Tout un chacun le sait et s’accorde sur ce fait : Dieu a dit dans le Coran « Nous avons recommandé à tout humain d’agir excellemment envers ses père et mère ainsi avons-Nous recommandé à tout humain d’agir excellemment envers ses père et mère », S31V14. Cependant, comme notre titre l’indique, aborder ainsi le sujet c’est sortir du catéchisme habituel pour se confronter à la réalité. Beaucoup d’enfants n’ont pas été protégés par leurs parents : mépris, violence, exploitation, inceste… La maltraitance est une double souffrance, dans l’enfance, puis à l’âge adulte. Si la notion de piété filiale ou birr al–wālidayn, littéralement bonté envers les deux parents, est en soi une belle éthique, l’avoir érigé en principe absolu peut aggraver la douleur de ceux qui ont été victimes de maltraitance. Comment en conscience devoir être bon envers le ou les parents qui dans l’enfance ont été mauvais. Plus celui ou celle qui a souffert de ses parents est croyant, plus sa situation est délicate et au-delà même du poids de la société musulmane, comment obéir à ce commandement divin de bon cœur quand on a été marqué en sa chair et son esprit. Mais qu’en est-il donc vraiment du propos coranique quant à cette épineuse question ? Quelle est la réponse coranique à ces situations aussi réelles que parfois dramatiques ? La foi doit-elle être génératrice d’affliction ou au contraire doit-elle guérir.
– Avant même d’étudier le propos du Coran il convient de rappeler que l’Islam a institué la piété filiale à un niveau confucéen parfaitement intangible et a décrété qu’à l’inverse la désobéissance aux parents est un péché capital. De très nombreux hadîths en ce sens ont été forgés, nous citerons seulement celui-ci qui parmi la liste des péchés capitaux cite : « le polythéisme et la désobéissance aux parents », hadith rapporté par Boukhari et Muslim. L’on note deux glissements majeurs de sens : effacer la frontière entre l’adoration de Dieu et l’adoration due aux parents et affirmer l’interdiction de désobéir aux parents. En somme, désobéir à ses parents revient à désobéir à Dieu. Or, ces deux points qui structurent l’inconscient collectif et individuel quant à la piété filiale ne sont en rien coraniques. L’on observera le lien faussement construit entre adoration de l’Un et adoration des deux, nous le déconstruisons aux versets à suivre. En ce qui concerne notre questionnement, disons-le d’emblée, le Coran ne prône pas l’obéissance totale aux parents, mais seulement un bon comportement à leur égard, nous allons le constater. Plus, et surtout, ce bel agir est conditionné.
– Concernant la présente réflexion, nous nous appuierons sur notre Traduction et Exégèse Littérales du Coran :
- Ceci étant donc précisé, le Coran revient à quatre reprises sur la question de la piété filiale ou birr al–wālidayn, ce qui en souligne l’importance. Citons tout d’abord les versets suivants qui en eux-mêmes éclairent la problématique :
« N’assigne point à Dieu une autre divinité, car tu resterais sur place, désavoué, délaissé, [22] aussi ton Seigneur a-t-Il décrété que vous n’adoriez que Lui ! Qu’il y ait envers père et mère bienfaisance. Que si l’un d’eux, ou les deux, doivent atteindre la vieillesse auprès de toi, jamais tu ne leur dises : « Fi donc ! », ne les repousse point et parle-leur avec respect. [23] Abaisse sur eux deux l’aile de la douceur bienveillante et dis : « Ô Seigneur ! À tous deux fais miséricorde comme ils le firent quand petit ils m’élevèrent. [24] », S17.V22-24.
C’est un classique du discours exégétique et islamique de faire observer qu’en ce verset le respect dû aux parents a été mis au même rang que l’adoration de Dieu. Notre découpage syntaxique montre qu’en réalité la recommandation « ton Seigneur a décrété que vous n’adoriez que Lui » conclut logiquement le v22 et ne vaut que pour l’adoration voulue par Dieu. Ce qui fait suite : « qu’il y ait envers père et mère bienfaisance », etc. n’est plus sous le régime du verbe décréter/qaḍā. Malgré tout, visant le bien commun nombre de nos théologiens ont élevé la vénération des parents à un haut degré au point d’en faire une des conditions du Salut… Rien de cela dans le Coran, même si au nom d’une morale évidente le respect, l’affection, la « douceur bienveillante/adh–dhul min ar–raḥma », le soutien et l’aide leur sont dus. L’on observe en outre qu’en la formulation « qu’il y ait envers père et mère bienfaisance » il n’y a pas de complément et que le terme iḥsān/bienfaisance est simplement un substantif, ceci laisse la possibilité que l’un au moins des descendants s’occupe de ses parents en leur vieillesse. Autrement dit, la responsabilité est collective, mais n’incombe pas à tous.
– Cependant, il est à noter que l’invocation faite au v24 : « à tous deux fais miséricorde comme ils le firent quand petit ils m’élevèrent » conclut cette exhortation à la piété filiale. Or, la précision « comme ils le firent quand petit ils m’élevèrent » introduit une limite à ladite piété filiale/birr al–wālidayn. Elle n’est donc pas absolue, mais ne vaut qu’en fonction du fait que les parents ont eux aussi fait montre de « miséricorde » envers leur enfant quand il était « petit » et qu’ils l’« élevèrent ». Autrement dit, un ou des parents indignes qui n’auront jamais traité avec amour leurs enfants, voire les auront maltraités ou pire encore, n’ont donc aucun droit à la miséricorde de ces enfants. En d’autres termes, rien n’oblige ces enfants par crainte de Dieu ou par sentiment de devoir religieux à être miséricordieux avec leurs parents quand ceux-ci ne l’ont pas été à leur égard. C’est aux parents que le devoir de « bienveillance/raḥma » incombait en premier et à juste titre. Ce n’est donc qu’une injustice de plus que de culpabiliser ces enfants maltraités pour exiger d’eux de la bonté vis-à-vis de ce type de parents. En la matière, le principe indiqué par le Coran est la réciprocité, la miséricorde est payée de miséricorde, son absence n’oblige à rien, sauf à celui qui l’exige de lui-même.
- L’on aura constaté qu’en ces versets il n’est nullement fait mention d’obéissance due aveuglément aux parents, ce n’est pas le propos et ce ne pouvait l’être textuellement comme logiquement. Un constat équivalent peut être établi à partir des versets suivants :
« Nous avons recommandé à tout humain d’agir excellemment envers ses père et mère. Sa mère l’a porté, son affaiblissement pour sa faiblesse, son sevrage pendant les deux premières années. « Sois reconnaissant envers Moi et envers tes père et mère ; et vers Moi le Devenir ! », S31.V14.
L’on notera que comme précédemment il est fait mention de reconnaissance envers les parents. Ceci suppose donc que ces derniers aient agi de manière à ce que l’enfant devenu adulte puisse être reconnaissant de leur miséricorde et bienveillance à son égard. La finale « vers Moi le Devenir » concerne donc tout autant les parents que les enfants en les appelant tous deux à la bienveillance et la miséricorde mutuelle au nom de leur foi en Dieu et au Jugement dernier.
– De même l’on peut lire ce rappel :
« Ainsi avons-Nous recommandé à tout humain d’agir excellemment envers ses père et mère. Sa mère l’a porté avec peine et l’a mis au monde avec peine, sa grossesse et son sevrage, trente mois. Jusqu’à ce qu’il soit dans la pleine force de l’âge et atteigne l’âge mûr et dise : Ô mon Seigneur ! Dispose-moi à être reconnaissant de la grâce dont Tu m’as gratifié tout comme mes père et mère. Fais que je réalise une œuvre intègre que Tu agrées. Fais le bien pour moi quant à ma descendance. Certes, je reviens vers Toi et, certes, je suis de ceux qui Te remettent leur être. », S46.V15.
L’on relèvera tout particulièrement le segment suivant : « Ô mon Seigneur ! Dispose-moi à être reconnaissant de la grâce dont Tu m’as gratifié tout comme mes père et mère. » Cette invocation suppose que les parents aient été eux aussi bon envers leurs enfants.
- Pour autant, nous l’avons vu avec le hadîth mentionné préalablement, il existe une véritable volonté juridique imposant un devoir d’obéissance absolue aux parents, sous peine d’être interdit de Paradis… Pour parvenir à ce résultat nos exégètes se sont appuyés sur les versets suivants :
« Et si tous deux te forcent à M’associer ce sur quoi tu n’as aucune connaissance, alors ne leur obéis point, mais accompagne-les ici-bas de manière convenable tout en suivant le chemin de celui qui à Moi consent. Ensuite, vers Moi sera votre retour, alors Je vous aviserai de ce que vous œuvriez. », S31.V15. De même « Ainsi avons-Nous recommandé à tout humain d’agir excellemment envers ses père et mère, mais s’ils te forcent à M’associer des divinités, ce sur quoi tu n’as aucune connaissance, alors ne leur obéis point. Vers Moi votre retour, puis Je vous aviserai de ce que vous œuvriez. », S29.V8.
De manière explicite il est ici établi qu’un enfant n’a pas à obéir à ses parents quand ils veulent le contraindre à l’idolâtrie : « s’ils te forcent à M’associer des divinités, ce sur quoi tu n’as aucune connaissance, alors ne leur obéis point ». Toutefois, il ne s’agit pas d’une limite à l’obéissance, mais d’une limite théologique. Or, nos interprètes ont ici saisi l’occasion de supposer un raisonnement a contrario : s’il existe une interdiction d’obéir en cas de d’idolâtrie/shirk, alors c’est qu’en dehors de cette exception l’obéissance totale est due aux parents. Mais ce raisonnement est faux : l’on peut interdire de nager dans telle rivière sans que cela implique que l’on soit obligé de nager partout ailleurs. L’interdiction coranique est donc contingentée et n’est rien d’autre en réalité que la confirmation de l’interdiction pour le croyant de se laisser aller à l’idolâtrie polythéiste. En d’autres termes il est seulement question en ces versets de l’application à un cas particulier, la relation parents-enfants, de ce qui relève du cas général.
– Néanmoins, si en vertu de la priorité à donner à la foi monothéiste il est dit « ne leur obéis point » dans le cas où les parents pousseraient à une forme de polythéisme, il est ajouté en ces mêmes versets : « mais accompagne-les ici-bas de manière convenable », ceci « tout en suivant le chemin de ceux qui à Moi consentent ». Autrement formulé, ce propos en sa modération et son esprit de justice et de respect des parents vient corriger les paroles qui ont été littéralement attribuées à Jésus : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison » Matthieu, X, 34-36. À l’épée, le Coran répond par l’aile de la miséricorde : « abaisse sur eux deux l’aile de la douceur bienveillante », S17.V24. Il est donc explicite que pour le Coran l’erreur théologique ne peut conduire à la scission au sein de la famille, la foi tout comme la religion ne doivent pas conduire à la division ni à la rupture avec les parents contrairement à ce qui est pratiqué par les takfiristes/excommunicateurs de tout poil.
- Conclusion
Nous aurons donc pu constater qu’aucun verset du Coran n’impose de respecter les parents quand ceux-ci ont failli à leur propre devoir envers leurs enfants. Selon le Coran, la piété filiale, birr al–wālidayn, est certes une pure manifestation de miséricorde, mais elle doit être réciproque, c.-à-d. en retour d’une affection bienveillante de la part des parents. Que l’on ne se méprenne pas, nous ne prônons pas l’éducation dite éducation positive, ce n’est pas notre propos. Notre démarche est seulement exégétique et concerne les surinterprétions et mésinterprétations de l’Exégèse classique. Ainsi, avons-nous mis en évidence une limite dissimulée par la notion de piété filiale inconditionnelle telle que l’Islam la défend. Or, il y a bien une saine limite que le Coran définit par le biais des versets que nous avons envisagés, limite visant la maltraitance. Ceci afin que dans les cas les plus graves les enfants victimes de leurs parents n’aient pas à subir une double peine en étant dans l’obligation d’obéir et de respecter ceux qui les ont maltraités. En réalité, la conception exégétique, juridique et traditionnelle de la piété filiale, birr al–wālidayn ne se préoccupe ni de la protection des enfants, ni de leur souffrance, ni du devenir des victimes de la maltraitance parentale. Toutefois, en ces cas douloureux demeure la possibilité du pardon et de la miséricorde envers ceux dont les mauvais agissements les en écartent de principe. Pardonner peut parfois grandir celui que l’on pardonne, mais grandit sans conteste celui qui pratique la Voie du pardon.
Dr al Ajamî

