut être illustré, toute proportion gardée, par l’exemple d’une phrase en français écrite seulement selon son corps consonantique : «  l ml st bn ». Selon la voyellisation supposée, ce rasm peut alors représenter diverses phrases : le miel est bon ; le mil est bon ; le mal est bien ; le mâle saute bien ; le mâle suit bien ; la mêlée est bénie ; la mule saute bien ; le mal est bon, le mali est béni, le milieu est bon, etc. Enfin, pour être historiquement précis, l’on connaît quelques documents écrits en arabe antérieurement au Coran sur lesquels apparaissent certains points diacritiques. Cependant, cet usage aussi irrégulier que rare ne semble avoir été que très peu répandu à l’époque, ce n’est que deux siècles plus tard qu’il sera normalisé et que le système que nous connaissons actuellement sera mis en pratique.

[5] Nous avons une trace de cette situation particulière dans le Coran au sujet de la mise par écrit des dettes à terme. En effet, nous pouvons constater qu’il y est en plus demandé deux témoins, ceci du fait même que l’impossibilité de lire directement ladite mise par écrit impliquait la présence de témoins qui en connaissaient de mémoire le contenu. Quant à l’analyse littérale de ce verset, voir : Le témoignage de la femme selon le Coran et en Islam.

[6] Hadîth rapporté par al Bukhârî et Muslim.

[7] En réalité, le choix prudent du terme aḥruf en ces hadîths posa plus de problèmes qu’il n’en résolut ! Aussi, n’y eut-il jamais de consensus chez les ulémas classiques pour définir ce que, s’agissant du Coran, désigne exactement le terme ḥarf, au pluriel aḥruf. Plus de quarante hypothèses ont été proposées et soutenues ! Les significations principales retenues sont les suivantes : langues ; dialectes ; lectures ; styles ; significations ; modes ; variantes.

[8] Nous n’avons pas quantifié ces qirâ’ât, mais certains auteurs les estiment à près de 5% de l’ensemble, chiffre sans doute quelque peu surestimé.

[9] Voies multiples et concordantes de transmission  d’un texte ou d’un propos.

[10] Voies de transmission unique.

[11] Il a été ainsi recensé 1354 entre la recension Ḥafṣ et Warsh.

[12] Voir : Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence.

[13] Voir : L’interprétation et la conservation du Coran.