S4.V163-164 : « En vérité, Nous t’avons inspiré comme Nous inspirâmes Noé et les prophètes après lui. Nous avons aussi inspiré Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob, les Tribus, Jésus, Job, Jonas, Aaron, Salomon et Nous avons donné à David des psaumes.[163] Il y a des messagers dont Nous t’avons conté le récit précédemment et des messagers dont Nous ne t’avons pas fait le récit, et Dieu communiqua avec Moïse intelligiblement. »
La question posée par ce verset n’est pas tant celle de l’inspiration/waḥî en regard de la notion de révélation/nuzûl,[1] mais celle soulevée par le dernier segment : « Dieu communiqua avec Moïse intelligiblement », énoncé que les commentaires et traductions rendent par « Dieu parla vraiment à Moïse » ; « Il lui parla de vive voix » ; « Il lui a parlé directement » ; « Dieu a réellement parlé à Moïse ». L’idée commune à ces variantes est que Dieu a parlé à Moïse comme Zayd parle à Umar. Cette compréhension standard évoque une image selon laquelle Dieu parle directement à Moïse comme cela se fait entre deux êtres humains. Classiquement, une telle conception renvoie à l’épisode dit du Buisson ardent, S27.V8, et à celui relatif à la rencontre entre Moïse et Dieu sur le Mont, S7.V143, rencontres elles aussi perçues généralement selon des modalités anthropomorphiques. Or, il est dit par ailleurs que « Dieu ne “parle”/kallama à un homme que par inspiration/waḥî ou de derrière un voile ou en dépêchant un messager qui révèle ce qu’Il veut… »[2] Quoi qu’il en soit de cette traduction, ce verset définit clairement les trois seules modalités selon lesquelles Dieu « “parle”/kallama à un homme », à savoir : l’inspiration/waḥî, la révélation/nuzûl, de derrière un voile/ḥijâb. D’évidence, aucune de ces trois situations ne correspond à celle par laquelle les hommes se parlent « de vive voix ». Ceci nous permet de déduire que pour le Coran le verbe kallama signifie communiquer, puisque ce verbe ne préjuge pas des moyens de communication mis en œuvre, d’où notre : « Dieu communiqua avec Moïse ». Par ailleurs, la locution kallama taklîman, littéralement “il parla en parole”, marque en arabe un emploi intensif que nous avons rendu par « intelligiblement ».[3] En effet, puisque la modalité correspondante ne peut être ici que celle dite « de derrière un voile » il était nécessaire de préciser que ce mode de communication “voilé” avait été intelligible pour Moïse, ce qui signifie que Moïse a entendu une voix tenant langage humain et non la “Voix de Dieu”, concept qui du reste ne fait sens que par analogie anthropomorphique et dont nous ne connaissons pas la réalité ontologique divine. De plus, cela n’implique pas de façon formelle que ce fut une voix telle que nous la concevons et notre « intelligiblement » exprime seulement le fait que Moïse a entendu Dieu et a parfaitement compris Ses paroles, sans précisions de forme et de nature physique de cette communication dite de toute manière “voilée” : min warâ’i ḥijâbin/de derrière un voile.
Bien évidemment l’interposition du voile est elle-même une expression métaphorique, le voile symbolisant la limite ontologique entre le Créateur et Sa créature. L’homme ne peut accéder directement à la connaissance divine, vision, audition, et aucun autre moyen de perception physique ne le lui permet. La réalité intrinsèque de Dieu, son absoluité, est inaccessible aux êtres biologiques. Il est transcendant et immatériel et le fait que la « Parole » soit adressée à travers un voile, explicite que cette « Parole », manifestation de Dieu à l’Homme, ne peut être de même nature que la nôtre. On conçoit, a contrario, qu’il n’y ait rien de commun entre le domaine ontologique de Dieu et celui de l’Homme, constatation énoncée, à priori, par Dieu lui-même : « rien ne Lui est semblable ».[4] Une identité de nature entre « Sa Parole » et « notre parole » impliquerait qu’elle soit une suite de sons articulés constituant système. Or, à moins de sombrer dans le plus inconvenant des anthropomorphismes, l’on ne peut concevoir d’organes de phonation divins. Conséquemment, la « Parole de Dieu » n’est parole que par rapport synonymique ou plus exactement métonymique. Le voile, comme tous les voiles que Dieu a interposés entre Sa réalité et celle des hommes, est donc obstacle mais aussi instrument permettant une communication, sous cet aspect tout « voile » est un isthme. Le voile de derrière lequel Il s’exprime, faut-il encore le préciser, n’a pas rôle à dissimuler Dieu lorsqu’Il « parle », tout comme une voix peut être entendue de derrière un obstacle sans que l’on puisse voir celui qui parle. La “Voix de Dieu” est manifestation de Dieu sans que Lui ne se manifeste et le « voile » est donc spécifiquement l’instrument permettant de produire une parole audible et compréhensible à l’homme. Sans lui l’expression de Dieu serait aussi foudroyante que ne l’est la vision de Son essence. Autrement compris et formulé, notre réalité ne peut « coexister » avec la réalité divine, al–Ḥaq, en la pleine acceptation du sens de cet attribut majeur. Il convient donc de dire non que « Dieu parle » mais qu’Il communique, cette tournure ne précisant ni la nature ni la forme que revêt cette communication. La « Parole/Voix » de Dieu est conséquemment sans modalité, elle n’est donc pas prononcée selon notre conception de tout langage, mais elle peut être entendue.
Dr al Ajamî
[1] Sur la différence terminologique entre inspiration/waḥî et révélation/nuzûl et ses conséquences, voir : Muhammad Sceau des prophètes.
[2] S42.V51 : « وَمَا كَانَ لِبَشَرٍ أَنْ يُكَلِّمَهُ اللَّهُ إِلَّا وَحْيًا أَوْ مِنْ وَرَاءِ حِجَابٍ أَوْ يُرْسِلَ رَسُولًا فَيُوحِيَ بِإِذْنِهِ مَا يَشَاءُ إِنَّهُ عَلِيٌّ حَكِيمٌ »
[3] Est intelligible ce qui peut être distinctement perçu, clair et accessible sans qu’il s’agisse strictement du seul usage de l’ouïe.
[4] S42.V11 : « …لَيْسَ كَمِثْلِهِ شَيْءٌ … »