Skip to main content

3– Le haram : les interdits moraux selon le Coran, at–taḥrîmât

S6.V151 ; S7.V33

 

En les deux précédents articles consacrés à question du « haram »[1], nous avons mis en évidence deux faits essentiels. Premièrement : le terme ḥarâm dans le Coran signifie exclusivement sacré. Ceci suppose que l’Islam a dû détourner ce terme de sa signification coranique afin de construire son propre système juridique dit de l’illicite/ḥarâm et du licite/ḥalâl. Deuxièmement : concernant certaines édictions, le Coran ne recourt donc pas au terme ḥarâm, mais à la forme verbale arrama, et ce, selon trois différentes significations et intentions : 1- sacraliser ; 2- rendre tabou, tabouiser ; 3- interdire moralement. Les deux premières lignes de sens ont été respectivement traitées aux articles suivants : 1– Le haram : le sacré selon le Coran et 2 – Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam. Nous envisagerons donc présentement la troisième et dernière ligne de sens coranique du verbe ḥarrama, ses nuances de significations et  ses modalités précises.

 

1– Le verbe arrama signifiant interdire au sens non juridique

– Incontestablement le verbe ḥarrama a parfois dans le Coran le sens commun d’interdire, c’est-à-dire sans aucune portée juridique. En ces versets, il est évident que traduire ce verbe par rendre tabou, prohiber ou, pire, rendre illicite, serait parfaitement erroné. Ainsi en est-il du suivant : « …Certes, quiconque donne un associé à Dieu, alors Dieu lui a interdit/ḥarrama le Paradis… »[2] De même : « Les hôtes du Feu héleront les Hôtes du Paradis : Déversez-nous de l’eau  ou de ce que Dieu vous a attribué !  Ils répondront : Vraiment, Dieu les a interdits/ḥarrama aux dénégateurs. »[3] Confortant le sens non juridique de l’emploi de interdire/ḥarrama en ces versets, citons s’agissant de Moïse nourrisson : « Nous lui avions préalablement interdit/ḥarrama l’allaitement… »[4] De toute évidence, interdire se comprend ici comme signifiant rendre impossible, empêcher, empêchement. En ces trois versets, il est donc clair que le verbe ḥarrama ne peut signifier sacraliser ou tabouiser. De même au verset suivant : « Dis : Qui donc a interdit/ḥarrama les belles choses de Dieu mises à disposition de Ses serviteurs  ainsi que les bonnes choses de ce dont Il les a pourvu !… »[5] Selon la même logique de propos, nous lisons : « Ô Prophète ! Pourquoi t’interdis-tu/ḥarrama ce que Dieu t’a permis/aḥalla ?… »[6]

– La dernière occurrence de ce type nécessite quelques éclaircissements, en voici notre traduction littérale : « Certes, l’intercalation/an–nasî’ est un surcroît dans la dénégation/kufr par lequel les polythéistes s’égarent, le permettant/aḥalla telle année et l’interdisant/ḥarrama telle autre afin d’ajuster le compte – ce que Dieu a interdit/ḥarrama. Ils rendent donc permis/aḥalla ce que Dieu a interdit/ḥarrama, le mal de leurs actes leur paraît beau, mais Dieu ne guide pas le peuple des dénégateurs. »[^7] Comme en témoignent les diverses traductions proposées, ce verset a donné lieu à de multiples interprétations qui toutes posent des problèmes de compréhension. La principale objection est que, contrairement à ce qu’il est affirmé, l’intercalation d’un mois supplémentaire dans l’année n’a logiquement aucun impact sur la sacralité des mois dits sacrés. Comme de règle, l’Analyse contextuelle est ici capitale. D’une part, ce verset est lié au précédent dont l’information principale est : « le nombre de mois pour Dieu est de douze lunaisons[8] », ce qui explique présentement le segment  « ils rendent donc permis/aḥalla ce que Dieu a interdit/ḥarrama », c’est-à-dire donc en ajoutant un treizième mois. D’autre part, le contexte général évoque des tensions politico-militaires entre les musulmans et les polythéistes mecquois qui auparavant avaient déjà interdit aux musulmans d’accomplir le pèlerinage, envisageant si nécessaire le recours à la force, et ceci explique que par la locution al–ladhîna kafarû il faille ici entendre les « polythéistes » mecquois. Le contexte proche quant à lui, v30-35, est une critique des excès théologiques juifs et chrétiens. Ainsi, notre verset rejette-t-il « l’intercalation/an–nasî’ » d’un treizième mois afin de compenser le décalage moyen de onze jours entre l’année lunaire et le cycle solaire annuel : « afin d’ajuster le compte ». Pour mémoire, ladite intercalation n’avait lieu que lors des années dites embolismiques,[9] d’où : « le permettant/aḥalla telle année et l’interdisant/ḥarrama telle autre ». Ces calendriers luni-solaires étaient suivis par les Juifs, mais aussi les Arabes, afin que le calendrier agricole et les fêtes religieuses restent fixes par rapport aux saisons, d’où : « le mal de leurs actes leur paraît beau », c’est-à-dire : ils jugent que la pratique du treizième mois intercalaire « telle année » embolismique est une bonne chose pour eux alors que ces « polythéistes s’égarent » puisque « le nombre de mois [par année] est pour Dieu de douze lunaisons, par un décret de Dieu le jour où Il créa les cieux et la Terre »,v36. Enfin, notons que si ce verset interdit la pratique du calendrier luni-solaire à mois intercalaire, cela ne signifie absolument pas que l’on ne puisse point suivre un calendrier solaire de type grégorien par exemple. En ce verset, comme en d’autres infra, les verbes ḥarrama et aḥalla forment bien en ce type de construction un couple de significations opposées : interdire/permettre, notion qui n’a rien de juridique.

 

2– Le verbe arrama au sens d’interdits moraux

En dehors de l’usage du verbe ḥarrama au sens courant de interdire, nous allons à présent envisager un emploi coranique particulier de ce verbe : lorsque Dieu interdit/ḥarrama un comportement avec le sens de interdire de, ce qui, nous le constaterons, revient au final à enjoindre les hommes à se l’interdire par eux-mêmes, position on ne peut plus cohérente au demeurant. Ceci justifie  que nous qualifions aussi lesdits interdits coraniques de commandements moraux. La morale définit le mal et elle l’interdit et ce commandement correspond à l’engagement moral des hommes.

– Envisageons un passage bien connu relatif à l’usure/ar–ribâ. Il présente l’opposition ḥarrama/aḥalla et permet d’expliciter le sens du verbe ḥarrama :  « …Ils disent : En vérité, la vente est comme ar–ribâ. Mais Dieu a permis/aḥalla la vente et ḥarrama/interdit ar–ribâ !… »[10] Que ce soit l’Exégèse ou les traductions, ce verset n’est pas compris selon les objectifs du Coran et la norme de la langue coranique, mais en fonction du concept licite/illicite propre à l’Islam, d’où la traduction standard : « …Dieu a rendu licite/aḥalla la vente et illicite/ḥaramma l’intérêt/ribâ » Cependant, l’on doit directement objecter qu’au moment coranique le code religieux et/ou social des Arabes : dîn al–‘arab n’était qu’une mosaïque de croyances caractérisée par son polymorphisme et son absence de légalisme. Les Arabes ne connaissaient que les notions de tabou, d’interdit et de sacré. Ces trois notions étaient pour eux indiquées par le verbe ḥarrama avec le sens de rendre tabou, interdire, sacraliser, le terme ḥarâm signifiant uniquement sacré et tabou se disant ḥijr, nous l’avons vu.[11] Les concepts antonymes étaient donc logiquement représentés par le verbe aḥalla/rendre profane, permettre, désacraliser, et le terme ḥalâl qualifiait respectivement ce qui est profane, ce qui est permis, ce qui est libre.  Le concept illicite/ḥarâm versus licite/ḥalâl est de fait une conception juridico-religieuse étrangère à la culture des Arabes et, en ce type de verset, si le Coran voulait être compris d’eux, il se devait de condamner leurs actes selon leur propre terminologie, d’où notre traduction : « Dieu a permis/aḥalla la vente et ḥarrama/interdit ar–ribâ » Du reste, la formulation classique « Dieu a rendu licite/aḥalla la vente » ne fait sens que par convention, car, qui plus est, selon la conception  du Droit islamique lui-même, il n’y a pas à rendre licite ce qui l’est par nature ! Comprendre ce segment par « Dieu a rendu licite/aḥalla la vente et illicite/ḥaramma l’intérêt/ribâ » est au minimum un anachronisme et, sans nul doute, une tentative assumée de surinterprétation du propos coranique en fonction des normes juridiques que l’Islam a développées postérieurement au Coran. Ainsi, ḥarrama vaut-il nécessairement en ce cas pour interdire de avec le sens de s’interdire de pratiquer l’usure. Ceci sera plus avant confirmé par la mise en évidence dans le Coran de la synonymie  entre le verbe ḥarrama et le syntagme lâ taqrabû/ne vous approchez pas de.

Pour en revenir au verset proprement dit, S2.V275 « interdit/ḥarrama » la pratique dite ribâ, terme que nous avons laissé en transcription pour plus de clarté, mais dont notre analyse littérale montre que sa signification coranique est très précisément « prêt à doublements » et non « usure » ou, plus erroné encore « intérêt », traductions qui ne sont pas sans conséquence quant à l’interprétation qui est faite de cette question à l’heure actuelle. Sur l’analyse littérale de ce verset et les surinterprétations dont il est l’objet, voir : La ribâ, le prêt à intérêt et l’usure sont-ils “haram” selon le Coran et en Islam ?. Enfin, conformément à l’analyse littérale de ce verset, l’interdiction de ribâ selon le Coran n’est pas un interdit d’ordre économique, mais moral, citons : « Dieu ne fait pas prospérer le prêt à doublements/ar-ribâ, mais Il fructifie les aumônes ; Dieu n’aime point tout ingrat transgresseur. En vérité, ceux qui croient, œuvrent en bien, accomplissent la prière et font la charité auront leur récompense auprès de leur Seigneur, nulle crainte pour eux, et ils ne seront point affligés. »[12]

– Quant à donc indiquer de manière générale les interdits moraux, le verset référent est le suivant : « Dis : Mon Seigneur n’a interdit/ḥarrama que les turpitudes/al–fawâḥish, manifestées ou dissimulées, le crime/al–ithm, outrepasser/al–baghî sans aucun droit. Et ne donnez aucun associé à Dieu – ce sur quoi Il n’a pas révélé de preuve – et ne dites pas au sujet de Dieu ce dont vous n’avez aucune connaissance. »[13] En ce verset, ḥarrama ne peut signifier rendre sacré ou tabouiser, car s’agissant d’objets immatériels la notion de tabou ne fait pas sens, pas plus que de déclarer sacrés des défauts de comportement. Ainsi, ce verset « interdit/ḥarrama » non pas la chose, mais le fait de la commettre. Commandement moral qui selon la formulation de ce verset et son contexte concerne tous les hommes dits banî âdam : v31 et v35. Nous retrouvons ici la définition de la morale lorsqu’elle est révélée : une morale universelle. De ce fait, les trois catégories mentionnées ont un caractère très général :  « al–fawâḥish/les turpitudes », « al–ithm/le crime »,  « al–baghî/outrepasser sans droit  aucun ». Cette caractéristique leur permet de recouvrir l’ensemble des mauvais comportements, comme du reste l’indique explicitement la restriction absolue : « mon Seigneur n’a interdit que ». En la matière, cet  interdit/ḥarrama moral divin est une condamnation du mal commis par l’Homme, mais aussi un appel pressant à se l’interdire à soi-même en menant le jihâd/lutte contre nos mauvais penchants. Combat qui selon ce verset revêt deux dimensions, l’abstention de l’acte lui-même : « les turpitudes manifestées », mais aussi en soi-même : « les turpitudes dissimulées », voie morale extrêmement exigeante réclamant l’effort/jihâd de purification de l’âme.

Enfin, l’on aura noté que notre traduction met en évidence le fait que l’on ne puisse pas dire que Dieu aurait « interdit » le polythéisme/shirk : « ne donnez aucun associé à Dieu », car si tel avait été le cas seul le monothéisme existerait. Nous ne sommes plus là dans le domaine moral, mais théologique. Il ne s’agit plus d’interdits moraux, mais d’une recommandation émanant du Dieu unique : premièrement, « ne donnez aucun associé à Dieu » et, deuxièmement, « ne dites pas au sujet de Dieu ce dont vous n’avez aucune connaissance », autrement dit : ne spéculez pas du point de vue théologique !

– Un autre verset éclaire le précédent : « Réponds :Venez ! Je vais vous réciter ce que votre Seigneur vous a rendu tabou/ḥarrama. Et, ne Lui associez rien ; Soyez bienfaisants envers vos père et mère ; Ne tuez pas vos enfants en cas de famine, c’est Nous qui vous pourvoyons ainsi qu’eux. Et ne vous approchez pas/lâ taqrabû des turpitudes/al–fawâḥish, manifestées ou dissimulées. N’attentez pas à la vie que Dieu a déclaré sacrée/ḥarrama, si ce n’est de droit. Voilà ce à quoi Dieu vous enjoint/waṣṣâ-kum, puissiez vous réfléchir ! »[14] La première phrase est manifestement indépendante, elle est contextuellement liée à une longue polémique entre le Prophète et les polythéistes, notamment concernant la critique coranique de leurs nombreux tabous et son édiction de seulement quatre tabous alimentaires carnés.  L’apostrophe « Venez ! Je vais vous réciter ce que votre Seigneur vous a rendu tabou/ḥarrama » reprend donc ce thème sans pour autant citer lesdits tabous, lesquels ont été énumérés préalablement au v145, cf. 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam. À partir de la phrase suivante : « et, ne Lui associez rien, etc.» il apparaît que ce n’est plus le Prophète qui parle, mais Dieu.[15] En effet, l’on observe qu’au segment « ne tuez pas vos enfants en cas de famine, c’est Nous qui vous pourvoyons ainsi qu’eux » le locuteur est Dieu : « Nous ». Tout ce qui est énoncé ne relève donc pas du verbe ḥarrama au sens d’interdire, mais, comme la fin du verset l’indique, du verbe enjoindre/waṣṣâ : « voilà ce à quoi Dieu vous enjoint/waṣṣâ-kum ». Ceci étant, il est évident que la liste proposée en ce verset reprend les trois catégories citées en S7.V33. L’on y retrouve donc les « turpitudes/al–fawâḥish », et l’interdiction du « crime/al–ithm»[16] y est justifiée par l’énonciation du principe général :  « n’attentez pas à la vie que Dieu a déclaré sacrée/ḥarrama, si ce n’est de droit ». De même, selon cette logique de construction il est vraisemblable que le segment « outrepasser/al–baghî sans droit aucun » est ici commenté par le complément « si ce n’est de droit ».

La mise en évidence de ce parallélisme structurel permet alors de noter que ce qui avait été qualifié en S7.V33 par le verbe ḥarrama/interdire l’est en S6.V151 par le verbe recommander, enjoindre/waṣṣâ : « voilà ce à quoi Dieu vous enjoint/waṣṣâ-kum ». Ce constat littéral incontestable permet de comprendre que ce type de commandement ne s’entend pas au sens pénal, mais au sens moral : les agissements que le Coran condamne. Concrètement, concernant l’Homme, l’édiction de ce qui a été interdit/ḥarrama correspond donc en réalité à une forte recommandation, ce à quoi Dieu enjoint/waṣṣâ, exhorte. En conséquence de quoi, le but de ces interdictions est d’inciter les hommes à s’interdire eux-mêmes de tels agissements au nom de leur conscience morale et de leur responsabilité : « puissiez-vous réfléchir ! » Ceci explique que nous ayons qualifié de commandements moraux les éléments caractérisés par cet emploi coranique particulier du verbe ḥarrama. Cette compréhension littérale de la démarche coranique est renforcée par l’observation suivante : en S7.V33, c’est le verbe ḥarrama avec le sens d’interdire qui dicte lesdits commandements moraux : « Mon Seigneur n’a interdit/ḥarrama que les turpitudes/al–fawâḥish, manifestées ou dissimulées, le crime/al–ithm, outrepasser/al–baghî sans droit aucun » alors qu’en S6.V151 ces trois mêmes catégories sont gouvernées par la négation lâ taqrabû/ne vous approchez pas. D’une part, cela confirme qu’il s’agissait bien de dire interdisez-vous moralement cela et, d’autre part, cela démontre que la tournure lâ taqrabû/ne vous approchez pas est synonyme d’interdire/ḥarrama au sens moral du terme.

En résumé, les interdits moraux, les commandements moraux, présentement indiqués par le verbe ḥarrama correspondent à une typologie coranique triple : al–fawâḥish/les turpitudes manifestées ou dissimulées ; al–ithm/le crime ;  al–baghî/outrepasser sans droit aucun. Le caractère général de ces trois catégories définit le cadre coranique d’une morale universelle, notion compatible avec le fait de ne pas en détailler nécessairement le contenu. Pour autant, nous allons voir à présent que le Coran désigne tout particulièrement quelques-uns des interdits moraux appartenant à ces catégories de la morale universelle.

– Ainsi, trouvons-nous ce verset : « L’homme adultère ne peut qu’épouser une femme adultère ou polythéiste et la femme adultère ne peut être mariée qu’à un homme adultère ou polythéiste, mais cela a été interdit/ḥarrama aux croyants ! »[17] Textuellement, ce verset n’est pas prescriptif puisqu’il n’est pas concevable qu’il soit demandé de contraindre les adultères de s’épouser entre eux ou d’épouser un(e) polythéiste… ce serait là un encouragement à la faute ! De plus, rien dans le Coran ne déchoit l’adultère de son statut de croyant(e)[18] dont on sait qu’il leur est interdit d’épouser un(e) polythéiste.[19] Du reste, à contexte égal et en la même sourate, un verset explicite le caractère seulement moral et rhétorique de cette formulation particulière : « Les mauvaises aux mauvais et les mauvais aux mauvaises, aux vertueuses les vertueux et aux vertueux les vertueuses… »[20] Ainsi, il s’agit donc en notre verset d’exposer en ces termes un jugement moral concernant l’adultère afin d’indiquer que « cela a été interdit/ḥarrama [moralement] aux croyants ». Confirmant que ce commandement moral concerne bien l’adultère, citons : « Ne vous approchez pas/lâ taqrabû de l’adultère/az–zinâ, car c’est une turpitude/fâḥisha et un mauvais chemin. »[21] L’interdiction est morale, ce dont un croyant doit s’éloigner : commettre l’adultère : « Les serviteurs du Tout miséricorde sont ceux qui […] ne commettent pas l’adultère/lâ yaznûn», S25.V63-68.[22] Selon S17.V32 précédemment mentionné l’on note que l’adultère appartient bien à la catégorie générale dite des turpitudes/fawâḥish précédemment donnée comme terme générique des comportements réprouvables.

– En résumé, la signification de l’interdiction morale dans le Coran est bien un concept signifiant s’interdire à soi même [ne vous approchez pas/lâ taqrabû] en vue de purification morale [c’est une turpitude/fâḥisha et un mauvais chemin] au nom d’une morale universelle révélée à laquelle le Coran enjoint/waṣṣâ les hommes.

 

3– Autres formulations de l’interdit moral : lâ taqrabû et ijtanibû

En quelques cas, le Coran ne recourt pas au verbe ḥarrama pour signifier les commandements moraux, mais à la forme négative lâ taqrabû/n’approchez pas de ou à un équivalent inverse : ijtanibû/éloignez-vous de, écartez-vous de.

– En effet, par l’analyse des versets ci-dessus cités nous avons mis en évidence l’emploi de la forme lâ taqrabû/n’approchez pas de en tant que synonyme de ḥarrama/interdire de : « mon Seigneur n’a interdit/ḥarrama que les turpitudes/al–fawâḥish », S6.V151 versus « ne vous approchez pas/lâ taqrabû des turpitudes/al–fawâḥish », S7.V33. Nous avons retrouvé ce fait concernant l’interdiction éthique de l’adultère puisque le segment  « cela a été interdit/ḥarrama aux croyants » de S24.V3 est commenté comme suit : « ne vous approchez pas/lâ taqrabû de l’adultère/az–zinâ, car c’est une turpitude/fâḥisha et un mauvais chemin », S17.V32. Signalons, que cette synonymie a été mise à l’écart par l’Exégèse qui a développé sa propre théorie à partir de la locution n’approchez pas/lâ taqrabû en lui conférant le sens de : couper toutes les voies d’accès et tous les moyens menant à la chose interdite. L’on comprend pour l’Islam l’intérêt de cette surinterprétation lui permettant d’élargir son champ de contrôle. Ainsi en est-il, entre autres exemples, du port du voile pour les femmes qui ainsi a été étendu à la non-mixité et à la réclusion, mesures conçues par l’Islam lui-même comme moyens de ne pas approcher/lâ taqrabû de la chose interdite : l’adultère et la fornication.

– C’est logiquement donc que le Coran use aussi de la forme inverse de lâ taqrabû/ne vous approchez pas, à savoir à partir de la forme VIII ijtaniba : écartez-vous de, évitez de/ijtanibû, lequel emploi connaît dans le Coran deux champs d’application : 1- Abandonner le culte des faux dieux : S39.V17 ; S16.V36 ; S22.V30. 2- Les commandements moraux. Parmi ces derniers, trois versets sont recensés : « Mais, si vous évitez/ijtanaba les fautes graves/kabâ’ir qui vous ont été défendues, Nous rachèterons vos mauvaises actions… »[23] ; « Ceux qui évitent/ijtanaba les énormités/kabâ’ir du crime/ithm et des/fawâḥisha […] alors, certes, ton Seigneur est immensément pardonneur… »[24] ; « Ceux qui évitent/ijtanaba les énormités/kabâ’ir du crime/ithm et des turpitudes/fawâḥisha »[25] L’on notera que nous retrouvons là fort logiquement les catégories générales d’interdits moraux : telles que déjà mises au jour en S7.V33 et S6.V151. L’on constate sans peine que le Coran utilise de manière synonymique, et donc explicative, trois verbes différents : ḥarrama/interdire, lâ taqrabû/ne vous approchez pas de, ijtanibû/évitez de, tous trois selon la même intention et la même finalité : s’interdire de, verbes qui présentement sont glosés par le verbe nahâ/défendre de. Comme nous l’avons souligné, cette cohérence intratextuelle renforce l’idée que ce large cadre coranique énonce bien une morale universelle. Enfin, nous ferons observer que le pluriel kabâ’ir est retrouvé en          ces trois versets, terme que nous avons traduit littéralement par « énormités », c’est-à-dire les comportements graves qui sont visés par les commandements moraux. Par contre, l’Islam a donné à ce terme une signification particulière : les grands péchés/al–kabâ’ir. D’une part, cette surinterprétation repose sur la création d’une variante de récitation[26] et, d’autre part, ceci est destiné à produire un calque supposé coranique de la notion de péchés capitaux propre au christianisme. Comme un aveu direct de cette manipulation conceptuelle de la lettre coranique, nous noterons que la plupart des ulémas se sont mis d’accord pour établir une liste de sept grands péchés, laquelle est de toute évidence bâtie sur le modèle dit des sept péchés capitaux.

– Pour être complet, l’impératif ijtanibû/évitez de est retrouvé en trois autres versets. Tout d’abord : « Ô croyants ! Évitez/ijtanibû de trop soupçonner [autrui], car de bien des soupçons naît la faute/ithm»[27] Le libellé même de ce verset indique qu’il ne s’agit pas là d’un interdit moral concernant le fait de conjecturer, mais d’un appel à la raison pour éviter toute suspicion immodérée et calomnieuse. En S22.V30, la situation est différente, mais selon les termes « …éloignez-vous de l’infamie des idoles et éloignez-vous du propos mensonger [du culte de ces idoles] »[28]  le sujet est théologique et ne relève donc pas de la morale.

Ensuite : « Ô croyants ! En vérité, le vin/al–khamr, la divination/al–maysir, les bétyles/al–ansâb et les flèches sacrées/al–azlâm ne sont qu’une infamie/rijs œuvre du Shaytân, alors évitez-le/ijtanibû-hu ! Puissiez vous ainsi connaître la réussite ! »[29] En ce verset il convient de noter qu’en « évitez-le/ijtanibû-hu » le pronom « le/hu » représente grammaticalement « Shaytân », ceci confère à ce propos un caractère discursif général expliquant que nous retrouvions en la liste citée deux tabous : « les bétyles/al–ansâb et les flèches sacrées/al–azlâm ».[30] Par ailleurs, puisque le v91 ainsi que S2.V219 fournissent une explication quant aux raisons de leur interdiction, le « vin/al–khamr » et la « divination/al–maysir » ne peuvent être considérés comme des tabous et, de même, il ne peut s’agir là de choses sacralisées. C’est donc que l’emploi de « « évitez/ijtanibû-hu » concernant le « vin/al–khamr » et la « divination/al–maysir » est synonyme du verbe ḥarrama en tant que renvoyant à la catégorie des interdits moraux. Pour l’analyse de ces versets, voir : L’interdiction du vin/khamr et des boissons alcoolisées selon le Coran et en Islam.

 

Conclusion

Nous aurons mis en évidence la deuxième ligne de sens du verbe-clef ḥarrama : interdire de. Cette interdiction n’est en rien une prohibition et n’a aucune portée juridique, elle ne relève pas du haram tel que l’Islam l’a conceptualisé, mais du domaine moral. Elle vise à sensibiliser les hommes sur les mauvais comportements dont ils doivent s’abstenir, c’est-à-dire ce qu’ils doivent s’interdire, d’où la notion d’interdits moraux ou, autrement dit, les commandements moraux. Il est donc coraniquement incorrect de qualifier ces commandements moraux de ḥarâm, mais, puisque taḥrîm est le nom verbal de ḥarrama, nous devrions plus justement les nommer at–taḥrîmât.

À cette fin, le Coran a établi trois catégories générales : 1- al–fawâḥish/les turpitudes ; 2- al–ithm/le crime ; 3- al–baghî/le fait d’outrepasser. Celles-ci déterminent le cadre d’une morale universelle en lequel s’inscrivent donc tous les interdits moraux possibles.

Par ailleurs, le Coran met tout particulièrement l’accent sur cinq de ces interdits moraux : 1- attenter à la vie humaine/qatl an–nafs ; 2- commettre l’adultère/az–zinâ ; 3- pratiquer le prêt à doublements/ar–ribâ ; 4- consommer des boissons enivrantes/al–khamr ; 5- croire en la divination/al–maysir.

Nous soulignerons qu’à la différence des tabous alimentaires qui pouvaient être relativisés en cas de nécessité, le Coran n’indique pas qu’il en soit de même pour les commandements moraux, ce qui est cohérent : rien ne justifie l’injustifiable. La Voie morale ainsi tracée par le Coran est bien plus rigoureuse que celle dictée par l’Islam orthopraxique, elle requiert un grand travail sur soi, une lutte/jihâd permanente contre notre propre ego/nafs, les penchants de notre âme. Il s’agit d’une École d’exigence parfaitement représentée par la double Voie de rectitude/as–ṣirâṭ–al–mustaqîm[31] dont le parcours et l’accomplissement correspondent à la définition de l’islâm tel que le Coran conçoit ce terme-clef si essentiel.[32]

Dr al Ajamî

 

[1] Voir : 1– Le haram : le sacré selon le Coran et 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.

[2]: S5.V72 : «… إِنَّهُ مَنْ يُشْرِكْ بِاللَّهِ فَقَدْ حَرَّمَ اللَّهُ عَلَيْهِ الْجَنَّةَ …»

[3] S7.V50 : « وَنَادَى أَصْحَابُ النَّارِ أَصْحَابَ الْجَنَّةِ أَنْ أَفِيضُوا عَلَيْنَا مِنَ الْمَاءِ أَوْ مِمَّا رَزَقَكُمُ اللَّهُ قَالُوا إِنَّ اللَّهَ حَرَّمَهُمَا عَلَى الْكَافِرِينَ »

[4] S28.V12 : «… وَحَرَّمْنَا عَلَيْهِ الْمَرَاضِعَ مِنْ قَبْلُ »

[5] S7.V32 : «… قُلْ مَنْ حَرَّمَ زِينَةَ اللَّهِ الَّتِي أَخْرَجَ لِعِبَادِهِ وَالطَّيِّبَاتِ مِنَ الرِّزْقِ »

[6] S66.V1 : «…يَا أَيُّهَا النَّبِيُّ لِمَ تُحَرِّمُ مَا أَحَلَّ اللَّهُ لَكَ »

[^7]: S9.V37 :

إِنَّمَا النَّسِيءُ زِيَادَةٌ فِي الْكُفْرِ يُضَلُّ بِهِ الَّذِينَ كَفَرُوا يُحِلُّونَهُ عَامًا وَيُحَرِّمُونَهُ عَامًا لِيُوَاطِئُوا عِدَّةَ مَا حَرَّمَ اللَّهُ فَيُحِلُّوا مَا حَرَّمَ اللَّهُ زُيِّنَ لَهُمْ سُوءُ أَعْمَالِهِمْ وَاللَّهُ لَا يَهْدِي الْقَوْمَ الْكَافِرِينَ

[8] Nous avons traduit shahr par lunaisons, car tel est bien originellement le sens de ce terme et qu’il s’agit effectivement en ce verset de valider l’emploi d’un calendrier lunaire duodécimal. Si le terme « lunaisons » est au pluriel en français et au singulier dans le texte arabe, ceci provient de l’accord particulier des noms  en arabe entre 11 et 19 unités.

[9] Embolismique signifie en grec ancien intercalaire. En fonction du cycle de l’astronome Meton, l’on ajoutait aux douze mois lunaires un mois de 30 jours les 3e, 6e, 8e, 11e, 14e, 17e et 19e années, ce qui permettait avec une très bonne approximation de compenser le décalage annuel de 11 jours entre l’année lunaire (354 jours) et l’année solaire (365 jours).

[10] S2.V275 : «…قَالُوا إِنَّمَا الْبَيْعُ مِثْلُ الرِّبَا وَأَحَلَّ اللَّهُ الْبَيْعَ وَحَرَّمَ الرِّبَا …»

[11] Cf. 2– Le haram et les tabous selon le Coran et en Islam.

[12] S2.V276-277 :

يَمْحَقُ اللَّهُ الرِّبَا وَيُرْبِي الصَّدَقَاتِ وَاللَّهُ لَا يُحِبُّ كُلَّ كَفَّارٍ أَثِيمٍ (276) إِنَّ الَّذِينَ آَمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ وَأَقَامُوا الصَّلَاةَ وَآَتَوُا الزَّكَاةَ لَهُمْ أَجْرُهُمْ عِنْدَ رَبِّهِمْ وَلَا خَوْفٌ عَلَيْهِمْ وَلَا هُمْ يَحْزَنُونَ

[13] S7.V33 :

»قُلْ إِنَّمَا حَرَّمَ رَبِّيَ الْفَوَاحِشَ مَا ظَهَرَ مِنْهَا وَمَا بَطَنَ وَالْإِثْمَ وَالْبَغْيَ بِغَيْرِ الْحَقِّ وَأَنْ تُشْرِكُوا بِاللَّهِ مَا لَمْ يُنَزِّلْ بِهِ سُلْطَانًا وَأَنْ تَقُولُوا عَلَى اللَّهِ مَا لَا تَعْلَمُونَ   «

[14]S6.V151 :

قُلْ تَعَالَوْا أَتْلُ مَا حَرَّمَ رَبُّكُمْ عَلَيْكُمْ أَلَّا تُشْرِكُوا بِهِ شَيْئًا وَبِالْوَالِدَيْنِ إِحْسَانًا وَلَا تَقْتُلُوا أَوْلَادَكُمْ مِنْ إِمْلَاقٍ نَحْنُ نَرْزُقُكُمْ وَإِيَّاهُمْ وَلَا تَقْرَبُوا الْفَوَاحِشَ مَا ظَهَرَ مِنْهَا وَمَا بَطَنَ وَلَا تَقْتُلُوا النَّفْسَ الَّتِي حَرَّمَ اللَّهُ إِلَّا بِالْحَقِّ ذَلِكُمْ وَصَّاكُمْ بِهِ لَعَلَّكُمْ تَعْقِلُونَ

[15] À notre connaissance, aucune traduction n’a prêté garde à cette subtilité sémantique et rhétorique.

[16] Le lien de sens entre nos deux versets confirme que le sens de ithm est renforcé et ne signifie pas péché ou faute, mais bien crime.

[17]S24.V3 : « الزَّانِي لَا يَنْكِحُ إلَّا زَانِيَةً أَوْ مُشْرِكَةً وَالزَّانِيَةُ لَا يَنْكِحُهَا إِلَّا زَانٍ أَوْ مُشْرِكٌ وَحُرِّمَ ذَلِكَ عَلَى الْمُؤْمِنِينَ »

[18] Ceci est si vrai que même par le Hadîth l’on n’est pas parvenu à édicter totalement l’anathème sur le fornicateur, ex. : « Celui qui fornique n’est pas croyant au moment où il commet cet acte… », hadîth rapporté par al Bukhârî et Muslim. 

[19] S2.V221, voir : Le mariage interreligieux selon le Coran et en Islam.

[20] S24.V26 : «… الْخَبِيثَاتُ لِلْخَبِيثِينَ وَالْخَبِيثُونَ لِلْخَبِيثَاتِ وَالطَّيِّبَاتُ لِلطَّيِّبِينَ وَالطَّيِّبُونَ لِلطَّيِّبَاتِ »

[21] S17.V32 : « وَلَا تَقْرَبُوا الزِّنَا إِنَّهُ كَانَ فَاحِشَةً وَسَاءَ سَبِيلًا »

[22] Concernant l’analyse littérale de la question de l’adultère dans le Coran et des surinterprétations dont elle fait l’objet de la part de l’Islam, voir : Adultère et fornication selon le Coran et en l’Islam.

[23] S4.V31 : « إِنْ تَجْتَنِبُوا كَبَائِرَ مَا تُنْهَوْنَ عَنْهُ نُكَفِّرْ عَنْكُمْ سَيِّئَاتِكُمْ »

[24] S53.V32 : «…الَّذِينَ يَجْتَنِبُونَ كَبَائِرَ الْإِثْمِ وَالْفَوَاحِشَ إِلَّا اللَّمَمَ إِنَّ رَبَّكَ وَاسِعُ الْمَغْفِرَةِ »

[25] S42.V37 : «… وَالَّذِينَ يَجْتَنِبُونَ كَبَائِرَ الْإِثْمِ وَالْفَوَاحِشَ »

[26] Effectivement, en S42.V37 et S53.V32 l’on trouve la variante au singulier kabîr en lieu et place du pluriel kabâ’ir. L’on peut donc supposer que ce pluriel est une variante exégétique introduite pour pouvoir imposer au texte coranique la notion de péchés capitaux voulue par l’orthodoxie juridico-morale de l’Islam. Pour ce type de problématique, voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.

[27] S49.V12 : «… يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا اجْتَنِبُوا كَثِيرًا مِنَ الظَّنِّ إِنَّ بَعْضَ الظَّنِّ إِثْمٌ »

[28] S22.V30 : «فَاجْتَنِبُوا الرِّجْسَ مِنَ الْأَوْثَانِ وَاجْتَنِبُوا قَوْلَ الزُّورِ … »

[29] S5.V90 : « يَا أَيُّهَا الَّذِينَ آَمَنُوا إِنَّمَا الْخَمْرُ وَالْمَيْسِرُ وَالْأَنْصَابُ وَالْأَزْلَامُ رِجْسٌ مِنْ عَمَلِ الشَّيْطَانِ فَاجْتَنِبُوهُ لَعَلَّكُمْ تُفْلِحُونَ »

[30] Voir sur ces deux points : 2– Le haram : les tabous selon le Coran et en Islam.

[31] Sur ce point, voir : S1.V6.

[32] Sur ce point, voir : Le terme islâm selon le Coran : l’Islam-relation.