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Le Coran en tant que corpus clos

La notion de Coran pris en tant que corpus clos est un des fondements de notre méthodologie d’Analyse Littérale du Coran. Par corpus clos, nous entendons le fait que le Coran délivre les informations nécessaires et suffisantes pour établir le sens littéral de ses propres énoncés. En d’autres termes, le sens littéral du Coran sera uniquement déterminé par le recours à l’intratextualité.[1] En réalité, cette approche du texte coranique est aussi évidente qu’ancienne et les premiers exégètes ne manquèrent pas de théoriser d’emblée le concept dit tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, l’explication du Coran par le Coran. Autrement dit : le Coran par lui-même, sans intermédiaires, sans interprétations ni  interprètes, aussi autorisés fussent-ils.

• S’il y a toujours eu consensus sur la supériorité de cette méthode pour comprendre au mieux le Coran, à vrai dire cela n’a jamais été réalisé. Citons à ce sujet le supposé très littéral Ibn Taymiyya : « Le meilleur tafsîr du Coran est celui du Coran par lui-même, tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, mais parce que celui-ci est extrêmement délicat à réaliser, il est préférable de choisir l’explication s’appuyant sur l’information remontée au Prophète ou, à défaut, aux trois premières générations dites des pieux salafs. »[2] Cet échec programmé a deux lignes d’explication :

– Premièrement, les premiers exégètes musulmans adoptèrent les outils et techniques d’exégèse disponibles à leur époque au Moyen-Orient, à savoir : ceux des exégètes juifs et chrétiens ainsi que les catégories sémantiques grecques. La compréhension du Coran sera dès lors basée sur un système d’interprétation calqué sur les principes interprétatifs rabbiniques et chrétiens.

– Deuxièmement, les besoins de la construction de l’Islam ont nécessité des informations dogmatiques ou pratiques que le Coran ne contenait textuellement pas. Il fut donc concrètement obligatoire d’interpréter les versets coraniques selon les besoins exégético-juridiques d’alors. À ce sujet, voir Le Coran et l’Islam.

C’est donc très précocement qu’a été mise en place l’interprétation du Coran[3] comme mode d’explication du texte, principe interprétatif s’étant rapidement imposé sous le terme générique de tafsîr/commentaires ou explication du Coran. Cependant, l’on a ainsi substitué au texte coranique un ensemble disparate de sources externes interprétatives destinées à modifier la compréhension des versets coraniques : hadîths prophétiques,[4] propos/khabar de Compagnons, circonstances de révélations/asbâb an–nuzul, hagiographie prophétique/Sîra, avis exégétiques/aqwâl d’autorités anciennes et isrâ’îlliyyât/sources judéo-chrétiennes.[5] Pour l’analyse critique de ces sources extra-coraniques, voir : Intertextualité, critique des sources exégétiques. De ces positions exégétiques classiques, mais aussi contemporaines, nous retiendrons que  l’ensemble de ces données scripturaires extra-coraniques est le socle de l’intertextualité caractéristique de l’interprétation exégétique musulmane, et la base même du littéralisme.[6]

C’est donc en opposition à ce vaste système d’interprétation que l’on doit comprendre que la condition nécessaire et suffisante à la détermination du sens littéral repose sur le fait que  le Coran soit un corpus clos : c’est-à-dire  apte à fournir l’explication de lui-même par lui-même. La recherche du sens littéral est donc strictement intra-coranique, cf.  Sens littéral  et intratextualité du Coran.[7] Elle est aussi intratextuelle, non-herméneutique et non-interprétative.

• De principe, l’Interprétation est extratextuelle, car elle fait nécessairement appel d’une manière ou d’une autre à des sources externes. Au contraire, de par son caractère intratextuel la notion de corpus clos coranique implique l’importance essentielle du contexte dans la détermination du sens littéral. La notion de contexte est complexe, mais concernant le corpus clos coranique nous en proposerons la définition suivante : environnement textuel en lequel s’insèrent un ou plusieurs versets. Cela suppose qu’une partie du texte puisse être expliquée totalement ou complémentairement par une autre. Conséquemment, ledit texte se doit d’être cohérent et complet, ce que suppose la notion de corpus clos. L’étude des différents types et niveaux de contextes revêt donc une grande importance. Elle constitue l’étape 3 de l’algorithme de résolution de notre méthodologie d’analyse littérale. Au vu de l’importance du sujet, nous renvoyons à l’article LAnalyse contextuelle. Voir aussi : Méthodologie de l’Analyse Littérale du Coran, 3.a Analyse contextuelle, A– L’intratextualité.

• Nous préciserons enfin que la notion de Coran en tant que corpus clos doit être distinguée de ce que l’on nomme dans les milieux islamologiques la « clôture du sens», laquelle correspond chez les musulmans à la « fermeture des portes de l’ijtihâd», ici exégétique. De fait, ladite clôture réduit le message coranique aux seules propositions du Corpus exégético-juridique qui, avec le temps, s’est imposé à la majorité comme seule possibilité de sens. Les ulémas institutionnels sont ainsi devenus les gardiens du sens et c’est alors leur parole qui est sacralisée. Parallèlement, le littéralisme se veut aussi être le seul sens admissible, il s’agit là encore d’une clôture du sens, prétendument par la fidélité à la lettre, c’est alors la forme du texte qui est sacralisée.

En rupture avec cette situation de fermeture, et concrètement de censure intellectuelle imposée aux musulmans, la notion de corpus clos telle que nous l’avons définie suppose une « ouverture de sens ». Il ne s’agit pas de l’ouverture de sens mise en œuvre par les modernistes, les réformistes, les positivistes, les séculiers, les spirituels, etc.,  mouvement de pensée passant nécessairement par  les modalités d’interprétation suivantes : historicisation du texte coranique, déconstruction critique, anagogie, idéologisation. Mais, l’ouverture du sens que nous évoquons résulte seulement du retour à la signification originelle du Coran, c’est-à-dire avant que son contenu ne soit pris en charge par les divers systèmes d’interprétations que l’Histoire a retenus. Concrètement, cette audition du message coranique premier est rendue possible grâce à la mise en évidence du sens littéral dont la résolution passe selon nous par la Méthodologie d’Analyse Littérale du Coran.

 

Conclusion

Par le Coran en tant que « corpus clos », nous entendons donc le texte coranique en sa complexité, sa redondance, sa densité contextuelle, sa haute teneur informative. De la sorte, toute partie du Coran s’explique par elle-même ou par toute autre partie du texte coranique. Cette compréhension directe réalise ce que l’on nomme le tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, l’explication du Coran par le Coran et passe par la détermination du sens littéral. Concrètement, l’ensemble de notre recherche vérifie constamment par l’analyse de très nombreux versets que le Coran est bien un document suffisant à la détermination intratextuelle du sens littéral qu’il propose. Sur l’affirmation coranique de cette intelligibilité sans médiation et sans interprétation, voir Les cinq postulats coraniques du Sens littéral. Techniquement, et contrairement au présupposé islamologique,[8] il apparaît que le texte coranique en tant que corpus clos est un document particulièrement apte à une approche non-herméneutique et non-interprétative priorisant l’intratextualité par rapport à l’intertextualité. Méthodologiquement, l’Analyse Littérale du Coran permet par le seul recours au texte coranique la résolution du Sens littéral, lequel offre une réelle « ouverture du sens » non point au gré de nos spéculations interprétantes, mais par la mise en lumière du Sens littéral, lequel exprime le Message intemporel et universel du Coran.

Dr al Ajamî

 

[1] Cf. Sens littéral et Intratextualité.

[2] Cité par Ibn Kathîr, élève de Ibn Taymiyya, en l’introduction de son célèbre tafsîr : Tafsîr al–qur’ân al–‘aẓîm, Dâr al–hadîth, Le Caire, Vol I/IV, p. 8.  C’est au VIIIe siècle de l’Hégire qu’Ibn Kathîr a réalisé ce commentaire du Coran. De cet abandon avoué d’emblée du tafsîr al–qur’ân bi-l–qur’ân, l’on comprend qu’Ibn Kathîr ait réalisé son commentaire à partir des hadîths, des propos/khabar des Compagnons et des avis de ses prédécesseurs. Avec lui, l’exégèse musulmane, et les musulmans, seront jusqu’à nos jours enfermés dans le cercle herméneutique littéraliste interprétatif, d’où les difficultés actuelles à toute réforme exégétique.

[3] Voir : L’Interprétation ; Sens et Interprétation ; Interprétation du Coran et Intertextualité.

[4] Signalons que contrairement à la croyance commune, les hadîths dits exégétiques ne concernent au mieux que 1% du texte coranique ! En soi, et malgré la fabrique évidente du Hadîth, il s’agit là d’un constat montrant que le Prophète Muhammad n’a pas réalisé le « commentaire » du Coran, mais que, conformément du reste à son unique mission, il s’est contenté de transmettre le Coran sans en fournir d’exégèse.

[5] Par isrâ’îlliyyât l’on désigne classiquement des emprunts faits au corpus de la Mishna et du Talmud et quelques autres traditions orientales.  Il est classique d’affirmer que ces isrâ’îlliyyât furent pour la plupart introduites par les juifs – l’on se demande du reste comment ils s’y seraient pris ! – mais, en réalité, les besoins mêmes de la construction exégétique de l’Islam expliquent que ce sont les exégètes musulmans eux-mêmes qui ont été puiser à ces sources riches en détails et concepts que le Coran ne contenait pas.

[6] Cf. Sens littéral et Littéralisme.

[7] Voir aussi à Méthodologie de l’Analyse Littérale du Coran, 3.a Analyse contextuelle, A– L’intratextualité.

[8] Bien plus attaché à la spéculation intellectuelle qu’à l’étude du Texte, le milieu académique rejette de principe que le Coran puisse être un document informatif. Citons Anne-Sylvie Boisliveau : « Une entreprise de “retour au texte” par son aspect “utopique” n’est pas sans périls […] toute prétention naïve de revenir au sens originel tel que compris, supposément, par le récitant Mahomet et les premiers auditeurs, au moyen d’une analyse “littéraire” effectuée de façon isolée, ne serait que fournir une “n-ième” interprétation d’un texte déjà interprété. », Anne-Sylvie Boisliveau, Le Coran par lui-même. Vocabulaire et argumentation du discours coranique autoréférentiel, Brill, Leiden-Boston, 2014, p.8-9. L’auteur reprend en cela les affirmations d’Andrew Rippin, The Qurʾān as Literature: Perils, Pitfalls and Prospects, Bulletin of the British Society for Middle-Eastern Studies, Vol. 10 nº1, 1983, p. 38-47.