Skip to main content

Les Trésors de Sourate al–kahf : La Caverne (épisode 12)

Épisode 12 : De Moïse et de l’étrange Serviteur ; vs65-70

 

Le Préambule, vs60-64, nous a permis de comprendre qu’après s’être séparé des Fils d’Israël Moïse a poursuivi son périple spirituel. Il nous est présent narré sa rencontre avec un mystérieux personnage, lequel est la clef vivante du thème de cette Partie III comme de cette sourate : apparences et réalité.

Voici donc un extrait de notre Exégèse Littérale du Coran[1] quant à ce Chapitre II. Le texte de ce passage en est donné selon notre Traduction Littérale du Coran[2] parue en 2024 :

  • 2. Narration
  1. Ils rencontrèrent alors un serviteur d’entre Nos Serviteurs auquel Nous avions conféré auprès de Nous une miséricorde et enseigné une connaissance de Nous émanant.
  2. Moïse lui dit : Puis-je te suivre à condition que tu m’instruises de ce qui t’a été appris droitement.
  3. Il répondit : Tu ne pourras jamais être avec moi assez patient.
  4. Comment pourrais-tu supporter ce dont tu ne cernes pas le sens concrètement.
  5. Il dit : Tu me trouveras endurant, plaise à Dieu, et en aucune affaire te désobéissant.
  6. Il répondit : Si donc tu me suis, ne me questionne point sur une chose tant que je ne susciterai pas pour toi une occasion la rappelant.

فَوَجَدَا عَبْدًا مِنْ عِبَادِنَا آَتَيْنَاهُ رَحْمَةً مِنْ عِنْدِنَا وَعَلَّمْنَاهُ مِنْ لَدُنَّا عِلْمًا (65) قَالَ لَهُ مُوسَى هَلْ أَتَّبِعُكَ عَلَى أَنْ تُعَلِّمَنِ مِمَّا عُلِّمْتَ رُشْدًا (66) قَالَ إِنَّكَ لَنْ تَسْتَطِيعَ مَعِيَ صَبْرًا (67) وَكَيْفَ تَصْبِرُ عَلَى مَا لَمْ تُحِطْ بِهِ خُبْرًا (68) قَالَ سَتَجِدُنِي إِنْ شَاءَ اللَّهُ صَابِرًا وَلَا أَعْصِي لَكَ أَمْرًا (69) قَالَ فَإِنِ اتَّبَعْتَنِي فَلَا تَسْأَلْنِي عَنْ شَيْءٍ حَتَّى أُحْدِثَ لَكَ مِنْهُ ذِكْرًا (70)

*****

– « Ils rencontrèrent alors un serviteur d’entre Nos Serviteurs auquel Nous avions conféré auprès de Nous une miséricorde et enseigné une connaissance de Nous émanant. », v65.

L’identification du personnage simplement désigné par ces mots « un serviteur/‘abd d’entre Nos serviteurs/‘ibād » a fait couler beaucoup d’encre exégétique et, à notre époque, clapoter les claviers. Si pour certains anciens il s’agissait du prophète biblique Élie [donc en lien avec ladite légende juive, cf. v60] et si pour quelques islamologues ce serait Utnapishtim [donc en lien avec l’épopée de Gilgamesh, cf. idem] la majorité préféra retenir que son nom était al–Khaḍir, litt. le Verdoyant. Ayant créé son nom, il fut alors possible selon la logique sémite régissant les lois d’identité entre le nom et l’existence de celui qui le porte de lui conférer tous les attributs souhaités et toutes les fantaisies qui depuis l’entourent. Inutile de nous attarder sur ces légendes sans fin et sans fond. Nous préciserons seulement que loin de régler le problème, l’être inventé Al–Khadir fut tellement paré de mystères et de miracles que l’on ne sut plus vraiment s’il était un prophète, un saint ou un être de nature inconnue. À chacun sa paroisse dirions-nous, et ceux qui prétendent l’avoir vu ou rencontré sont eux-mêmes, et au mieux, victimes d’hallucination interprétative. Ceci étant, deux choses nous paraissent certaines, la première est que les musulmans n’ont pas manqué de verser dans le délire interprétatif, le message du Coran sur ce point capital est donc resté lettre morte. La deuxième est qu’en ce verset nous sommes en présence de deux locutions prépositives :  min ‘indi-nā et min ladun-nā qui prises isolément sont a priori de sens proche : de notre part, venant de Nous, auprès de Nous, le sujet étant Dieu. Or, leur emploi conjoint, seul cas dans le Coran, implique nécessairement qu’elles aient ici des sens différents sans quoi l’emploi unique d’une des deux aurait suffi pour exprimer le fait que ledit « serviteur » avait reçu de la part de Dieu une « miséricorde/raḥma » et une « connaissance/‘ilm ». Ainsi, puisque nous devons distinguer entre ces deux locutions prépositives, convient-il de retenir pour min ‘indi-nā sa signification majoritaire : « auprès de Nous » et pour min ladun-nā sa signification majoritaire : de Notre part que nous avons rendue ici par « de Nous émanant ».

– À partir de ce constat littéral et de ce raisonnement sémantique intratextuel, et puisque dans le Coran seuls les Anges sont dits présents auprès de Dieu, nous en déduisons que le « serviteur/‘abd d’entre Nos serviteurs » est un Ange d’entre les Anges. Cet Ange est ici caractérisé au sein des autres Anges par deux éléments distincts : « une miséricorde » et « une connaissance » qui lui ont été conférées par Dieu. Ceci est à mettre en lien avec le fait que lors de sa mission auprès de Moïse il va commettre une série d’actes incompréhensibles dont un est injuste, le second un meurtre d’enfant et le troisième absurde. D’une part, il était absolument obligatoire que cet Ange ait su de par cette « connaissance » émanant de Dieu les raisons réelles de ces(ses) actes ainsi que leurs conséquences. Ce qui relève de cette « miséricorde » particulière lui permet alors de passer outre la violence de ce qu’il doit accomplir et d’agir miséricordieusement même en ces situations malheureuses. L’on pourrait comparer cela à la miséricorde de la mort venant soulager l’homme qui souffre affreusement. Cela signifie aussi que ces(ses) actes en apparence violents sont en réalité des miséricordes. Ceci explique pour partie qu’à la demande de Moïse « puis-je te suivre à condition que tu m’instruises de ce qui t’a été appris droitement », v66, l’Ange ait répondu : « tu ne pourras jamais être avec moi assez patient », v67.

– Pour corroborer cette analyse nous ajouterons que Dieu ne pourrait avoir chargé un homme de commettre de tels actes, et a fortiori un prophète, c’eût été le pousser à transgresser toutes les règles régissant notre humanité, ce qui selon le message éthique du Coran ne se peut concevoir. En outre, il ressort des données coraniques concernant les prophètes, et Moïse est un prophète, que ces derniers ne reçoivent jamais d’enseignements supérieurs de la part d’autres hommes et encore moins de djinns, mais uniquement de la part de Dieu ou d’un Ange, le cas de Muhammad et de l’Archange Gabriel est en la matière manifeste. Par ailleurs, à ceux qui objecteraient que le « serviteur/‘abd » en question a, semble-t-il, une apparence tout à fait humaine, nous répondrions que tel est toujours le cas dans le Coran lors de leur présence sur la terre : « si Nous avions fait de lui un Ange, Nous lui aurions donné figure d’homme et l’aurions revêtu de ce dont ils s’habillent », S6.V9. Confer aussi les Anges ayant rendu visite à Loth et Abraham, ex. : S11.V69-73 ou à l’Ange qui a visité Marie en S19.V17. Une exception notable, la vision par Muhammad de Gabriel sous sa forme angélique en S53.V1-18, encore que précisément la description coranique ne dit pas que l’Archange Gabriel avait posé les pieds sur terre, il couvrait l’horizon nous est-il dit.  C’est donc bien un Ange qui a été chargé de venir parfaire l’éducation spirituelle de Moïse, et même ici intellectuelle : l’herméneutique du Monde, c.-à-d. la connaissance au-delà des apparences des réalités inapparentes. Enfin, l’on notera que lorsque ledit « serviteur/‘abd » commet ces deux premiers actes destructeurs il n’est rapporté aucune réaction des intéressés ou de leur entourage, ce qui n’aurait pas manqué d’être si un homme avait sabordé un navire ou tué un enfant. Au contraire, il est précisé qu’à chaque fois il continue sa route sans être inquiété le moins du monde : « ils allèrent donc leur chemin », v71 et v74. Or, seul un Ange bénéficiant d’une « miséricorde » particulière acquise auprès de Dieu peut ainsi défier les lois humaines et traverser le temps des Hommes comme si son passage ne laissait aucune empreinte.

– « Comment pourrais-tu supporter ce dont tu ne cernes pas le sens concrètement. », v68.

Le terme khubra ne se trouve qu’en ce verset et de manière significative au v91. Il dérive de la racine khabara au sens de connaître par l’expérience et nous l’avons rendu par « concrètement ». Il synthétise à lui seul la thématique de cette sourate et la problématique de la recherche de Moïse : ce que l’Homme perçoit de la réalité, c.-à-d. ce qu’il croit être la réalité, n’en est qu’une interprétation qui le plus souvent s’avère erronée, car elle n’a tenu compte que des apparences qu’elle pense être tangibles. Ceci, par ignorance des vraies réalités qu’il ne sait pas percevoir du fait même de sa relation interprétative au Monde, son herméneutique propre. Les apparences sont comme l’ombre projetée d’un objet, ombre qui pour l’observateur humain est tangible et qu’il considère alors être l’objet. Par la démarche du ta’wīl que Moïse veut parvenir à acquérir il s’agit donc d’être en mesure de lire le Monde selon ses réalités tangibles, c.-à-d. la « signification première/ta’wīl », v78, de ce que nous observons, ce qui nécessite de court-circuiter notre système d’interprétation afin de percevoir « concrètement », par l’expérience vraie, les réalités vraies. Comme nous l’avons souligné au v1 introductif, il y a là un parallèle évident avec la problématique herméneutique de l’interprétation des textes au détriment de la compréhension du sens littéral ou sens premier/ta’wīl.

– « Il [Moïse] dit : Tu me trouveras endurant, plaise à Dieu, et en aucune affaire te désobéissant. », v69. Notre locution « plaise à Dieu » traduit la célèbre expression in shā’a–llāh, non pas d’un point de vue littéraire, mais en fonction du sens coranique qu’elle revêt, lequel n’est pas exactement la signification que l’Islam lui a conférée. Nous avons vu aux vs23-24 le détournement de sens opéré pour des raisons théologiques de l’énoncé « je ferai cela le jour suivant à moins que Dieu ne le veuille point ». Il s’agissait d’inscrire de force dans le texte l’idée que les actes de l’Homme ayant été prédéterminés par Dieu, nous devions toujours nous rappeler que nos agissements ne dépendent pas de notre volonté, mais en réalité de la Volonté divine. Nous avons montré que si ce fatalisme programmé est conforme à la conception de la prédétermination de toutes choses selon la théologie islamique, elle est par contre opposée à la théologie coranique en la matière qui condamne le fait de ne pas s’engager pleinement en ce que nous faisons, c.-à-d. en supposant que Dieu pourrait avoir décidé le contraire, ce qui renvoie à notre analyse critique en Destin et Libre arbitre selon le Coran et en Islam. Quant à la formulation in shā’a–llāh, la formule devrions-nous dire, elle s’inscrit donc nécessairement dans la même dynamique d’action : mobiliser toute notre attention et toute notre énergie pour accomplir l’objectif que nous nous proposons en écartant de nous l’idée que Dieu aurait pu prédestiner son empêchement. Par in shā’a–llāh nous entendons donc « plaise à Dieu », c.-à-d. : que Dieu favorise mon entreprise. Pour preuve, Moïse s’engageant ici à ne pas commettre la même faute que précédemment ne peut pas émettre en même temps que sa volonté de mieux agir pourrait être entravée par Dieu ; Dieu aide, Il ne nuit pas. Sur les six occurrences coraniques de in shā’a–llāh, deux sont prononcées par Moïse, ici et en S28.V27, et toutes deux portent sur l’engagement à se conduire mieux dont on ne peut supposer que Dieu pourrait, même potentiellement, s’y opposer. En S37.V102, s’agissant d’Ismaël, le sens de cette locution est quelque peu différent et laisse sous-entendre qu’Ismaël sait que selon la volonté de Dieu le sacrifice dit d’Abraham ne se réalisera pas. En S12.V99, c’est Joseph qui s’engage ainsi à installer ses deux parents et ses frères en Égypte avec la ferme volonté qu’il en soit ainsi et qui en disant « plaise à Dieu/ in shā’a–llāh, en toute sécurité » s’inscrit donc en pleine connaissance dans la continuité de la réalisation de sa première vision. La cinquième occurrence est la seule qui soit mise en la bouche du Prophète et elle se comprend comme pour Joseph dans le même cadre de véridicité des visions prophétiques : «  vous pénétrerez très certainement au Temple sacré, plaise à Dieu, en toute sécurité… », S48.V27. L’on notera le segment commun avec S12.V99 et, surtout, le fait que s’agissant d’une vision vraie dont Dieu garantit lui-même la véridicité au Prophète, l’expression in shā’a–llāh ne peut absolument pas signifier « si Dieu le veut », car il est inconcevable que Dieu conditionne Sa volonté à sa propre Volonté ! Tout comme Joseph, et fort de cette certitude, le Prophète formule donc la signification véritable de in shā’a–llāh : « plaise à Dieu ». Autrement dit, en exprimant ainsi de manière positive toute sa volonté de s’engager à accomplir par ses propres efforts ce qu’il a alors décidé de réaliser. En disant « plaise à Dieu/ in shā’a–llāh », il ne peut donc douter une seconde que cela ne puisse se réaliser à cause d’une décision ou volonté contraire de Dieu mais, à l’inverse, il place de manière positive toute sa certitude et sa propre volonté dans le projet qu’il va entreprendre pour parvenir au « Temple sacré » conformément à la vision véridique qu’il a eue. Au final, admettre que notre volonté serait tributaire, conditionnée, assujettie à celle de Dieu revient à annihiler toute volonté d’entreprendre et à vivre notre existence comme hantés par une forme de fatalisme intrinsèque. Par ailleurs, notre analyse justifie qu’en la dernière occurrence de in shā’a–llāh, S2.V70, nous la traduisions par « si Dieu veut ». En effet, ici ce sont les Fils d’Israël qui la prononcent dans un contexte où ils font tout pour ne pas consentir au sacrifice de la génisse que Dieu leur demande par la voix de Moïse. Ainsi, en disant « in shā’a–llāh/si Dieu le veut » ils expriment en réalité leur mauvaise volonté et leur manque d’engagement, l’exact contraire de tous ceux qui dans le Coran ont dit in shā’a–llāh au sens positif de « plaise à Dieu ». Combien de nous n’ont pas dit de même en pensant qu’ils ne tiendraient pas la promesse ainsi engagée. Bien évidemment, cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’excellente habitude de dire in shā’a–llāh, mais seulement implique que nous devons penser à lui donner un sens positif : je ferai cela avec l’aide de Dieu. En ce sens la formule la plus adéquate pourrait être par exemple : bi-ḥawli–llāh/avec l’aide de la puissance de Dieu.

– À la demande d’initiation de Moïse, l’Ange fit cette réponse prémonitoire : « Si donc tu me suis, ne me questionne point sur une chose tant que je ne susciterai pas pour toi une occasion la rappelant. », v70.

*****

Dr al Ajamî

[1] Pour notre Exégèse Littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/ouvrages/

[2] Pour notre Traduction littérale du Coran, cf. https://www.alajami.fr/produit/le-coran-le-message-a-lorigine/

error: Content is protected !!