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Les Trésors de Sourate al–kahf : La Caverne (épisode 15)

Épisode 15 : Les deux premiers cheminements de Moïse/Dhū–Qarnayn ; vs85-91

Se poursuit à présent le Chapitre II rapportant le parcours de Moïse après que celui-ci ait réussi son épreuve initiatique auprès de l’Ange dit « un serviteur d’entre Nos Serviteurs », v65. C’est ainsi que Moïse acquiert la compréhension de la « signification première/ta’wīl », v82, des apparences. Cette initiation fait qu’il devient ainsi « l’homme aux “Deux Cornes” », v83, nom exprimant alors sa puissance spirituelle. Nous allons suivre ici les deux premiers des cheminements de Moïse/Dhū–l–Qarnayn destiné à parfaire son élection.

Voici donc un extrait de notre Exégèse Littérale du Coran[1] quant à ce Chapitre II. Le texte de ce passage en est donné selon notre Traduction Littérale du Coran[2] parue en 2024 :

  1. Il suivit donc un cheminement
  2. jusqu’au moment où parvenu au coucher du soleil il le perçut comme plongeant dans une source bouillonnante et découvrit auprès d’elle des gens. Nous dîmes : « Ô toi, l’homme aux “Deux Cornes” ! Vas-tu sévir ou bien agiras-tu à leur égard excellemment ?»
  3. Il dit : Quant à celui qui aura été inique, nous le punirons. Ensuite, il sera ramené à son Seigneur qui alors le châtiera durement.
  4. Quant à celui qui aura cru et œuvré en bien, lui reviendra une récompense excellente, nous lui dirons de notre ordre ce qui peut se faire aisément.
  5. Puis, il suivit donc un cheminement
  6. jusqu’au moment où parvenu au lever du soleil il le perçut se levant sur des gens auxquels Nous n’avions pas donné d’abri les en protégeant.
  7. C’est ainsi, certes, Nous cernions ce qui s’offrait à lui concrètement.

فَأَتْبَعَ سَبَبًا (85) حَتَّى إِذَا بَلَغَ مَغْرِبَ الشَّمْسِ وَجَدَهَا تَغْرُبُ فِي عَيْنٍ حَمِئَةٍ وَوَجَدَ عِنْدَهَا قَوْمًا قُلْنَا يَا ذَا الْقَرْنَيْنِ إِمَّا أَنْ تُعَذِّبَ وَإِمَّا أَنْ تَتَّخِذَ فِيهِمْ حُسْنًا (86) قَالَ أَمَّا مَنْ ظَلَمَ فَسَوْفَ نُعَذِّبُهُ ثُمَّ يُرَدُّ إِلَى رَبِّهِ فَيُعَذِّبُهُ عَذَابًا نُكْرًا (87) وَأَمَّا مَنْ آَمَنَ وَعَمِلَ صَالِحًا فَلَهُ جَزَاءً الْحُسْنَى وَسَنَقُولُ لَهُ مِنْ أَمْرِنَا يُسْرًا (88) ثُمَّ أَتْبَعَ سَبَبًا (89) حَتَّى إِذَا بَلَغَ مَطْلِعَ الشَّمْسِ وَجَدَهَا تَطْلُعُ عَلَى قَوْمٍ لَمْ نَجْعَلْ لَهُمْ مِنْ دُونِهَا سِتْرًا (90) كَذَلِكَ وَقَدْ أَحَطْنَا بِمَا لَدَيْهِ خُبْرًا (91)

*****

– « Il suivit donc un cheminement/sabab », v85. Nous avons expliqué la signification de cette phrase à la fin de l’Épisode 14.

– « jusqu’au moment où parvenu au coucher du soleil il le perçut comme plongeant dans une source bouillonnante et découvrit auprès d’elle des gens. Nous dîmes : « Ô toi, l’homme aux “Deux Cornes” ! Vas-tu sévir ou bien agiras-tu à leur égard excellemment ? », v86.

L’on notera qu’à présent c’est Dieu Lui-même qui surnomme Moïse « Dhû–l–Qarnayn/l’Homme aux “Deux Cornes” ». Ceci confirme que suite à l’apprentissage réussi de Moïse auprès de l’Ange, malgré les apparences qui auraient pu laisser croire à tort qu’il avait échoué, Moïse a acquis la maîtrise de la compréhension de la « signification première/ta’wīl », v78, de toutes choses. C’est cette élévation tant intellectuelle que spirituelle qui lui vaut d’être surnommé « Dhû–l–Qarnayn/l’Homme aux “Deux Cornes” », la corne/qarn, rappelons-le, étant dans l’Antiquité le symbole du rayonnement de la puissance acquise. L’on notera que pour le Coran ce n’est pas après avoir rencontré Dieu sur le mont Sinaï et y avoir reçu les Tables de la Loi que l’on vit le visage de Moïse : « son visage était cornu », Exode XXXIV, 29, 30, 34-35, mais après la réussite de son initiation auprès de l’Ange, c.-à-d. comme nous l’avons montré au v60 après avoir laissé son peuple à son propre sort errer dans le désert, S5.V24-26. Sur ce point, le Coran offre donc comme toujours un contre-récit critique et rectificatif et non une simple citation.  Comme nous l’avons signalé au point 6 de notre commentaire du v83, par « il suivit donc un cheminement » le v85 établit littéralement et clairement le lien entre ce premier cheminement de Moïse et la mention « ils allèrent donc leur chemin » au v71, et il sera de même pour les deux autres mentions identiques aux vs89 et 92.

– L’épisode présentement raconté est ainsi à mettre en parallèle avec celui du v71, et la « source/‘ayn bouillonnante/āmiya » rappelle l’eau s’engouffrant dans le bateau après que l’Ange l’eut percé. Nous suivons donc la Variante de récitation/qira’aāmiyya au sens de bouillante/bouillonnante au lieu de ḥami’a qui figure dans la recension Ḥafṣ et dont la signification est boueuse, bourbeuse. Celle-ci est seulement destinée à majorer l’aspect barbare de la peuplade : « qawm/peuple/gens » que l’Exégèse veut bien voir ici en rapport avec sa projection sur le parcours mythique du conquérant macédonien puisé à une œuvre syriaque : la Neṣḥânâ ou « la victoire d’Alexandre », une version parmi d’autres de la Légende d’Alexandre. Ce dernier serait ainsi parvenu à l’extrémité occidentale du monde connu. Or, étant entendu que l’islamologie est aussi peu regardante sur la datation des sources qu’elle est catégorique lorsqu’elle affirme que le Coran y puise, une recherche sérieuse établit que la Neṣḥânâ, elle aussi faussement attribuée à Jacques de Saroug (Ve-VIe siècle), a été écrite pour partie juste avant la conquête de la Palestine par le Calife Omar en 638, bien que cette date puisse être encore historiquement plus tardive. L’on trouve en effet dans la Neṣḥânâ un récit allégorique faisant référence au traité de paix signé entre l’empereur byzantin Héraclius et les Perses entre 628 et 630. Autrement dit, la Neṣḥânâ a été rédigée une trentaine d’années après la date probable de la révélation de la Sourate 18. Que l’Exégèse ait bien plus tard emprunté à ce texte syriaque est tout aussi sûr que ce texte avait emprunté au Coran, c’est l’histoire de l’emprunteur emprunté. Il est donc non seulement important de connaître les dates de composition des œuvres individuelles utilisées pour établir les théories de l’emprunt, mais aussi de comprendre la différence entre le Coran et les commentaires coraniques.

– Quoi qu’il en soit, et au-delà des arguties d’auteurs plus ou moins spécialistes, le propos du Coran est ici sans rapport avec ce à quoi l’on veut bien le relier : les aventures mythiques d’Alexandre le Grand. En effet, comme nous l’avons dit, ce récit se lit en parallèle avec la mésaventure de l’embarcation coulée par l’Ange au v71 et, tout comme la « source bouillonnante » est destinée à évoquer le sabordage du navire, le soleil qui se couche : « il le perçut/wajada comme plongeant/gharaba fī dans une source bouillonnante » évoque en l’esprit de Moïse/Dhūl–l–Qarnayn le naufrage de ce navire. Moïse doit donc au-delà de ces apparences comprendre la signification première en se remémorant ce premier épisode qu’il a vécu avec l’Ange. C’est alors que Dieu lui dit, c.-à-d. lui inspira, puisque la forme qul-nā correspond le plus souvent à la voie d’inspiration : « vas-tu sévir ou bien agiras-tu à leur égard excellemment », v86. Autrement dit : feras-tu à l’égard de ces « gens/qawm » comme le roi qui voulait réquisitionner par la force leur embarcation, la réalité cachée, ou comme l’Ange qui malgré les apparences sauva leur moyen de vivre, c.-à-d. leur donner la vie et comme ici sauver leurs âmes.

– « Il dit : Quant à celui qui aura été inique, nous le punirons. Ensuite, il sera ramené à son Seigneur qui alors le châtiera durement. », v87.

Cette réponse à Dieu faite par Moïse/Dhūl–l–Qarnayn possède deux versants. Le premier est énoncé au v87 et montre qu’il entend agir en fonction de la « « signification première/ta’wīl » de ce qu’il observe puisque d’une part il dit « quant à celui qui aura été inique, nous le punirons » » et que, d’autre part, il ajoute : « ensuite, il sera ramené à son Seigneur qui alors le châtiera durement ». Moïse/Dhūl–l–Qarnayn est donc certain de la cause première de la prévarication apparente à laquelle il fait allusion. En tant que prophète du monothéisme selon le modèle coranique, l’on ne peut supposer que Moïse ait combattu par les armes ces gens-là pour les amener à croire : « Quant à celui qui aura cru et œuvré en bien, lui reviendra une récompense excellente, nous lui dirons de notre ordre ce qui peut se faire aisément. », v88.

– Par contre, le fait qu’il les trouva au pied de cette source bouillante au moment du coucher du soleil évoque un culte idolâtre envers la divinité de la source. Entre autres exemples, citons la source chaude et sulfureuse Efqa objet d’un culte à Palmyre depuis la plus haute antiquité. Il est donc attendu que Moïse/Dhū–l–Qarnayn les ait appelés au monothéisme, c.-à-d. en fonction du parallèle signalé ci-dessus : sauver leurs âmes. Or, comme il est dit « nous le punirons » c’est que sa prédication ne fut pas accueillie favorablement par une partie de ce peuple et le « nous », qui ne peut être ici de majesté, indique que Moïse n’était pas seul, mais accompagné d’une troupe, peut-être issue de Fils d’Israël qui avaient bien voulu le suivre plutôt que d’errer dans le désert avec leurs congénères. Notre hypothèse reste très spéculative, Moïse/Dhū–l–Qarnayn aurait aussi bien pu fédérer autour de lui un certain nombre de gens qui l’accompagnèrent dans son périple initiatique. L’on se rappellera que lors du récit de sa quête de sens avec l’Ange, Moïse était uniquement accompagné de son « valet ». La formulation est au futur « nous le punirons », Moïse annonce donc qu’il répondra en cas d’agression, ce qui là aussi est conforme à l’éthique monothéiste telle que conçue par le Coran. Par contre, et il s’agit du deuxième versant de sa réponse, Moïse escompte qu’une partie de ces gens-là entendra son appel à n’adorer que le Dieu unique : « quant à celui qui aura cru et œuvré en bien, lui reviendra une récompense excellente [c.-à-d. auprès de Dieu] », v88. Toujours en lien avec l’éthique de l’appel à la foi que le Coran prête en des termes identiques à tous les prophètes qu’il mentionne est la présentation simple et minimale de ce qui en découle : « nous lui dirons de notre ordre ce qui peut se faire aisément ». L’on pourra donc juger des différents jeux de miroir entre apparences des réalités de l’Ici-bas et la Réalité en l’Au-delà, c.-à-d. l’ensemble des sous-thématiques développées par rapport au thème de cette sourate.

– « Puis, il suivit donc un cheminement jusqu’au moment où parvenu au lever du soleil il le perçut se levant sur des gens auxquels Nous n’avions pas donné d’abri les en protégeant. C’est ainsi, certes, Nous cernions ce qui s’offrait à lui concrètement. », vs89-91.

À nouveau, la répétition du segment « il suivit donc un cheminement », v89, établit cette fois le lien avec « ils allèrent donc leur chemin » au v74 relatif au meurtre incompréhensible d’un enfant par l’Ange et donc avec Moïse ayant à présent atteint le degré de connaissance pour lequel Dieu le nomme Dhūl–l–Qarnayn, v86. Le « lever du soleil » est en apparence un symbole positif opposé au symbole négatif : « au coucher du soleil », v86, évoquant la mort de l’enfant innocent tué par l’Ange, v74.

– Ceci n’a donc aucun rapport avec les conquêtes d’Alexandre le Grand parvenu jusqu’à l’Indus. Cependant, au-delà de l’apparence, le soleil n’est pas présenté ici comme source de vie, mais selon sa dure réalité physique pour ceux dont Dieu dit : « des gens auxquels Nous n’avions pas donné d’abri les en protégeant ». Il n’est donc pas question de voir là non plus une peuplade primitive comme le fit l’Exégèse qui s’imaginait que le lointain Orient était la frontière du monde civilisé, mais des gens en apparence innocents et injustement exposés à la rigueur du soleil dans un pays sans reliefs ni végétations pouvant leur fournir un adoucissement de leur condition de vie. Ils sont donc l’image du « garçon » que l’Ange tua froidement, v74, mais qui lui n’était qu’en apparence innocent alors que ces « gens » le sont en réalité. Comme Moïse ne pouvait comprendre le meurtre en apparence de l’enfant, il ne peut comprendre à présent la situation de ces gens. Ainsi, à la différence de l’épisode précédent et du suivant, Moïse n’intervient pas, il médite seulement sur « la signification première/ta’wīl » des apparences qu’il peut percevoir, c.-à-d. « ce qui s’offrait à lui concrètement/khubran », v91. De ce jeu de miroirs inversés entre apparences et réalités, Moïse/Dhūl–l–Qarnayn déduit qu’en certaines situations particulières établir le rapport de causalité ne répond pas nécessairement à la question du pourquoi, celle-ci appartenant in fine en ces cas-là à Dieu seul : « c’est ainsi, certes, Nous cernions ce qui s’offrait à lui concrètement ». Le domaine de la science est le comment et non le pourquoi. Se dessine donc là une limite ontologique entre la raison et la foi, cette dernière pouvant accepter que Dieu puisse avoir des raisons qui nous dépassent, non pas qu’elles seraient au-delà de la raison, mais simplement parce que nos outils de perception et de compréhension ne permettent pas d’explorer le Monde ontologique de Dieu. Ceci fait encore une fois écho au thème de cette sourate en mettant en évidence le rapport fini entre Apparent et Réel.

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Dr al Ajamî

[1] Pour notre Exégèse Littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/ouvrages/

[2] Pour notre Traduction littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/

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