Skip to main content

Intratextualité : Exhaustivité, Non-thématicité, Cohérence, Convergence

En l’article Sens littéral et Intratextualité, nous avons traité de l’importance méthodologique primordiale que revêtait l’intratextualité lors du processus d’Analyse Littérale du Coran. Nous avions indiqué que l’intratextualité concernait principalement l’Analyse contextuelle, mais aussi le contexte métatextuel coranique. Nous avions alors développé cet aspect en précisant qu’afin d’éviter toute intrusion d’interprétation l’analyse intratextuelle mettait en jeu quatre niveaux de contrôle : l’Exhaustivité, la Non-thématicité, la Cohérence, la Convergence.

 

• L’exhaustivité

Il s’agit dans l’ordre du processus d’analyse intratextuelle du premier maillon opératif. Afin de ne pas commettre une erreur par omission, déterminer la signification d’un terme, d’une locution, d’un énoncé, d’un verset ou d’un passage,  suppose impérativement que l’on ait examiné la totalité des référents coraniques à priori en lien avec l’élément étudié.

Ainsi, comprendre S2.V106, verset que l’Islam dit de « l’abrogation », repose à l’évidence sur la signification coranique de la racine verbale nasakha qui selon l’interprétation classique signifierait abroger. Cependant, la recherche intratextuelle met en évidence les faits suivants : – Deux occurrences ont pour sens apparent transcrire, qu’il s’agisse pour Dieu d’inscrire les actes des hommes sur leur livret personnel en S45.V29 ou du substantif nuskha/transcription sur les Tables de la révélation faite à Moïse en S7.V154, ces deux versets sont en eux-mêmes explicites et non ambigus. Une troisième occurrence évoque la capacité de Dieu à écarter les suggestions sataniques, S22.V52.[1] Ces significations sont toutes en accord avec le sens premier de la racine nasakha : la notion de déplacement d’une chose,[2] alors que le verbe abroger signifie supprimer et même supprimer radicalement. Cette notion de suppression n’est donc pas logiquement corrélable à celle de déplacement exprimée par la racine arabe nasakha/ écarter, transférer, transcrire, sens confirmés par le Coran selon la recherche exhaustive intratextuelle. Aussi, ce simple constat littéral suffit-il à conclure que le sens de nasakha pris pour abroger n’est pas conforme à la langue arabe coranique. Cet ajout de sens est donc nécessairement post-coranique et, de fait, il ne traduit que la validation du concept d’abrogation tel que l’Islam finit par le concevoir.  Du reste, les traces historiques des très vifs débats autour de l’abrogation le confirment.[3]

En conséquence, le supposé verset de l’abrogation peut parfaitement se comprendre en cohérence avec l’emploi coranique exhaustif de nasakha, nous le lisons alors de la sorte : « Quoi que Nous transférions/nansakh d’un verset ou que Nous le laissions, Nous en apportons un meilleur ou un équivalent. Ne sais-tu pas que Dieu a sur toute chose pouvoir ? », S2.V106. Sans qu’il soit de notre propos de traiter ici de l’analyse complète de ce verset, nous indiquerons qu’en fonction du champ sémantique coranique et des conceptions mêmes de l’Exégèse relative à la Révélation, il s’entend aisément comme signifiant : « que Nous transférions un verset [de la Matrice] ou que Nous le différions [de transfert] Nous apportons alors [à chaque révélation] un verset [révélé] meilleur [pour ces réceptionnaires, mais à partir d’un même verset matriciel] ou bien [Nous apportons] un verset [révélé] équivalent [à d’autres versets révélés, mais à partir de versets matriciels autres]». Il semblerait que soit ainsi expliqué le mécanisme révélatoire justifiant l’unité étiologique et ontologique de la Révélation et la diversité apparente des révélations. Cf. L’abrogation selon le Coran et l’Islam.

À l’inverse, tout défaut d’exhaustivité, lequel a des causes et motivations diverses, laisse un espace disponible à l’intrusion d’une interprétation. Citons le cas de l’islamologue Geneviève Gobillot qui énonce au cours de son analyse supposée intratextuelle de S2.V102 que « le terme zawj ne sert jamais dans le Coran à désigner l’épouse terrestre, mais seulement l’épouse céleste. »[4] Affirmation à partir de laquelle elle étaye alors son interprétation dudit verset qu’elle ramène à l’épisode biblique de la tour de Babel ! Le zawj devient ainsi, selon elle, l’autre dont la différence de langue nous séparerait, voire nous opposerait. Or, il ne fait aucun doute que dans le Coran le mot zawj désigne aussi l’épouse légale d’un homme ici-bas, cf. S4.V20. Cette “omission” a pour conséquence la validation erronée de son interprétation qui, en réalité, s’avère uniquement intertextuelle et sans soutien intratextuel coranique. Il est donc essentiel que l’inventaire des liens soit complet faute de quoi cette étape d’analyse pourrait n’être que le support de simples conjectures interprétatives.

 

• La non-thématicité

Nous entendons là le non-recours à des classements thématiques servant à identifier les divers référents intratextuels en rapport avec des termes ou sujets coraniques donnés. En effet, il existe toute une littérature dite thématique du Coran présentée en des glossaires et autres dictionnaires du Coran. Même s’ils ont une utilité avérée, ces manuels exposent à l’aléa d’une recension subjective et incomplète. De fait, les approches thématiques ou les entrées encyclopédiques ont déjà réalisé des sélections dépendant des orientations du compilateur et, plus constamment qu’on ne le souligne, ces choix dépendent de l’influence herméneutique de l’Islam. Le risque est ainsi de lire le Coran par l’intermédiaire du corpus interprétatif de l’Islam et non par lui-même. De notre point de vue, outre une connaissance poussée du texte coranique, il est donc, indispensable de recourir systématiquement et uniquement aux dictionnaires terminologiques en langue arabe.[5] Ce type d’outil permet de croiser exhaustivement l’ensemble des occurrences par termes, puis par recoupement au sein des racines verbales et, par extension, d’identifier les locutions et segments sans pour autant diriger la recherche en fonction de thématiques prédéfinies. Analytiquement, les thématiques mises à jour ne doivent pas être considérées comme causes préexistantes dans le Coran, mais bien comme conséquences de l’analyse littérale de celui-ci. Ainsi, le terme shahîd et son pluriel shuhadâ’ renvoient en leurs trente-trois occurrences coraniques à la notion de témoins en ses diverses acceptions, conformément au sens étymologique de la racine shahida. Cependant, un ouvrage thématique peut inscrire certaines de ces occurrences à la rubrique martyr en lien avec ce qu’il suppose être une martyrologie post-coranique. [6]

 

• La cohérence

Cette étude croisée permet de vérifier la pertinence du repérage précédent des liens intratextuels. Bien évidemment, cette position méthodologique suppose que le Coran soit cohérent, en cela nous nous appuyons sur le postulat coranique suivant : « N’examineraient-ils donc pas attentivement le Coran ? S’il provenait d’un autre que Dieu, ils y trouveraient, certes, de nombreuses contradictions  ! », S4.V82. Il s’agit là du postulat de cohérence coranique, troisième des cinq postulats sans lesquels la détermination du Sens littéral du Coran ne saurait être envisagée, voir : Les cinq postulats coraniques du Sens littéral. Considérer donc Le Coran en tant que corpus clos cohérent implique que l’on ne puisse valider le principe exégétique de l’abrogation d’un verset par un autre, car ces manipulations intratextuelles s’opposent à toute étude de la cohérence coranique telle que postulée par le Coran lui-même.  Pour la critique fondamentale de l’abrogation voir ci-dessus à Exhaustivité et en L’abrogation selon le Coran et en Islam.

À titre d’exemple de l’étude de cohérence coranique, l’on trouve dans le Coran deux formes de pluriel du terme naby/prophète : anbiyâ’ et nabiyyûn. Le pluriel externe nabiyyûn/prophètes connaît seize occurrences appliquées à toutes catégories de prophètes hormis ceux d’Israël. Par contre, l’examen des cinq occurrences coraniques du pluriel brisé anbiyâ’/prophètes[7] permet de constater qu’il désigne spécifiquement et uniquement les prophètes d’Israël dans l’Ancien Testament, ce qui n’est pas sans conséquence.[8] Autre exemple, l’expression qawmî/mon peuple connaît 47 occurrences, mais, si elle est employée par de nombreux prophètes, jamais elle n’est mise en la bouche de Muhammad. De cette rigueur d’organisation du discours coranique, l’on peut en déduire confirmation de la mission universelle du Prophète Muhammad dont il est par ailleurs dit qu’il est envoyé « à tous les hommes », S21.V107,[9] mission universelle que l’islamologie a régulièrement mise en doute. Or, puisque jamais dans le Coran le Prophète Muhammad n’use de l’expression qawmî/mon peuple, c’est qu’il ne s’adresse donc pas particulièrement ou restrictivement à son peuple. Cette observation de la cohérence littérale du Coran confirme donc le sens de S21.V107

À l’inverse, si un seul des éléments repérés apparaît être un contre-exemple, cela suppose à contrario qu’il y ait une erreur d’identification du référent ou que le rapport de sens choisi est inexact. À titre d’exemple, une exégèse fort célèbre illustre parfaitement ce point. En effet, en S1.V7 il est admis que la locution al–maghḍûbi ‘alayhim/ceux qui ont encouru Ta colère se rapporterait aux juifs et  que le participe présent aḍ–ḍâllîn/les égarés désignerait les chrétiens. Concernant les premiers, il est donné pour preuve intratextuelle le verset suivant : « Ils ont été frappés d’avilissement, où qu’ils soient saisis, à moins d’un pacte avec Dieu ou d’un pacte avec les hommes. Ils méritèrent colère/ghaḍab de Dieu et ont été accablés de misère… », S3.V112. Pour les seconds, le verset suivant : « Dis : Ô Gens du Livre ! N’outrepassez point en votre religion, contraires à la vérité, et ne suivez point les désirs de gens qui s’égarèrent/ḍallû auparavant, et en égarèrent/aḍallû grand nombre, et s’égarèrent/ḍallû du milieu du chemin », S5.V77. Suivant le raisonnement des exégètes et en fonction du principe de cohérence, pour que ces référents puissent être validés il serait en toute rigueur nécessaire que les diverses mentions coraniques de la « colère de Dieu » ne concernent que les juifs et celles de « l’égarement » que les chrétiens. Mais, tel n’est pas le cas, puisqu’en S4.V93 la « colère de Dieu » est destinée à quiconque tue intentionnellement un croyant, en S48.V6 aux hypocrites, en S7.V71 elle s’abat sur le peuple de Noé, en S8.V16 elle vise aussi des musulmans désertant le combat. Quant à « l’égarement », nous le trouvons qualifiant des polythéistes arabes en S2.V198, Moïse en sa jeunesse en S26.V20 et tout dénégateur en S56.V92. L’on mesure ainsi le risque subjectif inhérent à la pratique intratextuelle qui, pour ne pas être au service des partis-pris et de leurs conséquences : interprétations et surinterprétations, doit impérativement être contrôlée par une recherche exhaustive et stricte  de la cohérence coranique. Pour l’analyse littérale de ce verset, voir : La Fâtiḥa, S1.V7.

 

• La convergence

Cette dernière phase de rétrocontrôle est destinée à repérer des liens intratextuels biaisés construits par interprétation ou surinterprétation en fonction des préjugés de l’opérateur. Le concept de convergence repose sur le postulat méthodologique suivant : la complémentarité intratextuelle de sens se vérifie par une communauté de contexte. Ce n’est bien évidemment pas une règle sémantique générale, mais un outil de recherche appliqué au Coran en tant que corpus clos. En effet, si l’on admet de principe que le Coran est un texte autoréférentiel en cohérence – ce que supposent l’intratextualité et la métatextualité – la convergence contextuelle est une conséquence prévisible. Il s’agira donc de vérifier si les référents (termes, versets) identifiés par la mise en œuvre des process cités ci-dessus [exhaustivité, non-thématicité, cohérence]  appartiennent à un contexte comparable à celui des termes ou versets référés. Cette démarche renvoie donc à l’Analyse contextuelle. En pratique, l’on peut aussi utiliser l’application inverse : toute communauté de contexte supposera une communauté de signification.

À titre d’exemple, sur les huit occurrences coraniques du terme-clef islâm, cinq s’inscrivent en un contexte théologico-spirituel[10] et islâm y signifie systématiquement abandon de soi à Dieu. Par contre, deux occurrences s’expriment en un contexte nettement politico-religieux et, en ce cas, islâm y signifie sujétion à. Voir : Le terme islâm selon le Coran : l’Islam-relation.

 

Conclusion

La détermination du Sens littéral s’appuie fondamentalement sur l’intratextualité coranique ce qui justifie que par définition il soit non-interprétatif, cf. Sens littéral et Intratextualité. Nous insisterons à nouveau sur le fait que l’interprétation du Coran repose, à l’inverse, sur une démarche intertextuelle, voir Interprétation du Coran et intertextualité. Si l’intratextualité concerne principalement et directement l’Analyse contextuelle, nous avons cependant montré l’importance de la notion de contexte métatextuel coranique. Cette dernière désigne un système auto-référentiel par lequel le Coran fournit tous les renseignements complémentaires permettant de déterminer le sens littéral de termes, expressions, locutions et versets coraniques ; en somme l’explication du Coran par le Coran ou tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân. L’exploration de l’ Intratextualité et de la métatextualité est l’élément majeur de notre Analyse Littérale du Coran. Cependant, afin que ce process soit exempt d’interprétations, nous avons montré que l’Exhaustivité, la Non-thématicité, la Cohérence, la Convergence sont des outils méthodologiques nécessaires afin de repérer et éliminer les interprétations qui pourraient se glisser lors de ce travail d’analyse. Corollairement, nous avons donné un certain nombre d’exemples illustrant que le défaut d’application de ces clefs de contrôle ouvrait toutes grandes les « Portes de l’Interprétation ».

Dr al Ajamî

 

[1] Signalons que la traduction standard promue massivement par l’Arabie saoudite n’hésite pas à  traduire en ce verset le verbe nasakha par abroger quitte à produire un véritable non-sens ! L’intention est bien sûr d’induire chez le lecteur comme une confirmation de l’interprétation pro-abrogation de S2.V106.

[2] Tabari rappelait que le sens premier de nasakha est naqala/transporter, in Tafsîr Tabari : Jâmi‘u al–bayân fî ta’wîl al–qur’ân, Dâr al–kutub al–‘ilmiyya, 3e édition, Beyrouth, 1999, T. I, p. 521-522.

[3] En réalité, il n’y eut jamais consensus parfait sur le concept d’abrogation. Que ce soit le mutazilite Abû Muslim al–Iṣfahânî [IVe siècle H.], les sunnites Ibn Barhân [VIe siècle H.] ou encore Sayyed Ahmad Khan au XIXe de notre ère, tous récusèrent la possibilité d’abrogation de la Parole de Dieu et tous soulevèrent le problème théologique posé en citant le verset suivant : « Récite du Livre de ton Seigneur ce qui t’a été révélé, aucun changement en Ses paroles, nul refuge en dehors de Lui. », S18.V27. Pareillement, et de manière plus déterminante, aucune source, c’est-à-dire dans le Hadîth, ne mentionne que tel verset ait été abrogé par tel autre. De même, la fragilité des fondations du système abrogatif et la subjectivité de sa mise en œuvre expliquent l’existence d’une grande labilité quant à sa mise en œuvre, ainsi est-il reconnu que le nombre de versets dits abrogés dans le Coran varie de 3 à 300, cf. Shâh Waliyyullâh, Al–fawz al–kabîr fî uṣûl at–tafsîr, Dâr aṣ-ṣaḥwa, Le Caire, 1986, p. 53-54.

[4] Geneviève Gobillot, L’abrogation dans le Coran à la lumière des homélies pseudo-clémentines, in Le Coran ; Nouvelles approches, dir. Mehdi Azaiez, CNRS Éditions, Paris, 2013, p. 233.

[5] L’ouvrage de référence étant dû à Muhammad Fou’âd ‘Abdul–l–Bâqî : Al–mu‘jam al–mufahras li-alfâẓ al–qur’ân al–karîm, Dâr al–ḥadîth, 1987.

[6] Voir par exemple le Coran thématique d’Asmaa Godin et Roger Foehrlé, Al Qalam, Paris, 2004, p. 697.

[7] S2.V91 ; S3.V112 ; S3.V181 ; S4.V155 ; S5.V20.

[8] Du point de vue exégétique, le pluriel anbiyâ’ n’est employé qu’au sein d’un même trope : ils tuèrent les prophètes. Il s’agit donc du sort funeste de certains prophètes dits d’Israël tels Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Michée, Amos, Zacharie, Jean-Baptiste. Nous pouvons déduire de la cohérence terminologique de l’ensemble des cinq versets concernés que le Coran ne reprend pas l’ancienne accusation de déicide, Jésus n’appartenant pas à la série desdits prophètes d’Israël. Ce constat littéral explique qu’au verset relatif à la crucifixion de Jésus il soit dit des juifs : « Ils ne l’ont pas tué » », S4.V157. Linguistiquement, l’on peut aussi avancer à partir de cette observation intratextuelle que le pluriel nabiyyna : envoyés ou prophètes peut être considéré comme dérivant de la racine arabe naba’a : paraître, annoncer. Par contre, l’emploi systématisé du pluriel anbiyâ’, renvoyant dans le Coran spécifiquement aux prophètes d’Israël, pourrait indiquer que ce pluriel est à rattacher à la racine hébro-araméenne nabâ.

[9] S21.V107, « à tous les hommes », dans le texte li-l–‘âlamîn. Comme le pluriel anormal ‘âlamîn peut aussi signifier les mondes, toute éventuelle interprétation de notre part sera éliminée du fait que l’on trouve par ailleurs l’expression univoque « ce n’est là qu’un rappel pour les hommes/bashar », S74.V31.

[10] S3.V19 ; S3.V85 ; S5.V3 ; S6.V125 ; S39.V22.