S4.V176 : « Ils demandent ton avis, réponds : « Dieu vous instruit au sujet de la succession d’un défunt sans héritiers directs : si un homme périt sans laisser d’enfants mais a une sœur, alors à elle la moitié de ce qu’il aura laissé – à l’inverse, il héritera d’elle si elle n’a pas laissé d’enfants – mais, si elles sont deux sœurs, alors à elles les deux tiers de ce qu’il aura laissé. S’il a plus de deux frères et sœurs, alors au mâle l’équivalent de la part de deux femmes. » Dieu vous donne des explications afin de ne point vous laisser vous égarer ; Dieu de toute chose est parfaitement savant. »[1]
Nous signalerons d’emblée que l’exégèse classique affirme que ce verset a été révélé en complément de S4.V127. Cette position repose sur la mésinterprétation commise par ladite Exégèse, et quant à ce v127, se reporter aux notes en notre traduction littérale de sourate Les femmes. En réalité, comme nous allons le constater, ce v176 est en lien avec S4.V12 et indique que le segment en question, traitant du cas dit kalâla, n’avait pas été clairement compris et qu’il avait donc été demandé un complément d’information au Prophète. Notre compréhension-traduction du segment de ce v12 diffère, nous l’envisagerons plus avant en cet article.
Présentement, l’étude de ce verset envisage de résoudre quatre difficultés :
1- le sens du terme-clef kalâla
2- les contradictions entre le v12 et le v176
3- l’incomplétude des parts héritées
4- la position de ce verset en fin de sourate
1– Le sens du terme-clef kalâla
– L’on a beaucoup conjecturé sur le terme kalâla, que ces spéculations aient été produites par les juristes du Droit islamique ou par les islamologues. Les premiers cherchant à créer des catégories à même de capter les biens successoraux au bénéfice des hommes et au détriment des femmes. Les seconds, souhaitant montrer que ce verset est opaque ou a été interpolé dans le Coran bien plus tard par les techniciens du droit successoral. Pour éviter de se laisser enfermer en ces cercles herméneutiques, l’approche littérale que nous conduisons ne se basera pour définir le sens de kalâla que sur le Coran lui-même. Ainsi, en ce v176 il apparaît qu’est qualifié de kalâla « un homme [qui] périt sans laisser d’enfants », mais qui peut avoir « une sœur » ou « deux sœurs » ainsi que plus largement « plus de deux frères et sœurs », donc des héritiers dits collatéraux directs et, puisque ni au v12 ni au v176 les père et mère du défunt ne sont mentionnés en tant que bénéficiaires, c’est donc qu’ils étaient décédés avant leur fils. Enfin, le segment « à l’inverse, il héritera d’elle si elle n’a pas laissé d’enfants » indique que le terme kalâla est mixte. Ainsi, selon le Coran est dit kalâla un homme ou une femme ayant décédé alors qu’il n’a ni père et mère ni enfants tout en ayant des frères et sœurs, autrement dit : « un défunt sans héritiers directs ». Nous aurons ainsi confirmé la définition la plus fréquemment admise par les exégètes classiques.
– Ceci écarte l’hypothèse des islamologues qui, s’appuyant sans esprit critique sur les nombreuses divergences spéculatives des exégètes quant à la signification du terme kalâla, en déduisent que les premiers commentateurs n’en connaissaient plus le sens. Ils supposent alors que le terme kalâla serait une déformation de l’hébreu kalla/belle-fille ou fiancée, supposition qui du reste est philologiquement et logiquement inexpliquée. Par contre, notre observation coranique explique correctement que kalâla dérive de la racine arabe kalla : ne plus avoir de force, faiblir, ce qui dans la culture des Arabes pouvait qualifier un homme n’ayant pas de descendants et étant de la sorte affaibli au sein de son clan par la perte de ses deux parents, l’extinction de la lignée mâle étant considérée comme une faiblesse/kall. Par ailleurs, le fait que le v176 corresponde à une demande d’explication – non pas du terme kalâla lui-même, mais quant à la répartition des quotes-parts établie au v12 au sujet d’un cas de kalâla – confirme que les contemporains du Coran comprenaient ce terme.
2 – Les contradictions entre le v12 et le v176
Que l’on suive les commentaires ou les traductions, l’on ne peut que constater la présence de deux contradictions entre les v12 et 176. Nous citerons donc ces versets selon la traduction standard :
– Première contradiction. Il est dit au v12 : « et si un homme, ou une femme, meurt sans héritier direct/kalâla, cependant qu’il laisse un frère ou une sœur, à chacun de ceux-ci alors, un sixième ». Par contre, il est dit au v176 : « si quelqu’un/kalâla meurt sans enfants, mais a une sœur, à celle-ci revient la moitié de ce qu’il laisse ». Le v176, censé être un complément explicatif du v12 reprendrait donc bien le cas d’un kalâla, mais en attribuant une part d’héritage différente à la sœur : « la moitié » au lieu d’un « sixième » au v12.
– Deuxième contradiction. Au v12 il est dit que s’il y a plusieurs frères et sœurs : « s’ils sont plus de deux (frères et sœurs), tous alors participeront au tiers », soit une part égale pour les hommes et pour les femmes, alors qu’au v176 il est dit en ce même cas : « à un frère alors revient une portion égale à celle de deux sœurs », soit deux fois plus pour les hommes que pour les femmes.
Pour résoudre ces contradictions, il faut d’abord observer une anomalie singulière : la forme verbale de type IV awratha signifie constituer quelqu’un héritier, donner en héritage et yûrathu en est la forme passive, c’est-à-dire recevoir un héritage, hériter. Or, les commentateurs partant du principe que les vs11-12 règlent uniquement l’héritage d’un défunt, situation à partir de laquelle ils échafaudèrent leur calculs de répartition, ont donc ignoré cette voix passive et les traductions à leur suite en témoignent en traduisant yûrathu par il laisse un héritage : « si un homme ou une femme laisse un héritage », c’est-à-dire à la voix active au lieu de restituer la voix passive de yûrathu qui normalement se comprend par hériter : « si un homme ou une femme hérite ». En réalité, au v12, du fait même de la voie passive : yûrathu, le terme kalâla n’est pas sujet, mais complément, comme du reste sa forme grammaticale complète l’indique : kalâlatan, d’où notre traduction : « si un homme, ou une femme, hérite/yûrathu d’un défunt sans héritiers directs/kalâlatan et qu’il a un frère ou une sœur, alors à chacun d’entre eux le sixième ».[2] Ainsi, notre compréhension permet de constater que les deux contradictions que nous avons signalées portant sur les différences d’attribution des parts entre le v12 et le v176 n’ont en réalité pas de raison d’être. En effet, nous sommes pour le v12 dans le cas d’un « homme ou une femme », c’est-à-dire le mari ou la femme, qui « hérite/yûrathu d’un défunt sans héritiers directs/kalâlatan » alors que pour le v176 le cas traité est inverse puisqu’il envisage le cas d’un homme dit kalâla, c’est-à-dire qui laisse un héritage, donc la succession d’un défunt sans héritiers directs. L’on notera au passage qu’en la formulation « un frère ou une sœur, alors à chacun d’entre eux le sixième » il y a égalité de répartition entre homme et femme, ce qui en soi confirme que le segment initial du v12 « pour le garçon l’équivalent de la part de deux filles » n’est pas une règle générale contrairement aux idées reçues.[3]
3 – L’incomplétude des parts héritées
Selon la compréhension-traduction classique, ici exprimée selon la traduction standard, il y a au v12 une incomplétude des parts lors de la répartition de l’héritage. En effet, quelles que soient les formulations en usage, lorsqu’il est précisé au v12 que « s’il a un frère ou une sœur chacun reçoit un sixième » ceci ne fait absolument pas mention du devenir des quatre sixièmes manquants, situation problématique pour un verset censé répartir la totalité des biens du défunt selon le traitement que l’Islam en fait ! De même, au v176 lorsqu’il est dit « à elle la moitié de ce qu’il aura laissé » sans que l’attribution de l’autre moitié soit apparemment citée ou en « si elles sont deux sœurs, alors à elles les deux tiers de ce qu’il aura laissé » sans que le troisième tiers soit réparti.
Concernant le v12, notre traduction « si un homme, ou une femme, hérite/yûrathu d’un défunt sans héritiers directs/kalâlatan et qu’il a un frère ou une sœur, alors à chacun d’entre eux le sixième » résout l’incomplétude résultant de la compréhension classique puisque la totalité de l’héritage est ainsi répartie : un sixième revenant au frère ou à la sœur, les cinq autres sixièmes étant dévolus de fait à celui qui hérite d’un ou d’une kalâla. Quant à l’incomplétude au v176, le sens est sans discussion le suivant : « si un homme kalâla périt sans laisser d’enfants mais a une sœur, alors à elle la moitié de ce qu’il aura laissé – à l’inverse, il héritera/yarithu d’elle si elle n’a pas laissé d’enfants – mais, si elles sont deux sœurs, alors à elles les deux tiers de ce qu’il aura laissé. S’il a plus de deux frères et sœurs, alors au mâle l’équivalent de la part de deux femmes. » Sur les quatre cas envisagés en ce verset, deux comprennent la totalité du reliquat à hériter : « il héritera d’elle si elle n’a pas laissé d’enfants » ainsi que « s’il a plus de deux frères et sœurs, alors au mâle l’équivalent de la part de deux femmes ». Cependant, puisqu’il est cité au sujet de la sœur le cas où « elle n’a pas laissé d’enfants », c’est donc qu’en fonction du segment s’il « a une sœur, alors à elle la moitié de ce qu’il aura laissé » nous devons en déduire que cette sœur a des enfants à qui reviennent donc la moitié restante. Suivant le même raisonnement, le cas où « elles sont deux sœurs, alors à elles les deux tiers de ce qu’il aura laissé » suppose donc qu’elles aient des enfants qui hériteront du tiers restant. Il n’y a donc pas d’incomplétude dans la répartition des parts.
4 – La position du v176 verset en fin de sourate
Effectivement, notre v176 est assez curieusement placé en fin de S4. Ceci n’a pas manqué d’intéresser l’islamologie qui, au lieu de s’interroger sur les raisons de l’aspect parfois décousu du Coran, exploite ce qui lui semble être la preuve d’interpolations postérieures aux premiers temps de rédaction du Coran. En ignorant ainsi que “l’effet catalogue” attribué au texte coranique est souvent le fait d’interprétations inappropriées, l’islamologie le majore. Présentement, elle conclut à peu de frais intellectuels que cette position en fin de sourate, situation sans rapport apparent avec ce qui précède, est la preuve indiscutable d’une interpolation tardive destinée à préciser le statut juridique de la kalâla. Or, cette particularité est une preuve du contraire, c’est-à-dire de l’absence de versets interpolés au sein du Coran. En effet, et sensément, si l’on s’inscrit dans une histoire plus ou moins courte de formation d’un texte canonisé ou en voie de l’être, toute intervention postérieure ne peut être pertinemment entreprise qu’afin d’améliorer le texte initial. Ainsi, quelle logique y aurait-il eu à insérer le v176 en fin de sourate alors qu’il était tout simplement évident de l’interpoler entre le v12 et le v13 au début de S4 puisque ce passage traite de l’héritage et est le seul de tout le Coran à aborder ce thème. L’islamologie peut supputer que des versets auraient été ajoutés au fil du temps, mais elle ne peut décemment admettre que ces auteurs-là auraient été des imbéciles…
Aussi, est-il cohérent de supposer que l’introduction de ce verset à cet endroit précis, lequel est effectivement sans lien avec ce qui précède et semble même s’ajouter à la suite de la conclusion de ladite sourate, vs173-175, témoigne non pas d’une volonté très maladroite de compléter le texte, mais indique que ce verset relève d’une communication faisant suite à une question posée quant à la mécompréhension[4] au v12 du propos coranique quant au cas de kalâla qui y figure. En attestent d’ailleurs les premiers termes de notre v176 : « Ils demandent ton avis, réponds : « Dieu vous instruit au sujet de la kalâla…» De même, le fait que la rime finale soit différente de celle employée tout au long de ladite sourate indique qu’il s’agit de la révélation d’un verset ayant eu lieu après que la révélation de S4 fût achevée. La situation de ce verset en fin de sourate traduit donc simplement l’intervalle de temps écoulé entre la première édiction, v11-14, et la demande d’information complémentaire. Ainsi, l’exemple de la position non conventionnelle de ce verset indique-t-il qu’il n’y a pas eu de tentative de modification ou d’interpolation au sein du Coran. Par ailleurs, nous trouvons là confirmation de la nature orale de la transmission du Coran dont la large diffusion n’a pas rendu possible des ajouts ou des retraits. Pareillement, nous avons signalé que la conservation-transmission du Coran a été fidèle du fait de l’inexistence historique d’une caste de scribes,[5] situation ayant de facto rendu très difficile des modifications du texte coranique.
Dr al Ajamî
[1] S4.V176 :
يَسْتَفْتُونَكَ قُلِ اللَّهُ يُفْتِيكُمْ فِي الْكَلَالَةِ إِنِ امْرُؤٌ هَلَكَ لَيْسَ لَهُ وَلَدٌ وَلَهُ أُخْتٌ فَلَهَا نِصْفُ مَا تَرَكَ وَهُوَ يَرِثُهَا إِنْ لَمْ يَكُنْ لَهَا وَلَدٌ فَإِنْ كَانَتَا اثْنَتَيْنِ فَلَهُمَا الثُّلُثَانِ مِمَّا تَرَكَ وَإِنْ كَانُوا إِخْوَةً رِجَالًا وَنِسَاءً فَلِلذَّكَرِ مِثْلُ حَظِّ الْأُنْثَيَيْنِ يُبَيِّنُ اللَّهُ لَكُمْ أَنْ تَضِلُّوا وَاللَّهُ بِكُلِّ شَيْءٍ عَلِيمٌ
[2] Selon notre analyse, les traductions classiques procèdent comme si le verbe awratha était à la voix active : yûrithu au lieu de la voix passive yûrathu. Or, cette volonté exégétique s’est imposée au Coran sous la forme d’une variante de récitation validant la prononciation yûrithu, il s’agit donc là d’une variante intentionnelle que nous qualifions d’exégétique, sur ce point voir : Variantes de récitation ou qirâ’ât.
[3] Sur ce point, voir : L’héritage des femmes selon le Coran, paragraphe : 3- Généralisation d’un cas particulier.
[4] Cf. L’héritage des femmes selon le Coran et en Islam.
[5] Sur ce point, voir : L’Interprétation et la conservation du corpus coranique.