L’habitude de dire in shā’a–llāh est si répandue chez les musulmans, quelque soit leur degré de foi, que même les langues occidentales ont intégré cette formule, le français sous la forme Inch’Allah. Or, plus une chose est commune et partagée et moins l’on pense à l’analyser, à réfléchir à sa signification et à ses conséquences. Cette formule fait partie de ce quotidien qui nous construit et que l’on ne peut ainsi songer déconstruire. Nous nous proposons donc de briser le plafond de verre qui limite nos esprits vers le haut et d’examiner l’origine et les finalités de cette formule qui fleurit joliment nos bouches et à laquelle nous tenons tous.
De fait, dire Inch’Allah/in shā’a–llāh dès que l’on envisage une action à venir a été fondé théologiquement à partir du Coran. Sur les six occurrences seulement de cette locution celle présentée en S8.V69 doit retenir notre attention, et ce, après avoir examiné les deux versets qui ont servi de base exégétique à nos théologiens.
Nous nous appuierons sur notre Traduction du Coran et son exégèse littérale :
- S18.V23-24 : « Ne dis pas à propos de telle chose : « Je ferai cela le jour suivant [23] à moins que Dieu ne le veuille point. » Souviens-toi de ton Seigneur s’il advient que tu oublies et dis : « Puisse mon Seigneur me guider pour que j’approche de cela droitement.[24] »
وَلَا تَقُولَنَّ لِشَيْءٍ إِنِّي فَاعِلٌ ذَلِكَ غَدًا (23) إِلَّا أَنْ يَشَاءَ اللَّهُ وَاذْكُرْ رَبَّكَ إِذَا نَسِيتَ وَقُلْ عَسَى أَنْ يَهْدِيَنِ رَبِّي لِأَقْرَبَ مِنْ هَذَا رَشَدًا (24)
En premier lieu il convient d’observer que la césure du v23 réalisée au mot demain/ghadan/le jour suivant a conduit à comprendre le v24 de manière quasi indépendante et bien des traductions mettent un point final à la fin du v23 et commence une nouvelle phrase au v24. Or, cette opération s’apparente à une manœuvre exégétique afin de modifier la perception de la signification de ce qui constitue en réalité une seule et même phrase. De fait, cette phrase a été détachée de son contexte afin de fournir la référence-clef à l’une des pratiques de vie des plus connues des musulmans : ne jamais oublier de prononcer la formule in shā’a–llāh lorsqu’on évoque une action que l’on envisage de réaliser plus tard. Autrement dit, exprimer par ce biais la croyance en la Prédestination absolue. Cette attitude est conforme au paradigme islamique de la Prédestination de toute éternité par Dieu de toutes choses et dont nous avons montré qu’il s’opposait au paradigme coranique du Libre arbitre. Sur ce point, cf. entre autres S2.V272, S2.V294, S14.V4 ; S17.V15.
– D’une part, la formulation in shā’a–llāh n’apparaît pas présentement, mais seulement au v69 où nous allons ci-après l’étudier. D’autre part, nous ne devons pas perdre de vue que ces deux versets sont parfaitement inclus dans un contexte particulier : enseigner que plus nous spéculons sur les apparences et plus nous nous éloignons de la compréhension de la réalité. Par ailleurs, les termes exacts employés par le Coran sont illā an yashā’a–llāh où illā se décompose en in plus la négation lā, ce qui se traduit très littéralement par si/in Dieu/allāh veut/yashā’a pas/lā avec pour sens : « à moins que Dieu ne le veuille point » et donc pas par « si Dieu le veut » et équivalents. Cette phrase exprime ainsi une supposition négative selon laquelle il est enseigné à l’occasion au nom du Prophète qu’il n’a pas à dire : « je ferai cela le jour suivant à moins que Dieu ne le veuille point ». Or, à l’inverse de ce que l’Islam enseigne, cette phrase signifie que l’Homme n’a pas à relativiser son engagement à réaliser telle ou telle chose en supposant qu’il se pourrait que Dieu ne le veuille pas. Au contraire, il doit mobiliser toute son attention et toute son énergie pour accomplir ce qu’il s’est fixé en écartant de lui l’idée que Dieu aurait prédestiné son empêchement ou son échec programmé ou, à l’inverse, qu’il ne pourrait l’accomplir que si Dieu l’avait destiné. L’Homme est ainsi pleinement responsable de ses actes et cette supposée prédestination divine n’a pas à être considérée comme une entrave négative à cette liberté d’entreprendre. Cet énoncé est donc parfaitement cohérent vis-à-vis du paradigme coranique quant à al–qaḍā’ wa al–qadar, Prédétermination divine et Arrêtés divins, et ce n’est pas à ce niveau et encore moins contre l’Homme que la Prédétermination/al–qaḍā’ de Dieu intervient ; cf. S16.V40, S17.V66. Cette conception coranique propose ainsi une dynamique d’action en opposition au fatalisme.
– Contextuellement, l’on peut supposer que Muhammad aurait pensé dire aux qurayshites : « je demanderai demain à mon Seigneur de me renseigner sur le nombre des dormeurs, à moins que Dieu ne le veuille point. » Le Prophète est donc repris par Dieu quant à cette réserve négative : « à moins que Dieu ne le veuille point », laquelle ne convient pas à l’attitude positive que tout homme doit adopter : l’on doit avoir l’intention de faire « telle chose » ou ne pas l’avoir. Des suppositions, sans que nous puissions avoir aucune science au sujet de la Volonté de Dieu, n’ont donc pas à intervenir et peser sur notre liberté d’initiative. Le cas présent, la conclusion du v22 indique qu’il est malgré tout clairement répondu au Prophète que Dieu n’entrera pas dans ces spéculations numériques aussi vaines que mal intentionnées. Mais il y a plus, et c’est ce qui justifie réellement cet aparté divin à l’adresse du Prophète. En effet, le Prophète en tant que récepteur de la Révélation n’a pas à outrepasser sa fonction, ne serait-ce qu’en songeant à demander à Dieu de lui faire une révélation pour l’aider ici face à cette controverse avec Quraysh. Dieu est le seul maître de quand et pourquoi Il lui communique Sa révélation et celle-ci n’est nullement tributaire des évènements circonstanciés d’ici-bas, sur ce point, voir notre critique des asbāb an–nuzūl en circonstances de révélation ou révélations de circonstance ?
– Ce rappel à l’ordre explique ce qui en conséquence est intimé au Prophète : « souviens-toi de ton Seigneur [qui est Le seul à décider de ce qu’Il te révélera ou non] » et « s’il advient que tu oublies [à nouveau ce point capital de Sa relation avec toi] » alors « dis : Puisse mon Seigneur me guider pour que j’approche de cela droitement ». Nous aurons compris que ceci n’a donc aucun rapport avec une sorte de parole de rattrapage qu’il faudrait prononcer dans le cas où l’on aurait oublié de dire in shā’a–llāh. Nous allons voir au v69 ci-dessous le sens réel et la portée de cette célèbre locution. L’on notera aussi que Muhammad n’a pas dissimulé ce reproche qui lui était adressé par Dieu parce que précisément il l’a été par voie de révélation, ce qui implique qu’il nous concerne tous.
- S18.V69 : « Il dit : Tu me trouveras endurant, plaise à Dieu, et en aucune affaire te désobéissant. »
قَالَ سَتَجِدُنِي إِنْ شَاءَ اللَّهُ صَابِرًا وَلَا أَعْصِي لَكَ أَمْرًا (69)
Indiquons que c’est Moïse qui prononce ces mots en s’adressant à celui dont il veut devenir présentement le disciple.
– Notre locution « plaise à Dieu » traduit la célèbre expression in shā’a–llāh, non pas d’un point de vue littéraire, mais en fonction du sens coranique qu’elle revêt, lequel n’est pas exactement la signification que l’Islam lui a conférée. Nous avons vu ci-dessus aux vs23-24 le détournement de sens opéré pour des raisons théologiques de l’énoncé « je ferai cela le jour suivant à moins que Dieu ne le veuille point », propos que l’Exégèse islamique rend ainsi : « ne dis jamais à propos d’une chose : « Je la ferai sûrement demain », sans ajouter : « Si Allah veut ». Il s’agissait d’inscrire de force dans le texte l’idée que les actes de l’Homme ayant été prédéterminés par Dieu, nous devions toujours nous rappeler que nos agissements ne dépendent pas de notre volonté, mais en réalité de la Volonté divine. Nous avons montré que si ce fatalisme programmé est conforme à la conception de la prédétermination de toutes choses selon la théologie islamique, elle est opposée à la théologie coranique en la matière qui condamne le fait de ne pas s’engager pleinement en ce que nous faisons, c.-à-d. en supposant que Dieu pourrait avoir décidé le contraire.
– Quant à la formulation in shā’a–llāh, la formule devrions-nous dire, elle s’inscrit donc nécessairement dans la même dynamique d’action : mobiliser toute notre attention et toute notre énergie pour accomplir l’objectif que nous nous proposons en écartant de nous l’idée que Dieu aurait pu prédestiner son empêchement. Par in shā’a–llāh nous entendons donc « plaise à Dieu », c.-à-d. : que Dieu favorise mon entreprise. Pour preuve, Moïse s’engageant ici à ne pas commettre de faute ne peut pas émettre en même temps que sa volonté de mieux agir pourrait être entravée par Dieu : Dieu aide, Il ne nuit pas. Sur les six occurrences coraniques de la locution in shā’a–llāh, deux sont prononcées par Moïse, la présente et en S28.V27. Toutes deux portent sur l’engagement à se conduire mieux dont on ne peut supposer que Dieu pourrait, même potentiellement, s’y opposer. En S37.V102, s’agissant d’Ismaël, le sens de cette locution est quelque peu différent et laisse sous-entendre qu’Ismaël sait que selon la volonté de Dieu le sacrifice dit d’Abraham ne se réalisera pas. En S12.V99, c’est Joseph qui s’engage ainsi à installer ses deux parents et ses frères en Égypte avec la ferme volonté qu’il en soit ainsi et qui en disant « plaise à Dieu/in shā’a–llāh, en toute sécurité » s’inscrit donc en pleine connaissance dans la continuité de la réalisation de sa première vision. La cinquième occurrence est la seule qui soit mise en la bouche du prophète Muhammad et elle se comprend comme pour Joseph dans le même cadre de véridicité des visions prophétiques : « vous pénétrerez très certainement au Temple sacré, plaise à Dieu, en toute sécurité… », S48.V27. L’on notera le segment commun avec S12.V99 et, surtout, s’agissant d’une vision vraie dont Dieu garantit lui-même la véridicité, que l’expression in shā’a–llāh ne peut absolument pas signifier « si Dieu le veut », car il est inconcevable que Dieu conditionne Sa volonté à sa propre Volonté ! Par la révélation faite à Muhammad de ces mots : « plaise à Dieu/in shā’a–llāh », il ne peut donc douter une seconde que cela ne puisse se réaliser à cause d’une décision ou volonté contraire de Dieu mais, à l’inverse, il place de manière positive toute sa certitude et sa propre volonté dans le projet qu’il va entreprendre pour parvenir au « Temple sacré » conformément à la vision véridique qu’il a eue.
– Au final, admettre que notre volonté serait tributaire, conditionnée, assujettie à celle de Dieu revient à annihiler toute volonté d’entreprendre et à vivre notre existence comme hantés par une forme de fatalisme intrinsèque. Dire in shā’a llāh serait déjà potentiellement renoncer à notre volonté propre. Par ailleurs, notre analyse justifie qu’en la dernière occurrence de in shā’a–llāh, S2.V70, nous la traduisions par « si Dieu le veut ». En effet, ici ce sont les Fils d’Israël qui la prononcent dans un contexte où ils font tout pour ne pas consentir au sacrifice de la génisse que Dieu leur demande par la voix de Moïse. Ainsi, en disant « in shā’a–llāh/si Dieu le veut » ils expriment en réalité leur mauvaise volonté et leur manque d’engagement, l’exact contraire de ceux qui dans le Coran ont dit in shā’a–llāh au sens positif de « plaise à Dieu ». Or, combien de nous ont dit de même en pensant qu’ils ne tiendraient pas la promesse ainsi engagée… Bien évidemment, cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’excellente habitude de dire in shā’a–llāh, mais seulement que nous devons penser à lui donner un sens positif : je ferai cela avec l’aide de Dieu. En ce sens, la formule la plus adéquate pourrait être par exemple : bi-ḥawli–llāh/avec l’aide de la puissance de Dieu.
Dr al Ajamî