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Les Trésors de Sourate al–kahf : La Caverne (épisode 14)

Épisode 14 : Le mystère de l’homme aux “Deux Cornes” ; vs83-85

Nous avons vu à l’épisode précédent que Moïse avait réussi son épreuve initiatique auprès de l’étrange Ange destructeur-reconstructeur de la réalité selon les clefs d’une herméneutique littérale : la « signification première/ta’wīl » des apparences. Tout se passe à présent comme si l’auditeur-lecteur de ce passage était lui aussi soumis à l’preuve des significations premières lorsque surgit au fil de récit le tout aussi mystérieux Dhū–l–Qarnayn.

Voici donc un extrait de notre Exégèse Littérale du Coran[1] quant à ce Chapitre II. Le texte de ce passage en est donné selon notre Traduction Littérale du Coran[2] parue en 2024 :

Chap. II : Suite du Parcours de Moïse

  • 1. Narration
  1. Or, ils t’interrogent sur l’homme aux “Deux Cornes”. Réponds : Je vais vous en transmettre un rappel l’évoquant.
  2. En vérité, Nous l’avions puissamment établi sur Terre et lui avions donné parmi toutes choses un cheminement.
  3. Il suivit donc un cheminement

وَيَسْأَلُونَكَ عَنْ ذِي الْقَرْنَيْنِ قُلْ سَأَتْلُو عَلَيْكُمْ مِنْهُ ذِكْرًا (83) إِنَّا مَكَّنَّا لَهُ فِي الْأَرْضِ وَآَتَيْنَاهُ مِنْ كُلِّ شَيْءٍ سَبَبًا (84) فَأَتْبَعَ سَبَبًا (85)

*****

– « Or, ils t’interrogent sur l’homme aux “Deux Cornes”. Réponds : Je vais vous en transmettre un rappel l’évoquant. », v83.

Au v65 l’identification classique fort spéculative du « serviteur d’entre Nos serviteurs » a conduit à l’invention d’un personnage fictif à dimension mythologique : al–Khadir. Par contre, face à la mention de « l’homme aux “Deux Cornes”/dhū–l–qarnayn » nos commentateurs ont privilégié la piste en apparence historique. Aussi a-t-il été principalement supposé que Dhū–l–Qarnayn, personnage uniquement cité dans ce passage coranique, était Alexandre le Grand, le conquérant macédonien. Cependant, à l’époque des premiers exégètes il y avait peu de différenciation entre l’historique et le mythologique et ils firent ainsi bien plus référence au personnage légendaire du “Roman d’Alexandre” et de ses multiples versions écrites et orales qu’au personnage historique à proprement parler. À noter que ce sont ces mêmes sources qui avaient fourni les matériaux d’interprétation exégétique du récit coranique des Compagnons de la caverne. D’autres penchèrent plutôt pour le roi al–Mundhir al–akbar qui régna au VIe siècle en Arabie du Sud. D’aucuns, plus tardivement, voire à notre époque, notèrent le caractère imaginaire dudit Alexandre tout comme il était manifeste et établi que le véritable Alexandre le Grand était historiquement polythéiste alors que le Dhū–l–Qarnayn coranique est visiblement monothéiste. Aussi, ont-ils alors privilégié la piste perse et avancé le nom de Cyrus II le Grand, souverain fondateur de l’empire des Achéménides au VIe siècle av. J.-C., mais aussi celui de son ancêtre Darius Ier. Cependant, bien que ces deux personnages ne soient pas non plus des monothéistes, leur histoire était moins connue et permettait de supputer le contraire. Entre autres hypothèses proposées, ajoutons la figure messianique Mashia’h ben Ephraïm descendant de Joseph et, pour faire bonne mesure, Oghuz Khagan l’ancêtre mythologique des Turcs d’Asie centrale. Autrement dit, ce type de démarche ayant externalisé la problématique n’a jamais pu produire la moindre certitude quant à l’identité de Dhū–l–Qarnayn dans le Coran.

– Ceci étant, conformément à notre méthodologie d’analyse littérale du Coran notre recherche suit la voie inverse en ne s’appuyant que sur l’intratextualité coranique. C’est donc l’examen des seuls éléments textuels coraniques qui nous conduit à la conclusion suivante : Dhū–l–Qarnayn est Moïse lui-même. En voici la démonstration :

1 – Seules les pistes pseudo historiques que nous venons de mentionner conçoivent que les deux cornes/qarnayn sont à comprendre au sens propre : deux cornes portées sur la tête. Selon cette approche, les personnalités plus ou moins historiques que nous avons citées ci-dessus sont effectivement toutes représentées physiquement ou oralement coiffées de cornes, que ce soit directement sur leur crâne, un casque ou une couronne. Cependant, le mot qarn/corne, au duel qarnayn/deux cornes, revêt de manière courante en arabe comme dans les langues sémitiques un sens figuré évoquant la force, le courage, la valeur, le respect, la puissance y compris au sens sexuel d’où le fait que qarn signifie aussi engendrement de génération, d’où âge, époque, siècle, etc. Ainsi, de nombreuses divinités ont-elles été représentées cornues, de même pour le Veau d’or, comme nombre de dieux égyptiens et pareillement donc certains rois célèbres pour leur grandeur. En résumé, en ces temps et pour la culture sémite avoir deux cornes est un symbole éminemment positif, le signe de la puissance divine ou de la puissance humaine ou de l’alliance des deux. Il s’agit du premier indice sûr en faveur du fait que Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” sont une seule et même personne.

2 – L’intratextualité coranique suppose que toute information puisse être explicitée par le Coran lui-même. Ainsi en va-t-il en particulier pour les surnoms, ex. : dhū–n–nūn, l’homme au poisson, cet hapax en S21.V87 est glosé en S68.V48 par āḥib al–ḥūt de même signification, il est donc selon les données coraniques croisées aisément identifiable à Jonas. Il en ressort que le surnom Dhū–l–Qarnayn doit nécessairement correspondre à un personnage cité en un ou plusieurs versets coraniques. La suite de notre démonstration montre qu’en fonction de cette constante Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” sont une seule et même personne.

3 – Il est donc culturellement et linguistiquement normal que l’on retrouve la symbolique de la corne dans l’Ancien Testament et notamment au sujet de Moïse en Exode XXXIV, 29, 30, 34-35 : « son visage était cornu ». Moïse est ainsi décrit lorsqu’il redescendit pour la deuxième fois du mont Sinaï. Par cette rencontre avec Dieu, il est en quelque sorte transfiguré et les “cornes” illustrent le rayonnement de puissance obtenue durant cette rencontre. La même représentation de Moïse est maintenue dans le Nouveau Testament à la IIe Épître aux Corinthiens, III, 7. Dans la version en hébreu de ces versets de l’Ancien Testament, la racine employée est comme en arabe q.r.n et les significations en sont identiques. Ceci explique qu’au IVe siècle Saint Jérôme en sa traduction latine du texte hébraïque de la Thora, qui deviendra plus tard la Vulgate, ait lu qèrèn/corne et ait traduit ainsi « cornuta esset facies sua/son visage était cornu ». Ceci indique qu’à cette époque il était parfaitement logique et respectueux d’illustrer la puissance prophétique de Moïse par le port de deux cornes, et de cette grandeur le Deutéronome en atteste : « Il n’a plus paru en Israël de prophète semblable à Moïse, que l’Éternel connaissait face à face », XXXIV, 10. De fait, dans l’iconographie occidentale du Moyen-âge Moïse a généralement été représenté avec deux cornes au sommet de la tête et il en a été ainsi jusqu’après le XVIe siècle, la fameuse statue de Moïse réalisée sur commande papale par Michel-Ange en témoigne. De l’antiquité jusqu’à la Renaissance, Moïse était donc l’homme aux “Deux Cornes”/Dhū–l–Qarnayn, symboles de sa puissance spirituelle et de son autorité prophétique. C’est donc plus tardivement que les cornes devinrent un symbole négatif et l’attribut par excellence du Diable. Les cornes de Moïse posèrent alors problème et il fut supposé que Saint Jérôme avait commis une erreur de lecture et qu’en q.r.n, le texte hébraïque n’étant pas voyellé, il fallait lire qaran, verbe signifiant rayonner. Par jeu de mots et de symboles, les cornes de Moïse devinrent ainsi des rayons lumineux puis le rayonnement de son visage. Les traductions actuelles témoignent de cette évolution et propose « son visage rayonnait », mais cela n’est dû que par conformité aux nouvelles conceptions symboliques. Cependant, nous l’avons souligné, appeler Moïse Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” a toujours été jusqu’à la période moderne un témoignage de grand respect et ses “cornes” un signe-symbole du rayonnement de sa puissance spirituelle et prophétique. Du reste, un lecteur hébreu de la Thora en lisant ces versets comprenait nécessairement le graphe ou ductus q.r.n aux sens conjoints de corne, puissance, rayonnement et il en est de même pour un arabisant pour le terme qarn dont nous avons rappelé les significations au point 1. Au final, il est tout à fait cohérent qu’au temps du Coran Moïse fut connu sous le nom de Dhū–l–Qarnayn/« l’homme aux Deux Cornes ». Ceci est un élément probant indiquant que pour le Coran Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” » sont une seule et même personne.

4 – « Or, ils t’interrogent quant à l’homme aux “Deux Cornes” ». Les arguments qui suivent sont d’ordre structurel et reposent sur l’analyse littérale intra-coranique. Ainsi, l’on note que le « ils t’interrogent/yas’alūna-ka » est unique en cette sourate alors même que, nous l’avons vu au v4 et au v9 notamment, elle se propose de répondre en premier lieu à des récits rapportés à Muhammad par des idolâtres polythéistes mecquois. À première vue donc, ce « ils t’interrogent quant à » fait irruption dans le propos coranique, mais ce n’est pas un cas isolé, bien au contraire. En effet, au-delà de ce qui est évident : l’incise « ils t’interrogent » introduit la réponse à une question ayant été posée à Muhammad – présentement par les idolâtres et non pas par des Gens du Livre – à laquelle Dieu répond par l’intermédiaire du Prophète. Cependant, nous pouvons constater que sur les 15 occurrences de l’incise yas’alūna-ka/ils t’interrogent six sont précédées de la conjonction de coordination « wa/et » : « et/wa/or ils t’interrogent/yas’alūna-ka » tandis que les neuf autres en sont dépourvues. Cette subtile différence correspond à deux situations distinctes. Dans les cas où il est seulement dit « ils t’interrogent », le verset-réponse qui suit est inséré dans le texte coranique en fonction de la logique coranique elle-même. Autrement dit, lesdites questions ont été posées à des moments antérieurs à la révélation et indépendamment des groupes de versets où les réponses ont été introduites par voie de révélation dans un deuxième temps en fonction du sujet traité : cf. S2.V189 ; 215 ; 217 ; 219 ; S5.V4 ; S7.V187 x2 ; S8.V1 [exemple illustrant parfaitement notre propos puisque ceci débute la Sourate 8] ; S79.V42. Par contre, lorsqu’il est dit « et/wa/or ils t’interrogent » l’on observe que ces demandes relèvent d’un complément d’information quant au sujet traité dans tel ou tel passage coranique. En conséquence, ces questions ont été posées postérieurement à la communication de ces versets par le Prophète où par la suite ont été intégrés par voie de révélation les versets-réponses à ces questions ciblées. Ceci est particulièrement net en S2.V219 ; 220 ; 222, mais aussi en S17.V85 et S20.V105. Il en résulte qu’en notre v83 : « or/wa, ils t’interrogent/yas’alūna-ka » la question posée fait nécessairement suite à ce qui a été dit auparavant au sujet de Moïse. Ceci, d’autant plus qu’aucun autre passage coranique ne peut justifier qu’une telle question ait été posée sur Dhūl–l–Qarnayn/« l’homme aux “Deux Cornes” ». L’on comprend fort bien qu’après avoir entendu un tel récit au sujet de Moïse les interlocuteurs du Prophète, ici des idolâtres rappelons-le, aient fait le lien avec l’appellation de Moïse aussi connu par le surnom Dhūl–l–Qarnayn. Ainsi, comme pour chacune des occurrences de ce type ci-dessus listées, la réponse coranique citant ces questions est insérée dans le passage correspondant au sujet et au thème. Ici donc, vs60-82, un récit relatif au parcours de Moïse/Dhūl–l–Qarnayn après sa séparation des Fils d’Israël qu’il laissa à leur errance dans le désert. Structurellement, les observations ci-dessus justifient que le présent récit, à la différence de tous les autres en cette sourate, ne possède pas de préambule et apparaisse comme surgissant dans l’unité textuelle. Ceci indique à nouveau que Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux“ Deux Cornes” sont une seule et même personne.

5 – Autre point structurel déterminant. Nous avons souligné à quatre reprises que chacun des récits ou paraboles donnés possédait systématiquement un verset servant de conclusion thématique. Pour la Partie I : chap. I, le v27, chap. II, le v44 ; pour la Partie II : chap. I, le v54, Chap. II, le v59. Or, de manière fort notable, nous pouvons constater qu’en cette Partie III le chap. I relatant le voyage de Moïse est le seul où l’on identifie structurellement un troisième paragraphe, vs79-82, et qu’en conséquence il est dépourvu de verset conclusif. Ce constat met en évidence la cohérence de la structure coranique puisqu’au point ci-dessus nous avons montré qu’en réalité le premier récit de Moïse connaissait sa suite au présent chap. II. C’est donc logiquement que ledit verset conclusif apparaît à la fin de ce chapitre : v98. Ceci confirme une fois de plus, puisque les deux récits sont liés selon les règles de composition coranique, que Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” sont une seule et même personne.

6 – Structurellement encore, l’on peut aussi observer que le récit de Moïse et de l’Ange et celui de Dhū–l–Qarnayn sont construits de manière identique, ce qui bien sûr n’est pas le cas s’agissant des autres récits ou paraboles de cette sourate alors même que leur présentation est toujours semblable : préambule, narration, un verset de conclusion. En effet, chacun de ces deux récits comporte trois séquences articulées selon le même procédé. Pour le récit de Moïse et de l’Ange, l’articulation narrative est : « ils allèrent donc leur chemin », vs71 ; 74 ; 77. Pour le récit de Dhū–l–Qarnayn, l’articulation similaire est : « il suivit donc un cheminement », vs85 ; 89 ; 92. Même en tenant compte du découpage en verset communément admis, l’on note que l’écart entre chaque séquence narrative est quasiment identique pour les deux récits. Cette forte parenté de composition entre le récit de Moïse et de l’Ange et le récit de Dhūl–l–Qarnayn confirme aussi que Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” sont une seule et même personne.

7 – Toujours selon la même logique établissant la communauté rédactionnelle entre ces deux récits, l’analyse littérale met explicitement en évidence que chacune des trois étapes de Dhū–l–Qarnayn est thématiquement parallèle à chacune des trois étapes du parcours de Moïse et de l’Ange. Nous le signalons dans le commentaire des groupes de versets en question.

L’ensemble des arguments que nous venons de présenter ne laisse guère de doute sur le fait que Moïse et Dhū–l–Qarnayn/l’homme aux “Deux Cornes” sont une seule et même personne. Le récit qui fait suite relate donc quelques épisodes du parcours de vie de Moïse/Dhū–l–Qarnayn après qu’il se fut séparé de son peuple laissé à son errance dans le désert et, présentement, après qu’il eut été initié par l’Ange quant à la connaissance de la « signification première/ta’wīl » des apparences de notre Monde, une non-herméneutique de l’être au Monde.

– « En vérité, Nous l’avions puissamment établi sur Terre et lui avions donné parmi toutes choses un cheminement. Il suivit donc un cheminement », vs84-85.

D’une manière ou d’une autre, en mettant en avant la puissance du personnage les traductions reflètent l’idée que Dhū–l–Qarnayn serait le conquérant Alexandre le Grand en sa version historico-mythique, ex. : « Nous avons affermi sa puissance sur terre », traduction standard. Ces dérives interprétatives ont de même amené certains à imaginer que le sabab en question était une corde/sabab céleste qui permettait à Dhū–l–Qarnayn de se déplacer instantanément aux confins de la Terre en mode subtil et mystérieux ! Cependant, puisque nous avons établi que Dhū–l–Qarnayn est Moïse et que ceci se passe après qu’il eut quitté le désert où son peuple était condamné à errer et après qu’il eut reçu l’enseignement de l’Ange, vs60-82, il s’agit seulement de rappeler que Dieu l’avait « établi sur Terre », c.-à-d. lui avait donné la possibilité de poursuivre son existence indépendamment des Fils d’Israël. Toutefois, en ajoutant que Dieu lui avait « donné parmi toutes choses un cheminement/sabab » il est fait référence à ce qu’il n’a pas réellement échoué lors de son parcours avec l’Ange. Du reste, l’intelligence de son attitude dans les trois situations que Moïse/Dhū–l–Qarnayn va rencontrer dans la suite du récit prouve qu’il avait acquis la compréhension de la « signification première/ta’wīl » des apparences de ce Monde. C’est à cela que le mot sabab fait subtilement allusion selon trois de ses significations étymologiques : sabab/voie/chemin/cheminement, sabab/corde/lien, sabab/cause. En fonction de l’apprentissage précédent de Moïse/Dhū–l–Qarnayn il s’agit du cheminement qui mène de l’apparent à la cause/sabab en établissant par induction le lien/sabab, le fil de sens/sabab vers la « signification première/ta’wīl », la voie/sabab du ta’wīl. C’est donc à double sens que le terme-clef sabab répété en ce passage quatre fois doit être compris quand il est repris immédiatement au v85 : « il suivit donc un cheminement/sabab » : un chemin sur terre et un cheminement de sens vis-à-vis de ce qu’il va rencontrer à présent comme situation.

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Dr al Ajamî

[1] Pour notre Exégèse Littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/ouvrages/

[2] Pour notre Traduction littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/

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