Épisode 13 : Moïse à l’épreuve de la réalité ; vs71-82
Nous avons vu à l’épisode précédent, vs65-70, la rencontre de Moïse avec un personnage qui lui semble très mystérieux sans que pour autant il comprenne qu’il s’agit d’un Ange. Par contre, puisque tel était le but de son voyage, il sait qu’il doit s’efforcer de le suivre pour être initié à la connaissance des réalités, c.-à-d. à la « signification première/ta’wīl » des apparences.
Voici donc un extrait de notre Exégèse Littérale du Coran[1] quant à ce Chapitre II. Le texte de ce passage en est donné selon notre Traduction Littérale du Coran[2] parue en 2024. Les trois récits qui y racontés avec autant de brio que de brièveté sont célèbres :
- Ils allèrent donc leur chemin jusqu’à ce qu’ils montent à bord d’un navire, l’autre y fit une brèche. Il s’exclama : Tu l’as sabordé pour noyer ses occupants ! Tu as commis un acte atterrant !
- Il lui répondit : Ne t’avais-je point dit que tu ne pourrais jamais être avec moi assez patient.
- Il dit : Ne me tiens pas rigueur de ce que j’ai négligé, ne m’impose point en mon affaire une chose me dépassant.
- Ils allèrent donc leur chemin jusqu’à ce qu’ils rencontrent un garçon qu’alors l’autre tua. Il s’exclama : Comment peux-tu avoir tué une personne innocente n’ayant pas commis de meurtre ! Tu as commis un acte aberrant !
- Il lui répondit : Ne t’avais-je point dit que, toi, tu ne pourrais jamais être avec moi assez patient.
- Il dit : Si je te questionne sur quoi que ce soit après cela, ne me garde plus en ta compagnie, reçois mes excuses dès maintenant.
- Ils allèrent donc leur chemin jusqu’à ce qu’ils parvinssent auprès des habitants d’un village à qui ils demandèrent à manger, mais qui leur refusèrent l’hospitalité. Ils y trouvèrent alors un mur qui menaçait de s’écrouler et voilà qu’il le releva. Il s’exclama : Si tu voulais, tu pourrais leur réclamer un paiement !
- Il lui répondit : C’est là le point de séparation entre toi et moi. Je vais donc t’aviser de la signification première de ce que tu n’as pu supporter me concernant.
- 3. Signification première des évènements
- Quant au navire, il appartenait à de pauvres gens travaillant en mer et j’ai voulu l’endommager, car derrière eux venait un roi qui de tout navire s’emparait violemment.
- Quant au garçon, ses père et mère étaient croyants et nous avions à craindre que par rébellion et déni il aille en les persécutant.
- Nous voulûmes donc que leur Seigneur leur donnât à sa place bien mieux que lui, tout en pureté et plus intimement bienveillant.
- Quant au mur, il appartenait à deux jeunes garçons orphelins en cette bourgade, mais il était en dessous un trésor leur revenant. Leurs père et mère avaient ainsi bien agi et ton Seigneur a voulu qu’atteignant la maturité ils puissent extraire leur trésor par miséricorde de ton Seigneur. Je n’ai point fait cela de ma propre initiative ; voilà la signification première de ce que tu n’as pu supporter me concernant.
فَانْطَلَقَا حَتَّى إِذَا رَكِبَا فِي السَّفِينَةِ خَرَقَهَا قَالَ أَخَرَقْتَهَا لِتُغْرِقَ أَهْلَهَا لَقَدْ جِئْتَ شَيْئًا إِمْرًا (71) قَالَ أَلَمْ أَقُلْ إِنَّكَ لَنْ تَسْتَطِيعَ مَعِيَ صَبْرًا (72) قَالَ لَا تُؤَاخِذْنِي بِمَا نَسِيتُ وَلَا تُرْهِقْنِي مِنْ أَمْرِي عُسْرًا (73) فَانْطَلَقَا حَتَّى إِذَا لَقِيَا غُلَامًا فَقَتَلَهُ قَالَ أَقَتَلْتَ نَفْسًا زَكِيَّةً بِغَيْرِ نَفْسٍ لَقَدْ جِئْتَ شَيْئًا نُكْرًا (74) قَالَ أَلَمْ أَقُلْ لَكَ إِنَّكَ لَنْ تَسْتَطِيعَ مَعِيَ صَبْرًا (75) قَالَ إِنْ سَأَلْتُكَ عَنْ شَيْءٍ بَعْدَهَا فَلَا تُصَاحِبْنِي قَدْ بَلَغْتَ مِنْ لَدُنِّي عُذْرًا (76) فَانْطَلَقَا حَتَّى إِذَا أَتَيَا أَهْلَ قَرْيَةٍ اسْتَطْعَمَا أَهْلَهَا فَأَبَوْا أَنْ يُضَيِّفُوهُمَا فَوَجَدَا فِيهَا جِدَارًا يُرِيدُ أَنْ يَنْقَضَّ فَأَقَامَهُ قَالَ لَوْ شِئْتَ لَاتَّخَذْتَ عَلَيْهِ أَجْرًا (77) قَالَ هَذَا فِرَاقُ بَيْنِي وَبَيْنِكَ سَأُنَبِّئُكَ بِتَأْوِيلِ مَا لَمْ تَسْتَطِعْ عَلَيْهِ صَبْرًا (78) أَمَّا السَّفِينَةُ فَكَانَتْ لِمَسَاكِينَ يَعْمَلُونَ فِي الْبَحْرِ فَأَرَدْتُ أَنْ أَعِيبَهَا وَكَانَ وَرَاءَهُمْ مَلِكٌ يَأْخُذُ كُلَّ سَفِينَةٍ غَصْبًا (79) وَأَمَّا الْغُلَامُ فَكَانَ أَبَوَاهُ مُؤْمِنَيْنِ فَخَشِينَا أَنْ يُرْهِقَهُمَا طُغْيَانًا وَكُفْرًا (80) فَأَرَدْنَا أَنْ يُبْدِلَهُمَا رَبُّهُمَا خَيْرًا مِنْهُ زَكَاةً وَأَقْرَبَ رُحْمًا (81) وَأَمَّا الْجِدَارُ فَكَانَ لِغُلَامَيْنِ يَتِيمَيْنِ فِي الْمَدِينَةِ وَكَانَ تَحْتَهُ كَنْزٌ لَهُمَا وَكَانَ أَبُوهُمَا صَالِحًا فَأَرَادَ رَبُّكَ أَنْ يَبْلُغَا أَشُدَّهُمَا وَيَسْتَخْرِجَا كَنْزَهُمَا رَحْمَةً مِنْ رَبِّكَ وَمَا فَعَلْتُهُ عَنْ أَمْرِي ذَلِكَ تَأْوِيلُ مَا لَمْ تَسْطِعْ عَلَيْهِ صَبْرًا (82)
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– « Il dit : Ne me tiens pas rigueur de ce que j’ai négligé, ne m’impose point en mon affaire une chose me dépassant. », v73.
Après avoir fauté à la première épreuve, celle du bateau, cette supplique de Moïse laisse transparaître la faiblesse humaine, mais aussi sa force. En effet, l’on comprend que Moïse pressent que la suite des évènements risque d’être pire : « une chose me dépassant », et elle va l’être. Moïse craint donc que les apparences des faits soient si violentes que du fait de sa propre humanité il ne pourra les supporter et qu’ainsi il ne puisse parvenir par l’expérience/khubran à comprendre « la signification première/ta’wil », v78, des évènements, c.-à-d. la réalité réelle au-delà des apparences. Si Moïse désire malgré tout continuer, c’est donc bien qu’il a compris que ledit « serviteur » n’agit pas sans raison, de manière insensée donc, il sait donc à présent que son initiateur est un Ange. A contrario, cela suppose que s’il s’était agi seulement d’un homme, Moïse aurait cessé de le suivre dès la destruction gratuite du bateau. Notons au passage que s’ils purent continuer leur chemin apparemment sans difficulté c’est que l’Ange dut endommager le bateau tout près de la côte et qu’ainsi tous purent la regagner aisément.
– « Ils allèrent donc leur chemin jusqu’à ce qu’ils rencontrent un garçon qu’alors l’autre tua. Il s’exclama : Comment peux-tu avoir tué une personne innocente n’ayant pas commis de meurtre ! Tu as commis un acte aberrant ! » v74.
Par « n’ayant pas commis de meurtre » nous rendons la locution bi-ghayri nafs laquelle permet d’affirmer que le Moïse mentionné en ce récit est bien Moïse, le prophète biblique. En effet, l’on note dans le Coran deux locutions en lien avec le respect de la vie d’autrui et qui sont le plus souvent, et à tort, confondues. En S6.V151, S17.V33 et S25.V68 la locution employée est illā bi-l–ḥaqq ce qui contextuellement signifie « sauf en cas de légitime défense ». Nous montrons en commentaire de S6.V151 que cette locution est toujours en lien avec l’interdiction du meurtre : « ne tuez personne, Dieu l’a frappé d’interdit », v151, et qu’il n’existe aucune exception à ce principe général hormis en cas de légitime défense. De même, nous y faisons observer que l’autre locution bi-ghayri nafs ne connaît que deux occurrences, S5.V32 et la présente au v74, et que celle-ci signifie littéralement « sans une autre âme [sous-entendu en échange] » et a pour sens : sans avoir commis un meurtre, ce qui fait manifestement référence à l’application du Talion. Or, nous avons mis aussi en évidence que la loi du Talion dans le Coran ne vaut que pour le judaïsme et que celle-ci a été abolie concernant les musulmans, cf. S2.V178-179. Il en résulte qu’en regard de la rigueur lexicale coranique, la pensée qui sous-tend la remarque outrée de Moïse ne fait sens qu’en fonction de l’application du Talion, loi qu’il a lui-même transmise aux Fils d’Israël. Il appert donc que le Moïse de ce récit est textuellement le prophète mentionné dans la Bible et le Coran.
– « Ils allèrent donc leur chemin jusqu’à ce qu’ils parvinssent auprès des habitants d’un village à qui ils demandèrent à manger, mais qui leur refusèrent l’hospitalité. Ils y trouvèrent alors un mur qui menaçait de s’écrouler et voilà qu’il le releva. Il s’exclama : Si tu voulais, tu pourrais leur réclamer un paiement ! », v77.
Cette troisième circonstance est différente des deux précédentes qui se présentaient comme un acte brutal incompréhensible, ici l’Ange ne détruit pas, mais construit. L’on peut supposer que cette inversion d’attitude est destinée à faire échouer Moïse une fois de plus, car à présent il devait s’être persuadé de ne plus réagir au comportement terrible de son guide. Pris de court, il ne peut donc se retenir d’intervenir pensant que l’on était là dans une situation qui bien qu’absurde était en apparence ordinaire et ne devait pas être une épreuve-test de plus. Il pêche donc à nouveau par erreur d’interprétation des faits qu’il ne perçoit que selon les apparences et dont la réalité vraie lui échappe encore.
– « Il lui répondit : C’est là le point de séparation entre toi et moi. Je vais donc t’aviser de la signification première de ce que tu n’as pu supporter me concernant. », v78.
Le concept-clef ta’wīl que nous avons rendu ici par « signification première » renvoie à la recherche de Moïse : savoir discerner au-delà des apparences de notre réalité les causes premières qui les sous-tendent, thème unique de cette sourate. Le terme ta’wīl est dérivé de la forme verbale de type II awwala qui évoque la notion de commencement, d’origine, de retour à ce qui est premier, de réduction, de premier, de but, d’intention première. S’agissant d’un texte, nous montrons en S3.V7 que le concept de ta’wīl y vaut pour « sens premier » ou Sens littéral. L’idée même de retour à l’origine correspond à la recherche d’un sens d’amont, l’intention de l’auteur véhiculée par l’intermédiaire de l’intention sémantique du texte, et elle s’oppose à la notion d’interprétation qui, elle, est un sens d’aval, c.-à-d. une production de sens de la part du lecteur. Il est donc parfaitement erroné de comprendre et traduire le concept de ta’wīl par celui d’interprétation, même si, et non sans intentions, c’est le sens que l’Exégèse finit par imposer à ce terme. Nous avons souligné dans le commentaire du v1 de l’introduction de notre Sourate 18 le parallèle qui y est établi entre notre rapport au texte, en l’occurrence le texte coranique, et notre rapport au Monde. Notre être au Monde est en tout point comparable à cette herméneutique du texte, nous lisons notre réalité en l’interprétant, c.-à-d. en établissant des rapports de corrélation entre diverses apparences, et non pas en recherchant par la réflexion leur « signification première/at–ta’wīl », c.-à-d. le rapport de causalité, le seul lien à la réalité qui soit rationnel. La connaissance/‘ilm que désire Moïse n’est donc pas l’art de l’interprétation, mais la capacité à comprendre rationnellement la cause des apparences, le réel, en sachant court-circuiter notre tendance quasi naturelle à l’interprétation de notre réalité pour parvenir par l’exercice de la raison seule à la « signification première/la cause réelle/at–ta’wīl » de ce que nous observons par l’intermédiaire de nos moyens de perception. Nous renvoyons ici à ce qui a été développé à ce sujet en la Sourate sémiotique par excellence : Sourate Joseph. Notons que l’Ange qui a servi de révélateur à Moïse ne possède pas cette science contrairement à ce que la mystique a développé à travers le mythe de al–Khadir, l’être immortel détenteur de la science universelle. En effet, comme cela a été indiqué au v65 cet Ange de par « une connaissance de Nous émanant » sait à l’avance pour quelles raisons, les causes premières, il commet de tels actes. De ce fait, il ne se situe pas dans un rapport au Monde où les apparences occultent le réel, c.-à-d. notre situation, mais il perçoit directement le réel sans interprétation et sans avoir à rechercher les causes premières menant au réel. Autrement dit, dans l’être au Monde de l’Ange il n’y a pas de différences entre apparences et réel, les deux étant exactement identiques.
– Comme l’indique le Paragraphe 3 de ce Chapitre I consacré au Parcours de Moïse, l’Ange va à présent lui enseigner la Signification première/ta’wīl des évènements auxquels il vient d’assister avec incompréhension. Pour autant, Moïse n’a pas échoué puisque l’Ange lui propose l’explication de ces trois évènements et par conséquent une clef de compréhension des significations premières.
– « Quant au navire, il appartenait à de pauvres gens travaillant en mer et j’ai voulu l’endommager, car derrière eux venait un roi qui de tout navire s’emparait violemment. », v79.
En « j’ai voulu l’endommager », il a été classiquement observé qu’en ce verset l’Ange s’exprime à la première personne du singulier alors qu’aux vs80-81 il emploie la première personne du pluriel « nous », et qu’au v82 il se réfère à « ton Seigneur ». L’Ange n’étant pas par essence libre d’agir à sa guise : « je n’ai point fait cela de ma propre initiative », v82, et en fonction de la thématique qui connaît ici sa résolution, c.-à-d. l’explication donnée à Moïse, cette gradation indique subtilement trois niveaux herméneutiques de notre être au Monde. Le « je » traduis une connaissance individuelle, c.-à-d. ayant établi rationnellement le rapport entre une apparence, saborder le bateau, et une cause qui relevait du rationnellement connaissable, le roi qui réquisitionnait les navires. Ceci illustre le niveau de compréhension directe sans interprétation que Moïse recherchait.
– « Quant au garçon, ses père et mère étaient croyants et nous avions à craindre que par rébellion et déni il aille en les persécutant. », v80.
Le « nous » est donc ici ce collectif indiquant que s’agissant du « garçon/ghulām » son comportement : « rébellion/ṭughyān et déni/kufr » était connu de tous alors que la cause de son meurtre par l’Ange échappait à tous. Ainsi, nous en déduisons que plus la signification d’une apparence est admise collectivement plus elle prend l’aspect d’une réalité. Cette connaissance établie par l’usage est une convention qui ne repose que sur un lien de corrélation entre apparences et réel, ceci n’est donc pas d’ordre rationnel. La connaissance réelle consiste à refuser de principe l’évidence afin de débuter une recherche rationnelle causale.
– « Nous voulûmes donc que leur Seigneur leur donnât à sa place bien mieux que lui, tout en pureté et plus intimement bienveillant. », v81.
Le « nous » représente ici la Volonté de Dieu et l’acte de l’Ange.
– « Quant au mur, il appartenait à deux jeunes garçons orphelins en cette bourgade, mais il était en dessous un trésor leur revenant. Leurs père et mère avaient ainsi bien agi et ton Seigneur a voulu qu’atteignant la maturité ils puissent extraire leur trésor par miséricorde de ton Seigneur. Je n’ai point fait cela de ma propre initiative ; voilà la signification première de ce que tu n’as pu supporter me concernant. », v82.
Il est dit : « ton Seigneur » et non pas « mon Seigneur », ce qui renvoie au niveau de réalité de Moïse, celui des Hommes, car au niveau ontologique de l’Ange al–ghayb/l’Imperceptible/l’Invisible est connu. Rappelons qu’au v77 nous avons souligné que la situation est à l’inverse des deux précédentes, l’Ange ne détruisit pas, mais construisit, cette inversion est ici confirmée par le fait que la cause première/at–ta’wīl est une chose dissimulée ignorée de tous. L’apparence, la ruine du mur par rapport à la richesse qu’elle occulte et la reconstruction du mur par rapport à l’inutilité de l’acte, est donc elle-même une illusion d’apparence. N’ayant ni apparence, ni causalité, ni corrélation, ce réel nous échappe tant qu’il ne se manifeste pas en notre réalité. Notons que cette deuxième mention de la « signification première/ta’wīl » ne fait pas ici référence à l’explication des actes commis par l’Ange, cela aurait été une répétition inutile de ce qui a déjà été dit au v78, mais au fait que l’Ange n’a pas agi selon sa « propre initiative/‘an amrī ». La méconnaissance de la cause, ou du moins juger une cause en fonction de son apparence, est donc une interprétation erronée qui ne mène qu’à l’incompréhension du réel.
– Point capital à ce stade de l’analyse de la Sourate 18, l’on doit observer que ce récit ne possède pas de verset conclusif. Or, s’agissant des quatre récits ou paraboles qui ont précédé, l’on a pu noter la présence d’un verset servant de conclusion, en quelque sorte de morale de l’histoire. Cette anomalie structurelle va permettre de résoudre l’énigme de l’identification de Dhūl–Qarnayn, nous y reviendrons au v83.
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Dr al Ajamî
[1] Pour notre Exégèse Littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/ouvrages/
[2] Pour notre Traduction littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/